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mirables; elle demande enfin à vérifier l'ordre légal qui autorise cette nouvelle violation de domicile. On refuse de le montrer. Elle va retrouver son mari et le supplie de tenter encore les voies de la douceur. Dumontet se présente lui-même; il rappelle à son tour ce qui s'est passé au mois de décembre, sa justification éclatante en cette occasion, les arrêts de l'autorité qui le protégent à l'avenir; mais quoi qu'il en soit, pour l'amour de la tranquillité publique, pour n'avoir point à se reprocher les malheurs qui pourront suivre, pour donner une dernière preuve de son obéissance à la loi, il se soumettra, dit-il, pourvu qu'on veuille bien lui montrer l'ordre légal en vertu duquel on agit. Cet ordre n'existait pas, on répond par des clameurs. « C'est donc une déclaration de guerre, s'écrie Guillin indigné, un guet-apens provoqué par des haines particulières et de basses vengeances que vous exercez contre moi?

>>-Oui, répond une voix; car tu es contre nous; tu as manifesté la prétention de conserver tes droits féodaux; tu encourages les nobles du pays à mépriser les lois; ton frère l'avocat a conspiré avec les princes émigrés, et tu n'as pu ignorer ses machinations. Tu es un aristocrate, un ennemi de la France.

>>-Tu en as menti, misérable, dit le vieillard en découvrant sa poitrine, vois ces blessures! C'est en combattant pour la France que je les ai reçues; les ennemis de la France, c'est vous! ou plutôt ceux qui vous émeutent et qui vous envoient égorger ses meilleurs soldats. » La scène se passait à vingt pas de la porte du château ; il y avait là un nommé Rosier, deux fois déserteur de l'armée, capitaine de la garde nationale de Chasselay, qui, à ces derniers mots, saute sur Guillin et le prend à la gorge. Le vieux commandant tire un pistolet, se débarrasse de son adversaire et rentre au château, dont il fait aussitôt fermer la porte.

Alors la foule effrayée pousse le cri: Aux armes ! des émissaires se répandent dans les campagnes voisines; trente paroisses s'ébranlent, trente drapeaux se déploient, et deux mille hommes sous les armes viennent assiéger un vieillard, sa femme et deux enfants. Cependant l'ancien gouverneur rassemble ses gens, les exhorte et s'efforce de les animer de son courage; mais à la vue du nombre des ennemis et des apprêts formidables dont ils sont entourés, quelques-uns de ces hommes faiblissent et demandent la permission de se retirer: le commandant la leur accorde. Cet exemple gagne les autres, ils s'en vont pres

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que tous. Guillin se retourne et s'écrie avec l'emportement du style militaire «Que les lâches qui ont peur s'en aillent! quant à moi, la dernière pierre du château croulera sur ma tête; je me défendrai seul. »

Mais alors un nègre, que le vieux gouverneur avait ramené des Indes, voyant cet abandon et transporté à ces paroles de son maître, se jette à ses pieds en pleurant et jure de combattre à ses côtés jusqu'à la mort. Ce nègre s'appelait Zamor; il était jeune, de grande taille et d'une force prodigieuse.

Cependant Mme Guillin-Dumontet ne désespérait point d'apaiser la fureur populaire : elle descend encore une fois parmi les furieux; elle leur représente qu'il suffit d'une députation choisie et nommée par les chefs, pour visiter le château et dissiper les soupçons on la repousse. Ce n'était pas là le compte de cette populace. Pourtant les municipaux se laissent toucher, ils calment un moment leurs troupes. On choisit dans le tumulte des députés qui pénètrent dans le château, qui le parcourent dans tous les sens, qui cherchent, fouillent et redescendent, affirmant sur l'honneur qu'ils n'ont trouvé qu'un petit nombre d'armes, de simples fusils de chasse, point de canons, point d'arsenaux contre-révolutionnaires, point de magasins. « Qu'importe ! s'écrie la multitude impatientée, c'est un riche, un noble, un aristocrate, un soutien de la féodalité, un complice de son frère et des princes émigrés; il mérite la mort, il faut qu'il meure. » Et ces cris sont suivis d'une décharge qui crible de balles les fenêtres du château. C'en est fait, le combat s'engage; M. Guillin-Dumontet armé d'un tromblon fait feu, et la mitraille ouvre une terrible trouée dans la foule; les paysans étonnés se replient les uns sur les autres, mais leur nombre les rassure et la vue du sang met leur fureur au comble: ils reviennent à la charge et pressent le siége avec des cris horribles. Tout à coup une femme paraît et se précipite au-devant des baïonnettes, portant deux enfants dans ses bras c'est Mme Dumontet

son mari; elle em

qui vient une dernière fois demander la vie de brasse les genoux de ces furieux; sa jeunesse, son courage, ses enfants qu'elle tient embrassés, rien ne les touche. Point de grâce; son mari mourra! on la saisit à demi-morte, on la retire de la mêlée, on l'entraine avec ses enfants pour servir au besoin d'otages. Alors la scène devint affreuse; le tocsin grondait à trois lieues à la ronde, la mousqueterie épouvantait les environs, les paysans accouraient, et

le nombre des assaillants grossissait sans cesse. Tous les villages voisins renforcèrent l'attaque; mais le vieux marin, son fidèle nègre et deux ou trois domestiques, savamment embusqués derrière les lucarnes d'un avant-corps de logis, nourrissaient un feu si vif et si bien dirigé que les assiégeants ne pouvaient reformer leurs rangs. Deux hommes n'étaient occupés qu'à charger leurs armes. Guillin et son négre étaient excellents tireurs, et les cadavres s'entassaient sous leurs coups, et surtout le terrible tromblon balayait des files entières. Les paysans enfin se lassent, poussent des cris de rage et désespèrent d'emporter le château par les armes. Quelques-uns se glissent au pied des murs, ils y amoncellent des fagots, de la paille, des pièces de bois et y mettent le feu. La fumée s'élève à flots épais et les vieilles tours féodales disparaissent glorieusement au milieu de l'incendie. On entendait toujours gronder le tromblon du vieux commandant, et les balles se faisaient jour à travers les flammes; mais la porte principale, malgré ses ferrures et ses bois épais à demi consumée par les flammes, s'écroule avec fracas, les paysans escaladent les débris et se précipitent. Guillin et ses hommes font retraite jusqu'au vestibule où ils s'arrêtent pour lâcher une décharge simultanée qui renverse dans la cour les plus hardis de ceux qui les poursuivent, ils montent au premier étage en rechargeant leurs armes. Cependant les portes vitrées du rez-de-chaussée tombaient l'une après l'autre sous mille coups, la foule se répand dans les escaliers à la suite des assiégés dont le feu rapide, inattendu et toujours meurtrier marque seul les traces. Ce fut un combat héroique d'étage en étage, de chambre en chambre, pied à pied. Guillin Dumontet demeurait seul avec son nègre, car ses domestiques étaient morts en fuyant; enfin, toutes les portes étant forcées derrière eux, ils arrivent en haut des tours sur une étroite plate-forme par une seule issue facile à défendre. « C'est ici que nous mourrons, dit Guillin à son nègre, mais nous n'y mourrons pas seuls. » Les premiers ennemis qui paraissent à cette issue roulent au bas des degrés sur les compagnons qui les suivent. Zamor seconde son maître avec précision, ils ménagent prudemment leurs coups, les morts obstruent cette ouverture qui demeure infranchissable. Tout à coup Zamor pousse un cri de rage; il n'a plus de poudre, les munitions sont épuisées. « Je n'avais d'autre espoir que de mourir en vieux soldat, les armes à la main, lui dit froidement son maître. »> Pour la dernière fois Guillin fait feu de son tromblon, mais une

balle l'atteint au front, il s'appuie contre la plate-forme et voit son nègre tomber derrière lui; quelques gardes nationaux, émerveillés de tant de courage, parviennent alors jusqu'auprès du vieux commandant, ils l'exhortent à se montrer, à se rendre, ils répondent de sa vie; le sang coulait alors sur son visage et l'aveuglait, la foule l'enveloppe, il secoue la tête et dit : « Je suis perdu. » Puis se relevant hardiment, il ramasse ses forces pour ajouter : « Qu'on m'achève donc et qu'on en finisse.» La populace se jette sur lui, ce fut à qui lui porterait les premiers coups: un homme de Couzon lui traverse la tête d'un coup de fourche, un vieux paysan de Chasselay lui abat l'épaule droite du tranchant de sa faux, chacun lui veut plonger son sabre dans la gorge; toutefois il respirait encore, et pour ajouter aux horreurs de son agonie, on lui crie, on lui répète qu'on égorgera comme lui sa femme et ses enfants pour éteindre son infâme race; enfin un jeune homme de Curis, plus humain que les autres, l'achève d'un coup de hache.

Alors commence une scène qui passe en atrocités tout ce qui précède, un de ces tableaux qui, à chaque instant dans les récits de cette époque, forcent l'historien à jeter la plume ou à la tremper dans le sang. Guillin est à peine mort, que ses bourreaux se précipitent, dépècent le cadavre, ils s'en partagent les lambeaux, les uns lavent dans son sang leurs mains noires de poudre, d'autres, chose incroyable! et qui se vit alors souvent, d'autres y trempent leurs lèvres altérées; on arrache les oreilles, les entrailles fumantes de la victime, on s'en décore en guise de trophées et de cocardes, enfin on emporte sur une pique la tête détachée du tronc pour la faire figurer à je ne sais quel indescriptible festin qui se prépare à Chasselay. Ici véritablement le cœur se lève, et malgré l'obligation d'exposer ces effets du déchaînement des peuples, l'écrivain ne saurait se résoudre, dans la crainte de n'être pas cru, à effrayer la postérité de pareils détails, s'ils n'étaient exactement consignés dans la procédure qui fut instruite à Lyon après l'événement. Les paysans, que la gendarmerie arrivée trop tard poursuivait à Chasselay, furent arrêtés à table dévorant le cœur et le bras de la victime qu'ils avaient fait rôtir.

Pendant ces horreurs et tandis que la populace pillait le château en flammes, à la vue des écharpes municipales, Mme Guillin-Dumontet s'échappait assistée de deux habitants de Poleymieux. Elle fut conduite avec ses enfants, dans l'état le plus pitoyable, chez une dame

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