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par l'histoire. A cette puissance plus que gigantesque se joint encore celle de l'unité d'action produite par un gouvernement despotique qui commande à plus d'un quart de la population du monde connu, et qui exerce une puissance morale sur la moitié du reste. Depuis le rétablissement de l'équilibre en Europe, une foule de peuples qui lui sont inconnus, ceux qui habitent sur la surface immense entre les glaces qui séparent le nord de l'Amérique de la Russie et une ligne tirée depuis l'embouchure de la Vistule par celle du Borysthène à celle du Volga, plus une étendue de pays égale à la surface de la France, et située à l'ouest de ces fleuves, et une autre plus inconnue encore, aux bords de la mer Caspienne; tous ces peuples, dis-je, sont vassaux immédiats du même gouvernement, qui ne reconnaît de loi que sa volonté, qui peut lever des armées, faire la guerre ou la paix selon son bon plaisir, sans qu'aucune institution intérieure puisse mettre des bornes à son pouvoir. Il peut donc exister dans cette immense monarchie des armées égales à celles du reste de l'Europe sans que celle-ci en ait connaissance, parce que les relations avec ce pays n'existent que sur un point tandis que celles de la Russie avec l'Europe ont des ramifications innombrables. Ces armées peuvent être transportées en Asie ou au centre de l'Europe, avant qu'on sache à Paris, à Londres ou à Vienne de quoi il s'agit.

Telle est cependant la position dans laquelle on s'est jeté en se livrant exclusivement à l'esprit de vengeance et en lui sacrifiant tout.

On donne pour excuse que le souverain actuel de la Russie est ami de la paix, et qu'il tiendra à son ouvrage; cependant c'est ce même souverain qui a excité, allumé la guerre de 1805, qui a amené toutes les autres. Mais admettons que, mûri par l'âge qui donne de l'expérience et de la philosophie, il soit disposé à maintenir l'harmonie entre les nations dont il s'est rendu l'arbitre: est-il immortel? S'il meurt, quelles me

sures a-t-on prises contre son successeur, s'il est jeune et belliqueux? Comment même prévenir les effets de son ambition dans un pays qui, jusqu'à présent, compte presque autant de révolutions de palais que d'avènemens de souverains au trône ?*

On voit à l'église de la forteresse de Saint-Pétersbourg les tombes sépulcrales des neuf ou dix souverains que la Russie' compte déjà, et il n'y a guère que Catherine II qui ait eu une mort naturelle.

Mais admettons que le souverain actuel de la Russie veuille maintenir la paix, malgré les opérations qui lui sont encore commandées pour la gloire de son règne, et la consolidation d'un système qu'il doit bien penser être déjà l'objet de plusieurs sombres inquiétudes.

Si son successeur, qui n'aura pas la même puissance morale que lui sur la nation, est obligé d'entreprendre de nouvelles excursions, qu'arrivera-t-il au reste du monde, et où est l'alliance à former pour s'opposer à ce torrent?

La Prusse sera obligée de suivre la politique de la Russie, pour ne pas perdre les Etats qu'elle possède depuis Memel, au-delà du Niémen, jusqu'à l'embouchure de la Vistule; elle obligera la Saxe de l'imiter, et une bonne partie des Etats du nord de l'Allemagne suivront la même direction.

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Alors que fera l'Autriche seule avec la Bavière? Pourrat-elle appuyer les Turcs et se défendre elle-même ? Il y a de la déraison à le supposer. Appellera-t-elle la France et l'Espagne à son secours? Elles arriveraient trop tard, et d'ailleurs il leur importe peu qui soit roi de Bohême et de Hongrie; elles auront l'une et l'autre leur bât à porter, on ne leur a laissé que ce droit-là par l'impuissance où on les' a réduites. Si elles se laissaient séduire par des promesses, elles en seraient dupes; elles feront mieux de se réunir pour se présenter au partage des dépouilles du vaincu, que

* Ceci a été écrit en 1816.

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d'aller aux coups: elles ont des pertes à réparer, et rien à compromettre.

Plus on regarde avec sang-froid ce que l'Autriche a laissé faire, moins on peut expliquer une aussi étrange politique.

Si c'est aux conférences de Prague que cette puissance a souscrit à la destruction de la France en même temps qu'à celle de son chef, rien ne peut excuser une pareille erreur, et en supposant que l'empereur d'Autriche lui-même ait laissé rentrer dans son cœur des ressentimens qui paraissaient en être sortis depuis l'union de sa fille avec l'empereur Napoléon, son cabinet ne devait tout au plus que lui laisser faire le sacrifice de ce qui touchait à sa propre dignité, mais jamais celui de ce qui touchait aux intérêts immédiats de la monarchie.

Le monarque, dont les espérances avaient été trompées, pouvait avoir repris son ancienne aigreur; mais un cabinet devait être d'autant plus prudent, que le chef de l'Etat se livrait à une manière d'envisager qui obscurcit le jugement.

Un ministre doit être sans passion, parce qu'il est responsable, et doit toujours pouvoir rendre compte de ce qui a été la règle de sa conduite sans être autorisé à s'excuser par des erreurs.

Si le ministère autrichien a souscrit à Prague à l'anéantissement de la France, il est seul coupable de tout ce qui pourra en être la suite, parce que son refus aurait obligé à adopter d'autres bases, qu'il ne serait pas pardonnable de n'avoir pas présentées lui-même et fait discuter d'avance.

Si ce sont les événemens qui ont suivi l'entrée des alliés à Paris, au mois de mars 1814, qui ont déterminé l'Autriche à l'indifférence dans laquelle elle est restée, son cabinet est encore plus répréhensible, parce que ce qui aurait été une sage prévoyance avant de se livrer à la coalition, devenait un devoir, lorsque la politique russe et anglaise se

développait de manière à faire reconnaître à l'Autriche si elle avait été trompée, et à lui faire apercevoir que l'on dirigeait de nouveau l'animadversion de la France, contre elle, parce qu'il n'est pas permis à son cabinet de douter quelles peuvent en être les conséquences.

CHAPITRE XVII.

Suite du chapitre précédent.-Ce qu'a fait la Russie.-Ce qu'eût dû faire l'Autriche. Différence de la marche des deux cabinets. Qu'ont à dire les Français ?-Résumé de la conduite des souverains vis-à-vis de la France, -Projet de Pitt et d'Alexandre.-Est-ce l'empereur ou la France qu'on voulait abattre?

Si le cabinet de Vienne avait protesté contre la fin de cette campagne, il aurait remis tout en problême. L'Autriche aurait repris sa place de médiatrice des destinées de l'Europe, en s'appuyant de la force qui restait encore à la France, et qu'elle cherchait à joindre à celle d'un protecteur.

L'Autriche pouvait redevenir dans ce moment-là ce qu'elle devait être à Prague, l'arbitre de la France, et qui plus est, celle de l'Italie, dont elle eût mieux fait de protéger l'indépendance sous un ou plusieurs princes de sa maison. Et puisque les souverains de l'Europe avaient successivement souscrit à la ruine de la maison de Bourbon, pour favoriser l'agrandissement des leurs, il n'aurait pas été déraisonnable à l'Autriche, dans cette circonstance, de tenter de ressaisir l'équivalent de la puissance de Charles-Quint, au moins en Europe.

Elle ne risquait rien et ne pouvait qu'améliorer ses affaires, qui ne l'ont pas beaucoup été par le recouvrement d'anciennes provinces. Celles-ci ont été détachées de la métropole

pendant trop d'années pour lui reporter une sincère affection.

L'Autriche, en protégeant l'indépendance administrative de l'Italie, aurait empêché l'agrandissement de ses autres voisins, auxquels elle a laissé faire des acquisitions incom-. parablement plus avantageuses qu'une bonne partie de celles dans lesquelles elle est rentrée; il ne faut, pour s'en convaincre, que comparer ce que la France et l'Italie présentaient de forces avant 1814 à ce que pourraient présenter aujourd'hui cette même France, la Belgique, les pays du Rhin qui ont été donnés à plusieurs princes différens, et enfin la Toscane et le Piémont.

L'ancien royaume d'Italie a à peine augmenté l'armée autrichienne de quatre régimens, et il en faut huit ou dix autrichiens pour imposer à l'esprit de mécontentement du pays.

La Prusse, et surtout la Russie, ont fait des acquisitions qui n'ont pas ces inconvéniens. Cette dernière puissance, en obligeant les autres à se replacer dans leurs anciennes ornières, n'a pas adopté ce principe pour elle-même; elle s'est au contraire tracé une route nouvelle par laquelle nous la verrons encore s'approcher du soleil au milieu des ruines de plus d'une nation, et amener ainsi de nouveaux bouleversemens sur la scène du monde.

Il n'y a que contre la France que l'on prêcherait une nouvelle croisade, si elle voulait tenter seulement de reprendre Landau ou de reconstruire Huningue. Il y a peu d'années qu'un article de journal appelait vingt batailles, et aujourd'hui les cabinets de l'Europe sont indifférens à tout ce qui prépare l'asservissement du monde. On se demande où sont les hommes d'Etat qui ont fait tant de bruit pour abaisser la France, et ce que la tranquillité de l'Europe a gagné à lui substituer une puissance plus dangereuse, contre laquelle il ne reste pas même la ressource des alliances pour s'opposer

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