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D'autres considérations personnelles à M. de Talleyrand l'obligeaient aussi à ne pas perdre un instant pour changer sa position, qu'il avait bien jugée être mauvaise et incompatible avec les principes qui semblaient devoir être la base du gouvernement du roi.

moyens

En quittant Paris, sa résolution était arrêtée; mais il n'était pas fixé sur les dont il convenait de faire usage, ni sur ce qu'on pourrait substituer au gouvernement après sa chute. Comme il prévoyait bien que la majorité de la nation, que l'armée entière seraient plus favorables à la régence qu'au duc d'Orléans, que l'on ne connaissait pas beaucoup plus que la branche aînée, il ne songea qu'à se garantir personnellement de tout ce qu'il y aurait eu de dangers pour lui dans le retour d'un gouvernement qu'il avait lui-même abattu. Aussi à Vienne fit-il son affaire principale de l'enlèvement de l'empereur, qu'il peignait comme pesant sur la France, et y entretenant les espérances des esprits remuans. Sous ce rapport, il avait raison.

On était très occupé de l'empereur, et plus on approfondissait les détails de tout ce qui avait amené sa chute, plus on lui témoignait d'intérêt.

Talleyrand avait l'exemple du retour d'Egypte. Il craignait une seconde représentation de cet événement. L'on avait tant dit que la tranquillité de l'Europe dépendait de celle de la France, qu'on se persuada aisément que l'enlèvement de l'empereur était une chose nécessaire au bonheur général: aussi M. de Talleyrand parvint-il à l'obtenir. Il n'y eut que l'empereur de Russie qui fit difficulté de se rendre à cette proposition, mais qui, enfin, y avait tacitement consenti.

L'on a prétendu que le roi de France avait donné cette instruction à son plénipotentiaire. Je ne sais à cet égard que ce qui m'en a été dit, mais comment croire que M. de Talleyrand aurait pris sur lui d'ouvrir une pareille négociation, si

elle n'avait pas été conforme à ses instructions? Elle n'était pas, du reste, déraisonnable de la part du roi, mais aussi il mettait par là l'empereur en droit de se défendre et de le prévenir comme il le fit en effet.

Il n'avait jamais été convenu qu'il ne pourrait pas attaquer le roi de France, et à plus forte raison se défendre contre lui. L'opinion est injuste lorsqu'elle attribue à l'empereur seul les tristes résultats dont son entreprise a été suivie. Un jour ou l'autre, on reviendra sur cette question, et ce sera tant pis.

Il y avait peu de temps que le congrès de Vienne était ouvert, lorsqu'il survint un changement dans le ministère à Paris; M. Malouet, qui était ministre de la marine, mourut, et enleva ainsi une voix à M. de Talleyrand.

Il fut remplacé par M. Beugnot, qui n'a jamais rien connu à la marine. D'un autre côté, la police fut donnée à M. d'André, homme de bien et indépendant, qui ne pouvait pas être rangé sous l'influence de M. de Talleyrand. Enfin le roi, ayant reconnu quelques malversations dans les dépenses du ministère de la guerre, retira le portefeuille au général Dupont. Il le remplaça par le maréchal Soult, qui était encore moins disposé à se mettre sous l'aile du diplomate.

Celui-ci se trouvait par là avoir perdu beaucoup de sa puissance depuis son départ de Paris, ce qui ne contribua pas peu à le décider à mener la seconde partie de son projet un peu plus vite qu'il n'en avait d'abord eu l'intention.

A Paris, l'on tourmentait les imaginations des esprits faibles par des prétendus projets de proscription; on faisait circuler dans le monde des listes sur lesquelles on avait inscrit le nom des personnes qui semblaient devoir être les premières victimes de la réaction. L'on avait été jusqu'à

pousser les alentours du roi à se porter à toute sorte de mesures propres à le dépopulariser; on avait probablement imaginé ce moyen pour hâter sa perte.

Cet état de choses ne pouvait manquer d'être souvent la matière de la correspondance de Paris avec Vienne, où l'on informait exactement M. de Talleyrand de tout ce qui pouvait l'intéresser. Vers les mois de novembre et décembre, il y avait à Paris un horizon politique si obscur, même pour ceux qui habitaient cette capitale, qu'il était difficile de ne pas s'en former une idée encore pire, quand on ne jugeait de l'état des choses que par des données de correspondance.

A cette époque, la famille royale se trouvait sur une pente de déclinaison; loin de regagner dans l'opinion publique, elle perdait tous les jours davantage. Il y avait une double raison à cela.

D'abord l'opposition aux vues politiques qu'on lui supposait. La restitution des biens nationaux et autres choses de cette espèce avaient seules suffi pour détacher d'elle.

Ensuite il y eut, dès cette époque, une agence active qui ne laissa rien échapper de tout ce qui pouvait dépopulariser la maison de Bourbon. On saisit adroitement le ridicule, qui en France est une arme si puissante, et dans cette circonstance on l'employa sous toutes ses formes. On eut l'air de mépriser ce moyen dangereux; mais il fit des plaies profondes. La famille royale parut bientôt isolée au milieu de la nation.

J'avais été autrefois trop avant dans les affaires pour ne pas rechercher les causes de ce que j'apercevais, et qui était si général, que, dans la terre où je vivais retiré, les gens de la campagne me disaient que j'eusse patience, que cela ne pouvait pas durer.

Ce ne fut néanmoins que plus tard que je sus tout ce qui avait produit les effets que je remarquais du fond de mon exil. Je le rapporterai tel qu'on me l'a donné; mais aupara

vant je dois raconter une anecdote qui m'est personnelle, parce que cela revient à l'appui de l'opinion que l'on voulait établir sur la formation des listes de proscription.

J'ai toujours cru que c'était à quelque machinateur de nouvelles révolutions que je dus l'ordre qui me fut donné de sortir de Paris. Quelque répugnance que j'eusse à y obtempérer, je fus obligé de le faire, car je n'étais pas dans une position assez bonne pour braver la malveillance qui s'acharnait sur moi. Il était d'ailleurs si facile aux intrigans à projets nouveaux, de mettre leurs faits et gestes à l'adresse d'un homme qui avait été ministre de la police, que je dus prendre garde à moi. Les choses en étaient au point que mes démarches les plus simples étaient devenues suspectes. On en jugera par le fait suivant.

Je m'étais livré à la grande culture; la récolte des pommes de terre avait manqué, je fus obligé de faire acheter deux ou trois cents sacs de ces tubercules sur les marchés des environs de Paris, d'où, après les avoir emmagasinés dans une des remises de mon hôtel, on les conduisait à ma terre à dix lieues de la capitale. Croirait-on qu'une chose aussi simple devint une affaire de gouvernement, et qu'on ne craignit pas d'adresser à des princes du sang une dénonciation d'accaparement, de projet d'affamer Paris? Il y eut un ordre donné au commissaire du quartier de constater l'existence et la quantité de ces pommes de terre, et recevoir ma déclaration sur l'emploi que je comptais en faire. Cette ridicule visite eut lieu avec la sévérité la plus grave; je dois l'avouer, les employés de police qui l'exécutaient en étaient honteux; mais enfin ils devaient obéir.

Obligé de quitter Paris, je me retirai dans ma terre où je vivais seul, ma femme et mes enfans étant restés dans mon hôtel.

Nous étions au mois de novembre; un homme à décoration se présente et demande à m'entretenir; je le reçois :

il m'apprend qu'il est un de mes obligés, que la reconnaissance lui prescrit de me dévoiler ce qui se trame contre moi. "Ne restez pas ici, monsieur le duc, me dit-il, ne restez

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pas ici; je ne puis trop vous engager à rentrer à Paris, "d'où on ne vous a pas assurément fait sortir sans motifs. "Avant hier, on devait se présenter chez vous; on ne l'a pas fait, mais la chose n'est que différée. Dans peu de "jours, vous verrez entrer ici quatorze personnes conduites par un nommé D....,* que vous devez connaître ; les "autres sont des hommes de même espèce (il me les "nomma): l'on viendra vous réclamer de l'argent; ce sera "le prétexte que l'on prendra pour commencer une querelle "dans laquelle on doit vous assassiner. On est sûr de

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Ce D.... avait été sous-officier dans l'armée de Condé pendant la révolution; il est de l'Alsace.

A la dissolution du corps de Condé, il rentra en France, et, à la campagne de 1805, je l'avais envoyé en Allemagne comme espion. Il avait rempli deux ou trois missions avec assez d'intelligence, je l'envoyai, après les affaires d'Ulm, à l'armée de l'archiduc Charles en Italie; il devait venir me prévenir aussitôt que cette armée se mettrait en marche pour regagner Vienne.

Comme il passait lui-même par cette capitale je lui avais donné une lettre à l'adresse d'un particulier de cette ville qui devait la mettre à un autre pour lequel elle renfermait des billets à ordre.

D.... rompit le cachet, vit de quoi il était question, prit les billets à ordre, et, pour éviter la réclamation de celui à qui ils étaient destinés, il alla le dénoncer au gouvernement autrichien, qui le fit arrêter; et lui, D............, au lieu de se rendre à l'armée de l'archiduc Charles, alla en Bohême, d'où il vint se placer près de Ratisbonne ; et passant tantôt d'une rive du Danube sur l'autre, en se disant commissaire bavarois lorsqu'il était sur la rive antrichienne, et commissaire autrichien lorsqu'il était sur la rive bavaroise, il levait ainsi des contributions sur toutes les deux.

Il fut arrêté faisant ce métier, et il aurait été infailliblement fusillé, si la paix ne s'était pas faite; il fut renvoyé à Paris pour y être mis en prison jusqu'à ce que l'on eût pu tirer des mains des ennemis celui qu'il avait fait arrêter en le dénonçant, et comme cela fut long, ce D.... souffrit en France ce qu'il avait fait souffrir à son semblable en Autriche.

Je fus bien étonné de voir cet homme-là chevalier de Saint-Louis, garde de la porte du roi, et depuis chef d'escadron de gendarmerie.

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