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tellectuelles sur des matières purement religieuses et théologiques, n'aurait pas fait naître autant de querelles et de disputes, que nous avons reconnu dans l'histoire religieuse de ce pays, être la cause des maux politiques qui affligèrent ce royaume, et de la décadence intellectuelle qui s'y manifesta plus tard.

Le caractère de l'esprit arménien ainsi défini, nous dessinerons à larges traits le tableau de sa littérature, dont l'histoire présente surtout trois époques plus remarquables, séparées les unes des autres par un intervalle à peu près égal. Ces époques furent le cinquième, le douzième et le dix-huitième siècles.

Les premiers essais littéraires du peuple arménien, semblables à ceux de tous les autres peuples enfants, furent de simples hymnes ou des chants lyriques en l'honneur des héros. Longtemps ils se sont conservés dans la mémoire du peuple, et surtout des montagnards, toujours plus fidèles à garder les traditions, comme si les masses imposantes et immobiles de la nature qui les environnent les habituaient eux-mêmes à ne rien changer dans leurs mœurs, leurs croyances et leurs souvenirs. Ces poëmes primitifs étaient plutôt le jet brut et spontané de la nature, que l'œuvre de l'art. La culture intellectuelle du peuple était nulle comine sa civilisation. Les lumières de la science grecque s'étaient arrêtées à ses frontieres, et il fallait nécessairement les franchir pour prendre quelque teinture des lettres. Aussi, de tous les points de cette partie de l'Asie, les jeunes gens affluaient aux écoles de Césarée, de Constantinople, d'Alexandrie et d'Athènes.

Saint Grégoire, emporté miraculeusement loin de son pays, comme nous l'avons raconté, était resté à Césarée; et là, il avait puisé les principes de la science en même temps que ceux de la foi. Se regardant comme suscité de Dieu pour annoncer à l'Arménie la parole de l'Évangile, il était venu la convertir. Son éloquence bouleversa la face de ce royaume, et l'ignorance du

paganisme disparut avec ses supersti tions. Les écoles qu'il fonda devinrent un foyer radieux de toutes les connaissances humaines. Agathange écrit la vie du saint Illuminateur, et celle du roi Tiridate, dont il est le secrétaire. Zénobe, disciple de saint Grégoire, raconte ses missions apostoliques au pays de Daron.

Mais la langue arménienne était encore si rude et si peu façonnée aux lois du style, que les écrivains employaient de préférence les langues syriaque ou grecque. Les caractères propres à la transcription étaient syriaques. Il fallait que saint Mesrob inventât le nouvel alphabet qui sert encore présentement aux Arméniens, et qu'il emprunta partiellement à quelque alphabet d'un idiome inconnu ou perdu de l'Asie Supérieure.

Nous jetterons ici en passant quelques observations sur la nature et le caractère de la langue arménienne. Certains auteurs, préoccupés d'une vanité nationale trop ridicule, ont prétendu que la langue parlée par Noé, à sa descente de l'arche, était la langue arménienne. C'était dire en même temps que leur idiome était l'idiome primitif, puisque le patriarche devait avoir traditionnellement conservé la langue de ses premiers pères. Adam, dans le paradis terrestre, aurait donc parlé arménien? Il est inutile de s'arrêter ici à démontrer combien cette prétention est peu soutenable. D'abord il est philosophiquement impossible de constater aujourd'hui quelle était la langue du premier homme, surtout lorsqu'on s'appuie, comme nous, sur la tradition qui suppose l'homme, père du genre humain non déchu, élevé à un si haut degré d'intelligence, et tellement supérieur dans sa connaissance de Dieu et de l'univers, qu'il n'aurait pu, après sa chute, balbutier la langue qu'il parlait précédemment. Mais, sans entrer dans cet ordre de considération, que le lecteur pourrait avec raison considérer comme mystique ou supernaturaliste, ainsi que disent les Allemands, nous nous contenterons de dire que, d'après nos re

cherches propres, nous sommes arrivés à reconnaître :

Premièrement, que la grammaire arménienne repose sur les mêmes bases que la grammaire grecque, et a des rapports frappants surtout avec la grammaire sanskrite, où le tableau des déclinaisons, conçues comme celles de l'arménien, nous présente la coïncidence remarquable du cas instrumental, et où nous trouvons encore le même système numérique des noms de nombre, dont plusieurs sont identiques pour le son et pour l'écriture.

Secondement, que l'arménien procède comme le sanskrit et le grec dans la composition des mots, mettant toujours le nom de dépendance devant celui de qui il dépend, et donnant seulement au dernier la désinence grammaticale.

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Troisièmement, enfin, et cette troisième observation est un fait matériel constaté par les nombreux travaux de la science moderne, que chacun peut vérifier, que, dans l'arménien, trouve un certain nombre de mots communs au sanskrit, au persan et au grec, qui ne sont point des mots empruntés postérieurement, parce qu'ils expriment des objets de première nécessité, en ce qui tient à la vie religieuse ou sociale du peuple. L'on peut ajouter encore que l'ordre et la construction de la phrase arménienne ressemblent parfaitement à la marche de la proposition grecque, qu'elle peut imiter dans ses tours et même ses irrégularités avec une fidélité si heureuse, que les traductions arméniennes sont un calque exact des originaux grecs, et nulle autre langue ne possède à un plus haut degré cet avantage.

Nous ne prétendons pas dire, pour cela, que l'arménien soit une langue moins ancienne qu'aucune de celles de la famille indo-germanique, à laquelle nous le rattachons, ni qu'il ait été formé comme un patois avec les débris de l'une d'elles ou de toutes ensemble. Non l'arménien est une langue propre, comme le sanskrit, le persan et

le grec. Seulement nous croyons qu'il ne forme pas, parmi les idiomes de l'Orient, une classe à part, et que la race du peuple qui le parle doit être toujours soigneusement distinguée de la race sémitique, avec laquelle elle n'a aucun rapport de langage. La communauté d'origine d'une langue avec une autre ne détruit en rien son mérite et sa perfection_relatives. Personne ne doute que le latin ne soit frère du grec; et cependant a-t-on moins d'admiration pour la langue du peuple romain?

Que si nous apprécions à présent le mérite intrinsèque de la langue arménienne, nous reconnaîtrons, avec les savants Villefroi et Saint-Martin, qu'elle a tous les avantages d'une langue portée à un haut degré de développement par une culture intellectuelle variée et ancienne. Sans avoir la douceur du grec, à cause de ses aspirées et de ses sifflantes dont elle est plus prodigue, elle n'est pourtant pas dure à l'oreille dans la bouche d'un Arménien.

On demande ordinairement si telle langue est plus riche que telle autre, et peut-être à tort; car ce qui fait proprement la richesse d'une langue est le génie de l'homme qui l'emploie; et, sous ce rapport, toutes les langues sont également riches, c'est-à-dire, susceptibles d'exprimer toutes les pensées de la raison et les sentiments du cœur. Que si l'on entend par richesse le matériel des mots, nous dirons qu'en ce sens, l'arménien est inférieur au chinois et à l'arabe. Cependant, comme la comparaison de son dictionnaire avec un lexique grec prouve qu'il a pour chaque mot un synonyme correspondant qui le traduit avec exactitude, on ne peut l'accuser d'indigence, ou, du moins, cette pauvreté est bien supportable.

L'alphabet arménien se compose de trente-huit lettres. Les trente-six premiers caractères furent formés au quatrième siècle; les deux derniers ne furent ajoutés aux autres que vers le douzième siècle.

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telles que l'hébreu et l'arabe, et manquant totalement aux nôtres, mais elle possède encore certaines lettres particulières dont l'accent et l'intonation sifflante, en offrant entre elles quelque analogie, sont néanmoins aisément distingués par une oreille habile, et ne font qu'embarrasser l'étranger qui écoute ou qui parle. D'un autre côté, cette riche variété de tons et d'accents semble avoir assoupli d'une manière exceptionnelle les organes de la voix chez ce peuple, et lui donne une aptitude et une prédisposition étonnante à parler les autres idiomes, surtout ceux de l'Europe. Cet avantage est même plus marqué chez les Arméniens que chez les peuples européens de race slave, et plusieurs fois nous avons admiré quelques-uns des savants religieux du couvent arménien de Venise parlant avec une égale facilité le français, l'italien, l'anglais, l'allemand et le russe. Aussi, dans la diplomatie de Constantinople et dans plusieurs échelles du Levant, les Arméniens font-ils d'excellents interprètes ou drogmans. La grammaire est simple, et nous ne pouvions mieux la comparer, quant à sa marche et à ses procédés, qu'au grec, langue qui lui est la plus analogue, entre celles que connaît probablement la majorité de nos lecteurs. Elle a, comme la langue d'Homère et de Platon, le mérite incontestable d'avoir des thèmes ou radicaux servant de fond et de support à tous les autres mots qui en sortent, soit en les combinant entre eux suivant certaines lois régulières d'apposition ou de composition, soit en les allongeant par diverses terminaisons, dont le caractère nettement déterminé les classe aussitôt dans la catégorie des substantifs, des qualificatifs ou des verbes.

Le verbe, premier mot essentiel de toute langue, puisque c'est lui qui sert à exprimer l'existence du sujet et sa relation à l'attribut, présente ici le caractère général des langues indo-européennes, et, pour la terminaison radicale de l'infinitif, il offre le singulier rapprochement d'avoir comme le mantchou quatre désinences spéciales. Ses

temps sont plus variés que dans les langues sémitiques; il a un présent, un imparfait, deux impératifs, des subjonctifs et plusieurs participes. L'évolution du thème dans la conjugaison est logique et régulière, puisqu'on retrouve dans la désinence des différents modes les temps correspondants du verbe substantif, qui, en s'unissant au radical, lui communique ainsi réellement la substance ou l'être.

Le nom ou substantif, dont les premiers éléments radicaux se confondent souvent avec ceux du verbe, reçoit différentes désinences, lesquelles forment les cas des déclinaisons. Ces cas sont d'abord ceux du grec et du latin, puis nous en retrouvons quatre autres, deux particuliers au sanskrit, l'instrumental et le locatif, et deux autres propres seulement à l'arménien, le circonférentiel ou cas exprimant l'action de tourner autour d'une chose, de l'embrasser dans le double sens intellectuel et physique, et le narratif, qui exprime la qualité de l'être ou de la chose sur laquelle on discourt. Les grammairiens sont divisés sur le nombre des déclinaisons; cependant on en admet généralement neuf régulières et plusieurs autres irrégulières.

L'adjectif, facile à distinguer par ses terminaisons propres, n'occupe pas, comme dans d'autres langues de l'Asie, une place fixe dans la proposition. Ainsi il peut précéder ou suivre le substantif auquel il se rapporte, il peut concorder ou non avec lui en cas et en nombre.

La syntaxe, en principe fort simple, devient confuse et compliquée dans l'application, par la faculté que l'écrivain a de s'écarter de certaines règles fondamentales. Le verbe n'est point rejeté régulièrement, comme chez les Grecs et les Latins, à la fin de la phrase, et cependant la période offre les mêmes analogies dans son dévelop pement majestueux et cadencé. Ce qui nous explique ce rapport de ressemblance, c'est l'éducation littéraire que l'Arménie reçut de la Grèce. Lorsque son peuple secoua, au grand jour du christianisme, les langes de sa ténébreuse ignorance, tous ceux qui étaient

sollicités par le désir de connaître et d'apprendre allaient puiser la science aux écoles d'Athènes et de Constantinople. Les premiers écrivains s'étaient donc formés sur les beaux modèles de l'antiquité, et ils cherchèrent à mouler leur langue sur ce type.

En second lieu, par l'effet d'un attrait particulier, l'esprit arménien se livra avec prédilection à l'étude du style, en cultivant soigneusement la grammaire, dont la connaissance fut élevée au rang d'une science véritable. Cette étude ne se bornait point chez ce peuple, comme parmi les Grecs, surtout à l'époque de la décadence du bon goût littéraire, à des spéculations puériles et infructueuses sur le choix, la disposition ou l'étymologie des mots. On ne se proposait pas seulement de parvenir à rendre sa pensée avec élégance et en observant toutes les lois du code de la grammaire, on étendait ses vues plus loin, dans la persuasion où l'on était que le style, sans la raison philosophique qui l'informe, pour ainsi dire, n'était qu'un corps dénué d'âme. La logique et la haute métaphysique, qui doivent présider à l'ensemble de ses lois, se liaient donc conséquemment à l'étude de la grammaire, et voici pourquoi dans ces temps le titre de kerthogh, ou de grammairien, était la qualification la plus recherchée, comme la plus honorable. Ainsi Moïse de. Khoren est décoré de ce nom, qui implique encore la signification de poëte. Il nous a légué sur cette science un traité qui nous prouve jusqu'à quel haut degré de perfection elle avait été portée.

La langue littéraire a été fixée en Arménie, comme les langues allemande et anglaise, dans les temps modernes, par la traduction des livres saints. Ce fait ne doit pas nous surprendre: quelles œuvres en effet seraient plus capables de façonner un idiome naissant à toutes les formes de la pensée, et de le doter richement d'expressions simples et sublimes, que ce livre, que celui qui n'y voit pas un reflet de l'inspiration divine, juge néanmoins le plus parfait des productions de l'intelligence

humaine? Dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament on retrouve tous les tons et toutes les nuances de style, la pastorale, le genre descriptif, l'élégie, la dissertation philosophique et le dithyrambe. Une traduction correcte et fidèle conservera l'empreinte de ces formes, surtout si la langue, jeune encore, peut se prêter à la naïveté du style primitif, et l'on peut même ajouter que la condition d'être jeune est indispensable pour la langue. Ainsi voilà pourquoi nous autres nous n'aurons jamais une traduction vraiment nationale des livres saints; c'était à Amyot ou à Montaigne de la faire.

Les traducteurs arméniens étaient les hommes les plus capables du temps, et les plus célèbres par leur sagesse et leur sainteté; ils ont élevé un monument durable, et qui serait à lui seul une raison suffisante d'étudier la langue arménienne, vu l'utilité que peut offrir dans la science de l'exégèse une version qui remonte au quatrième siècle de notre ère. Ils n'ont pas traduit sur le texte hébreu, mais sur les Septante; cependant, comme la langue de la Syrie était fort répandue chez les Arméniens, qui s'en servaient dans la liturgie, on a dû consulter les versions syriaques, comme le prouve aisément une comparaison un peu sérieuse des textes. L'Eglise d'Arménie a adopté cette version dans sa liturgie, et les écrivains des âges postérieurs empruntent à chaque instant des expressions et des passages qu'ils intercalent dans leurs compositions, sans avertir le lec teur que c'est une citation biblique. c'est à lui de la reconnaître, comme lorsqu'il lit les rabbins. Les auteurs musulmans agissent de même à l'égard de l'alcoran.

Dès que le premier élan intellectuel fut communiqué aux esprits, il s'opéra un grand mouvement littéraire, et l'ère des écrivains supérieurs commença. A leur tête, nous remarquons Moïse de Khoren (*), le plus ancien, le plus érudit, le plus concis, comme

(*) Édit. in-4o, à Londres, par les frères Whiston, 1736. Id. in-18, à Venise, 1827.

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