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Cette bataille est une des plus opiniâtres et des plus sanglantes dont les annales militaires présentent le récit. On croit qu'il a été tiré 120,000 coups de canon; que la perte des Russes est au-dessus de 30,000 tués, blessés ou prisonniers. Celle des Français s'élève à 20,000 hommes hors de combat; ils regrettent deux généraux de division, six généraux de brigade. Les généraux de division Compans, Nansouty, Grouchy, Latour-Maubourg, Rapp, Morand, Friant, la Houssaye, sont plus ou moins grièvement blessés. L'armée ennemie a perdu le prince Bagration; elle compte cinquante officiersgénéraux tués ou blessés, et ses rangs éclaircis découvrent toute

l'étendue de son désastre.

Mais le bivouac des vainqueurs est pénible et douloureux. Les subsistances manquent entièrement. Aux tourments de la faim, viennent se joindre les rigueurs d'une nuit pluvieuse et froide, rendue plus fâcheuse par la privation totale de bois. Les Russes se sont éloignés, sans être poursuivis.

Septembre 14. OCCUPATION ET INCENDIE DE MOSKOW.

Kutusow, battu le 7, donne au monde un exemple inouï de forfanterie, en publiant les résultats de sa victoire. Soit que les relations de ce général, si ferme sur le champ du mensonge, abusent l'empereur Alexandre, qui se trouve aux bords de la Néva; ou que de fabuleux récits paraissent nécessaires pour entretenir l'exaltation d'une population dévouée; ou bien que le crédit du parti de Kutusow l'emporte; celui-ci, bien mieux traité que le Varron des Romains, reçoit, avec de pompeux éloges de sa conduite, l'honneur suprême, et si rarement conféré, du titre de feld-maréchal. Pétersbourg, et toutes les villes jetées sur la vaste surface de l'empire, retentissent de chants solemnels pour remercier le Dieu des batailles d'avoir envoyé l'ange exterminateur contre l'armée française.

Les habitants de Moskow croient de même au prodige jusqu'au 14, alors qu'ils voient les étendards russes en fuite, et les drapeaux français se déployer à l'horizon. Leur profonde ignorance entre dans le plan du gouverneur Rasptochin. Cet homme, parvenu, par d'ignobles, de grotesques pasquinades, ou de mystérieux services, dans l'intimité de Paul Ier (comme les bouffons de quelques souverains du moyen âge), a conçu de bonne heure le projet de brûler Moskow. Il sait la joie qu'en ressentiront les courtisans de Pétersbourg; il ne doute pas de la haute faveur qui récompensera son zèle à saisir une si favorable occasion de délivrer le gouvernement autocratique et le sénat dirigeant, toujours porté aux grands coups-d'état, des éternelles

prétentions de ces boyards qui, depuis Pierre Ier, défendent pied à pied l'antiquité de leurs priviléges moskowites. Rasptochin ne fera d'ailleurs qu'étendre et perfectionner les mesures de destruction auxquelles les généraux ont eu recours, dans l'impuissance de battre et même de retarder les Français. La dévastation du territoire, opérée systématiquement par les propres mains des Russes; cet éclatant aveu de la faiblesse de leurs moyens défensifs, de l'impuissance de leurs armes, de l'insuffisante bravoure des troupes, de l'insuffisant génie des généraux; voilà la seule barrière qu'ils opposent à la marche des Français. C'est la dernière ressource de l'impéritie militaire. Les Ottomans, dans leur déclin, ont donné le premier exemple de ravager une large ceinture de cette masse de territoire dans lequel ils consentent à réduire leur empire, afin de mettre un désert entre eux et des ennemis acharnés à leur ruine. Ils font de même, ces Moskowites, battus sans relâche depuis le Niémen, et qui se rappellent sans doute qu'ils ont une commune origine avec les destructeurs d'un si grand nombre de monuments romains. Mais les Scythes d'autrefois, qui s'élançaient en troupes de bêtes féroces, ravagèrent moins cruellement les villes où leur domination s'était fixée. Le pas que les Scythes ont fait dans la civilisation semble avoir irrité leur brutalité naturelle. Défaits, ils se retirent armés de torches. On ne

peut voir ici la que rage imbécille d'une nuée de barbares; il est impossible d'y reconnaître un plan de défense, une combinaison militaire. Ni le connétable de Montmorency, détruisant (en 1536) les faibles ressources que la Provence pouvait offrir à l'armée de CharlesQuint; ni Wellington, faisant enlever ou anéantir (V. 4 mars 1811) tous les approvisionnements du Beira et de l'Estramadure, en se repliant sur Lisbonne; ni l'un ni l'autre de ces capitaines n'avaient réduit en cendres les villes dont ils ne pouvaient éloigner l'ennemi. De même que l'embrasement du Palatinat décida le triomphe de Louvois; de même le complot que trament Kutusow et Rasptochin, de livrer aux flammes l'ancienne capitale des czars, assurera leur influence. Que leur importe, alors, que cet incendie entraîne de plus grands désastres que n'en causerait le séjour de l'armée ennemie ? Les Russes ne sont-ils pas des esclaves dont l'existence dépend du bon plaisir de leurs maîtres? et ce bétail, à visage d'homme, n'est-il pas destiné à la dispersion ou à la mort, suivant l'intérêt ou le caprice de ses conducteurs?

Napoléon aurait donc pu s'apercevoir, depuis Smolensk, qu'il avait affaire à ces mêmes guerriers, auteurs des massacres d'Ismail

et de Praga, atrocités qui n'ont jamais été surpassées dans l'histoire du monde (V. 22 décembre 1790, 4 novembre 1794, 2o art. ). Il lui suffisait de voir avec quelle promptitude et quelles précautions avaient été brûlées les villes de Smolensk, Dorigobni, Wiazma, Ghiat, Mojaïsk, pour supposer le sort réservé à Moskow.

« Dans tout autre pays de l'Europe ( dit l'auteur de la Campagne « de 1812), une détermination semblable eût été proclamée haute« ment, et un appel solemnel au peuple l'eût invité à embrasser une « mesure extrême, qui devait avoir son salut et son indépendance « pour résultat. Mais..... le peuple, en Russie, n'a

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« rien à perdre, qu'une vie flétrie par l'esclavage le plus avilissant ; « le toit même qui le couvre ne peut brûler qu'aux dépends de son « maître. Il n'était donc pas nécessaire de le prémunir contre un danger qui ne lui portait point de dommage. Les étrangers, qui << sont les seuls êtres qui jouissent d'une liberté précaire, se seraient « alarmés d'une ruine certaine sans dédommagement quelconque. Il valait donc mieux les sacrifier; d'autant plus que les Russes, se croyant déja assez avancés dans les arts et dans les sciences, n'y • voient que des rivaux dangereux. C'est sur ces bases qu'on agit, a et tout se trame dans le silence. » On pourrait, d'après cela, faire un parallèle entre Rasptochin, scythe extravagant et féroce, incendiant Moskow, et Christophe, nègre d'Afrique, incendiant le Cap (V. 4 février 1802).

Les pompes et les instruments en usage, en cas d'incendies, ont été enlevés et transportés hors de la ville; des fusées incendiaires sont distribuées aux agents de police chargés de les remettre aux malfaiteurs, dont on videra les prisons, et qui devront allumer le feu dans mille endroits. Dès que la plus grande partie de cette population, surprise au sein de la sécurité dans laquelle on l'a soigneusement endormie, se sera jetée, comme en sursaut, dans les bois voisins, à défaut d'autre asyle, et que les ténèbres descendront, les émissaires infernaux de Rasptochin procéderont à l'exécution de ses ordres. Les matières inflammables déposées dans un grand nombre de maisons désertes, les embrasent à-la-fois. Le feu a été mis aux établissements publics, et même aux hôpitaux. — Le ravage des flammes ne cesse que dans la soirée du 20, lorsque les neuf dixièmes de la ville sont en cendres. De 4,000 maisons en pierre, il n'en reste que 200; de 8,000 en bois, que 500. Plus de 20,000 malades ou blessés périssent consumés.

L'avantage que la Russie pouvait attendre de la destruction de sa

capitale, celui-même qu'elle en a retiré par suite du séjour si prolongé des Français ( séjour auquel on ne devait pas s'attendre), équivalent ils encore à l'énormité du sacrifice? La réponse sera tracée, pendant un siècle encore, sur les ruines de Moskow. Ce résultat, funeste pour la Russie, n'aurait pas eu lieu, si, par une ambition dépravée, elle n'avait fait alliance avec le dominateur de la France, l'oppresseur de l'Europe civilisée. Le gouvernement russe méritait, comme le gouvernement espagnol, de recueillir les fruits amers réservés à ceux qui s'unissent au méchant, et favorisent l'iniquité. Malheur aux simples qui encensent un génie malfaisant! Septembre 18. L'armée russe dite du Danube, qui a quitté la Moldavie, après le rétablissement de la paix avec la Porte - Ottomane (V. 28 mai), se réunit à Lutsk (en Wolhynie, sur le Styr) avec l'armée de réserve. La première est sous les ordres de l'amiral Tchitchagow; la seconde, commandée par le général Tormasow, vient d'être battue et fortement endommagée par le prince Schwartzemberg, conduisant l'armée austro-saxonne.

26. Débarquement à Riga d'un corps de troupes russes venues de la Finlande.

Octobre 11. L'armée russe, sortie de la Moldavie (V. 18 septembre), ayant rejeté le général autrichien en Gallicie, gagne Brzesc sur le Bug. Cette armée, forte d'environ 36,000 hommes, menace ainsi les communications de l'armée française avec Warsovie.

17 19. Combat de Polotsk.-Le Russe Wittgenstein, renforcé par les corps venus de la Finlande ( . 26 septembre), se flatte de pouvoir, au moyen de sa grande supériorité numérique, entamer le corps d'armée du maréchal Gouvion Saint-Cyr, et empêcher sa retraite par la Düna. Wittgenstein est lui-même fortement endommagé et repoussé dans toutes ses attaques. Le maréchal est grièvement blessé; il fait un grand éloge des généraux Maison, Legrand, de l'adjudant-commandant d'Albignac.

20. Wellington, chef de l'armée anglaise en Espagne, lève, après 35 jours, le siége de Burgos, grande place, n'ayant pour fortifications que des ouvrages irréguliers, construits à la hâte, mais aussi bravement qu'habilement défendus par le général Dubreton, qui, n'ayant que 1500 hommes, a soutenu cinq assauts.

Kutusow

21. Combat de Winskowo ( 20 1. O. de Moskow ). voulant empêcher la jonction du corps du maréchal Victor, parti de Smolensk, attaque le roi de Naples (Murat), qui couvre Moskow avec l'avant-garde de la grande armée. Murat est complètement battu.

Octobre 23. Conspiration à Paris, dite conspiration Mallet. Trois ex-généraux obscurs, mus par des mécontentements personnels, ou par on ne sait quels motifs, essaient de renverser l'immense puissance de Napoléon, au moyen d'un coup-de-main sur les principaux agents de sa police, police qui dispose de l'intérieur de la France. Car il n'a pas seulement fondé son trône sur le prestige de sa gloire militaire, sur les fastueuses illusions de ses vastes desseins, comme sur les bienfaits accidentels et la régularité de son administration, ou encore sur ses prodigalités systématiques: il juge que la sécurité de son trône repose bien mieux sur cette inquisition domestique, introduite dans le systême du gouvernement de Louis XIV, et si désastreusement perfectionnée au comité de sûreté générale, par les Cambacérès et les Merlin dit de Douai. Consul, à la faveur du 19 brumaire (10 novembre 1799), Bonaparte trouve au ministère de la police, l'ex-conventionnel Fouché dit de Nantes, fameux d'abord par un républicanisme atroce (V. 12 octobre 1793); mais, après le gouvernement révolutionnaire, la plupart des jacobins ayant adopté d'autres règles de conduite révolutionnaire, ce ne sera plus, à l'époque du consulat, Fouché, sociétaire du comédien Collot d'Herbois, mitraillant des masses, et se mettant en défiance des larmes du repentir; ce sera Fouché, artisan de conspirations, protégeant tous les vices bas, étouffant tous les sentiments généreux. Par ses inspirations, la police, puissance occulte, dont la force réside dans l'idée qu'elle sait donner de sa force, devient le grand ressort de l'état. Néanmoins l'empereur, impatient de toutes les renommées antérieures à la sienne, qui ne veut déja de mérites et de talents que ceux auxquels il donna l'essor, ou qu'il circonscrit dans une sphère étroite, s'importune enfin de la transcendance de son ministre Fouché. Ayant fait, en toutes choses, un continuel usage de petits artifices ou de stratagêmes habilement déguisés, il prétend connaître mieux que qui que ce soit, le systême de police approprié au despotisme. Il veut diriger, lui-même, cette branche d'administration qui tient à sa sûreté personnelle, au repos de ses nuits. Désormais, il ne déposera sa confiance que dans les mains de ses plus dociles élèves, des plus fermes exécuteurs de ses volontés. Le général de gendarmerie Savary est déclaré ministre, et le juge Pasquier, préfet de la police impériale perfectionnée. Ils remplissent avec vigilance, zèle et dextérité, leurs fonctions de visir et de pacha du sultan français; lorsque, le 23 octobre, ils sont, à leur tour, inopinément jetés, par les généraux conspirateurs, dans ces prisons où

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