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demanda s'il pouvait compter sur moi pour l'accompagner, et j'avoue que cette confiance de sa part me flatta plus que tous les honneurs dont il m'avait comblé dans le temps de ses plus hautes prospérités. Je lui répondis qu'il pouvait disposer de moi, que je me regardais comme engagé d'honneur à le suivre jusqu'au lieu qu'il aurait choisi pour sa résidence, et je le quittai de suite pour aller faire mes dispositions de départ.

Il ne pensait pas à son argent; je lui en parlai, car je craignais une saisie d'après l'opinion que j'avais de la manière dont on voulait finir avec lui. Il me donna à ce sujet quelques instructions, et je courus à la trésorerie de la couronne. La pensée avait été bonne, car à peine en étaisje sorti, qu'il arriva au payeur un ordre de fermer tout crédit, et de ne se dessaisir d'aucun fonds en faveur de qui que ce fût.

L'empereur avait bien peu de chose; encore était-ce de l'argent qu'il avait apporté de l'île d' Ibe. Il avait toujours compté sur la générosité nationale, et ne s'était jamais occupé de sa fortune particulière. De toutes les personnes auxquelles il en avait donné, il y en a bien peu qui n'en aient conservé plus qu'il ne lui en restait à lui-même.

Dès qu'on avait su l'abdication de l'empereur, il s'était formé partout des groupes, et particulièrement parmi la classe des artisans, qui lui était fort attachée.

Dans ces groupes, on lui témoignait de l'intérêt, et on commençait à dire que l'on voulait le livrer aux ennemis. Ces propos s'accréditaient par l'expérience que l'on avait des révolutions passées, et l'on entourait le palais de l'Elysée, du matin au soir, en appelant l'empereur qui était quelquefois obligé de se montrer. La foule remplissait l'allée dite de Marigny, qui communique de la rue du Faubourg-SaintHonoré avec les Champs-Elysées; chaque fois qu'il paraissait, il s'élevait jusqu'aux nues des cris de vive l'empe

reur! Ces cris faisaient encore augmenter l'affluence; Fouché s'en alarma, et fit inviter l'empereur à se retirer à la Malmaison. Il prétexta le besoin de calmer les esprits qui pourraient se porter à quelques mouvemens séditieux; mais on verra bientôt quelle était son arrière-pensée en faisant cette insinuation.

L'empereur se rendit à l'invitation et partit de l'Elysée. On eut la précaution de faire entrer sa voiture dans le jardin, afin qu'il pût y monter sans être aperçu du public qui entourait le palais, et on la fit sortir par la grille qui, à l'extrémité du jardin, donne sur la rue Marigny. Il se prêta à tout ce que l'on demanda de lui; son sacrifice fut entier sous tous les rapports. Il avait demandé à s'éloigner; il voulait passer en Amérique, ou gagner l'Angleterre, s'il ne pouvait atteindre les Etats-Unis. Mais la commission avait d'autres vues; la suite de ses actes va servir à les développer. Son premier arrêté était ainsi conçu :

Paris, 26 juin 1815.

Art. 1er. Le ministre de la marine donnera des ordres pour que deux frégates du port de Rochefort soient armées pour le transport de Napoléon Bonaparte aux Etats-Unis.

Art. 2. Il lui sera fourni jusqu'au point de l'embarquement, s'il le désire, une escorte suffisante, sous les ordres du général Becker, qui est chargé de pourvoir à sa sûreté.

Art. 3. Le directeur-général des postes donnera de son côté des ordres relatifs aù service des relais.

Art. 4. Le ministre de la marine donnera les ordres nécessaires pour assurer le retour immédiat des frégates aussitôt après le débarquement.

Art. 5. Les frégates ne quitteront point la rade de Rochefort avant que les sauf-conduits demandés ne soient

arrivés..

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Art. 6. Les ministres de la marine, de la guerre et des finances sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent arrêté.

Signé, le duc D'OTRANTE,

Comte GRENIER, comte CARNOT, baron QUINETTE,

CAULAINCOURT, duc de Vicence.

Ainsi l'empereur ne pouvait s'éloigner; on avait mis à son départ une condition qu'il n'avait ni prévue ni demandée; on l'avait assujetti à attendre des sauf-conduits qu'il était présumable qu'on n'obtiendrait pas. L'empereur, qui était loin de prévoir un artifice de cette espèce, me chargea d'aller chez le ministre de la marine, pour savoir s'il avait reçu l'autorisation de lui donner les deux frégates; il me recommanda de voir Fouché, pour faire lever les difficultés, s'il s'en présentait, et en même temps lui dire de ne pas différer l'envoi des passe-ports qu'il lui avait demandés.

J'allai aussitôt chez le ministre, qui lui-même ne savait que penser, en voyant que le gouvernement provisoire ne lui avait pas envoyé de suite l'autorisation de mettre les deux frégates à la disposition de l'empereur. Il ne me cacha point l'inquiétude que cela jetait dans son esprit, en me faisant entrevoir que, s'il ne craignait pas pour lui-même, il passerait outre et donnerait aux frégates l'ordre d'appareiller.

Ce que me dit le ministre de la marine contribua à me confirmer dans l'opinion que j'avais déjà; je le quittai et courus aux Tuileries, où les membres du gouvernement provisoire étaient encore rassemblés. Je me fis annoncer à Fouché, comme ayant à lui parler de la part de l'empereur, mais je ne pus le voir qu'après la séance. Je le joignis ainsi que Carnot dès qu'elle fut levée. Je leur demandai les frégates qui étaient sur la rade de Rochefort, et au sujet desquelles le ministre de la marine avait dû leur écrire, puisqu'il venait de me dire qu'il attendait leur réponse, pour les mettre

à la disposition de l'empereur, qui était lui-même fort impatient de partir. J'ajoutai que ce prince m'avait chargé en même temps de demander ses passe-ports.

Fouché me répondit avec sa légèreté accoutumée, dont pourtant je ne fus pas dupe :

"Ma foi, cela est vrai, me dit-il, le ministre de la ma❝rine m'a écrit, mais je n'ai pas trop compris ce qu'il me "demandait, et j'ai oublié d'en parler à mes collègues. Il est "trop tard pour finir cela aujourd'hui, mais vous pouvez "être assuré qu'à la séance de demain matin, cette affaire 66 sera terminée, et je répondrai de suite au ministre de la "marine*."

"Alors, lui dis-je, je reviendrai demain; mais pour les 66 passe-ports cela dépend de vous; l'empereur, qui est pressé "de partir, m'a chargé de vous les demander."

Fouché reprit: "Pour les passe-ports, c'est une autre "affaire: où l'empereur veut-il aller?

"Mais où peut-il aller, lui dis-je, hormis en Amérique ? "Je croyais que vous le saviez.-Moi! dit Fouché, voilà "le premier mot que j'en entends. Il fait bien, mais je ne "veux pas prendre sur moi de le laisser partir sans précau"tion pour sa sûreté; autrement il n'aurait qu'à lui arriver 66 un malheur, on m'en accuserait. Je vais demander des

66 passe-ports pour lui à lord Wellington, parce qu'aux 66 yeux de la nation je veux que ma responsabilité soit à "couvert. On ne me pardonnerait pas d'avoir agi sans pré66 voyance."

Je ne pus m'empêcher de lui faire observer que ce qu'il proposait demanderait du temps, que l'empereur le dégageait de toute espèce de responsabilité; qu'en pressant son départ

* Le gouvernement provisoire se réunissait deux fois par jour aux Tuileries, le matin et le soir.

ce serait l'empereur qui resterait chargé de tout ce qui pourrait en être la suite.

Carnot se mêla alors de la conversation, et me dit: "On "ne veut pas mettre d'obstacles au départ de l'empereur; "bien au contraire, on veut prendre des mesures pour ne "plus le revoir."

Ce langage me surprit à un point qui serait difficile à rendre. Je ne pouvais pas me l'expliquer en me rappelant que, moins de trois mois auparavant, Carnot avait fait toute sorte de démarches pour obtenir le ministère de l'intérieur, que l'empereur ne se souciait pas de lui, et que ce ne fut que sur les instances de M. de Bassano qu'il l'accepta.

Caulaincourt, qui faisait partie de ce gouvernement provisoire, était resté dans le salon où avait lieu cet entretien; lorsque ses collègues furent partis, il m'aborda. Il y avait entre nous une ancienne liaison d'amitié. Il m'engagea à presser l'empereur de partir, et au plus vite. Il ajouta qu'il me devait la marque d'amitié de me témoigner son étonnement de ce que je le suivais; que, si je tombais dans une mauvaise position, il ne faudrait m'en prendre qu'à moi. Je le remerciai de l'avis et ne lui demandai pas d'autre explication: celle-ci éclairait suffisamment les soupçons que j'avais déjà. Mais, lui dis-je, pour que l'empereur parte, il faut qu'il en ait les moyens. Il en a la volonté, il n'attend que les frégates et les passe-ports. Caulaincourt me répliqua : “Qu'il parte il ne saurait le faire trop tôt.”

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"Dans ce cas, répliquai-je, pourquoi ne satisfait-on pas " à sa demande? Ce refus n'a point de motif raisonnable, et "les conséquences en rejailliront sur ceux qui s'en seront rendus coupables.

M. de Caulaincourt ne répliqua pas, et nous nous quittâmes.

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