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Rochefort, ce 1er juillet.

Le Préfet Maritime au Général Becker.

MONSIEUR LE GÉNÉRAL,

La rade de l'île d'Aix est étroitement bloquée, depuis le 27 juin, par une escadre anglaise, composée d'un vaisseau, de deux frégates, deux corvettes et un brick. Cette division, qui s'était tenue au large jusqu'au 27, et s'étendait depuis l'entrée de la rivière de Bordeaux jusqu'aux Sables, s'est concentrée depuis cette époque, et se tient à une distance de deux lieues de la côte par le travers de la rade et vient mouiller tous les soirs en observation dans la rade des Basques, si bien qu'il est impossible à nos deux frégates de tenter la sortie tant que l'ennemi conservera cette position. Cette division, qui n'a paru sur nos côtes que depuis les premiers jours de juin, avait constamment tenu le large jusqu'au 27, et je dois lui supposer un motif extraordinaire dans ce changement de manœuvre. Il me paraîtrait extrêmement dangereux pour la sûreté de nos frégates et celle de leur chargement de chercher à forcer le passage; il faudrait attendre une circonstance favorable qui ne se présentera pas de long-temps dans cette saison, où les forces anglaises qui nous bloquent, et qui sont en correspondance suivie, par le moyen de leurs échelons, avec l'escadre qui est en permanence sur les côtes de la Vendée, ne laisse aucun espoir de réussir dans le projet de faire sortir nos bâtimens de l'île d'Aix. Ils ne peuvent quitter ce mouillage pour gagner le large sans être interceptés par les croisières, qui sont en force supérieure. Ma santé est tellement délabrée depuis huit jours, qu'il m'est impossible d'aller au-devant de vous. Je suis accablé d'une fièvre qui ne me quitte pas depuis trois jours; mais M. de Quérangal, chef militaire, homme

d'honneur, qui mérite toute espèce de confiance, va monter en voiture dans une heure. Il se porte au-devant de vous pour vous donner des détails qui pourront vous fixer positivement sur la détermination à prendre dans les circonstances difficiles où nous nous trouvons.

Agréez, monsieur le général,
L'assurance de ma haute considération.

Le baron, préfet maritime comte BONNEFOUX.

(Secrete).

Rochefort, le 4 juillet 1815.

Au Ministre de la Marine.

MONSEIGNEUR,

J'ai l'honneur de rendre compte à V. E. que Napoléon est arrivé hier à Rochefort, avec la suite qui l'accompagne, à neuf heures du matin. Les frégates étaient prêtes; mais la station anglaise, composée de deux vaisseaux, deux frégates, deux corvettes et un petit bdtiment, bloque la rade et toute espèce de passage depuis la Gironde jusqu'à La Rochelle, de manière qu'il n'y a aucun espoir de passer sans être aperçu, aucune espérance de forcer le passage. L'auguste personnage que la nation française a pris sous sa sauvegarde, a fait toutes ses dispositions de départ. Les intentions de la commission et les ordres de V. E. seront exécutés en tout point, en ce qui me concerne. S. M. est et sera traitée avec les égards et le respect dus à sa situation et à la couronne qu'elle a portée. Je suis tellement surchargé d'affaires et d'embarras de toute espèce, qu'il me serait impossible d'entrer dans des détails.

Je vous prie, monseigneur, de recevoir mes excuses et d'agréer l'assurance, etc.

Le baron préfet maritime comte BONNEFOUX.

Quel était le but de toutes ces mesures? Pourquoi prescrire des moyens de force pour faire embarquer un homme qui ne demande qu'à s'éloigner? Quel inconvénient y a-t-il à ce qu'il communique avec l'escadre anglaise ? Qu'a à faire dans tout cela M. de Quérangal? Quelles dispositions a-t-il à prendre? Pourquoi enfin, dans quelles vues le préfet maritime exagère-t-il les forces ennemies qui observent le port? Pourquoi place-t-il une escadre là où il n'y a qu'un vaisseau? car enfin nous tous qui étions à Rochefort, nous savons à quoi nous en tenir sur cet appareil de forces qu'il imagine si complaisamment. On peut d'ailleurs s'en assurer dans la relation du capitaine Maitland. Cette redoutable escadre se composait du Bellerophon seul; les deux bricks qui suivaient ce vaisseau avaient été détachés depuis plusieurs jours, et telle était la détresse du capitaine, qu'il fut obligé de se servir de son canot pour faire passer une dépêche dans la baie de Quiberon*. Quel était le but de toutes ces mesures, de ces courses, de ces rapports? La suite l'expliquera. Pendant qu'on s'agitait ainsi autour de lui, l'empereur se disposait à continuer sa route. Il voulait l'achever comme il l'avait commencée; mais les troupes qui occupaient Niort demandèrent avec tant d'instances qu'il leur permît de lui fournir une escorte, qu'il ne put les refuser. Il partit avec un piquet de cavalerie légère et arriva à Rochefort le 3 juillet, à neuf heures du matin. Il descendit à la préfecture maritime, et y attendit les voitures qui avaient pris la route du Berry.

Elles avaient eu à Saintes une mésaventure qui aurait pu devenir fâcheuse sans le bon esprit des autorités de cette ville.

Nous en fûmes d'autant plus surpris, que, sur toute la

* Relation du capitaine Maitland, page 8.

route de Paris à Rochefort, on avait respecté l'incognito de l'empereur, quoiqu'il ne nous fût pas permis de douter qu'on ne l'eût reconnu, particulièrement à Niort; on lui avait témoigné partout le plus vif intérêt et la plus respectueuse déférence. Pourquoi cela fut-il différent à Saintes ? Nous ne l'avons pas su, nous n'avons pu que le conjecturer.

Le prince Joseph avait pris, en partant de Paris, la route de Bordeaux, où il voulait s'embarquer pour l'Amérique. I joignit le convoi en chemin, et voulut venir dire un dernier adieu à l'empereur.

Ses voitures, ainsi que celles de l'empereur, furent arrêtées en arrivant à Saintes; on les conduisit à la municipalité, sous prétexte de visiter les voyageurs, et de reprendre les millions qu'ils emportaient, ce qui dénotait qu'on avait jeté quelques coureurs sur cette route.

On entendit quelques propos qui annonçaient que c'était l'empereur qu'on cherchait, et l'on arrêta le prince Joseph avec d'assez mauvaises formes. Il fut conduit chez le maire, qui lui demanda son nom. "Monsieur, lui répondit le prince, "je voyage sous tel nom, qui est sur mon passe-port, mais je "suis le prince Joseph, le frère de l'empereur; vous pouvez “faire de moi tout ce qu'il vous plaira." Le maire fut dèslors tout attention. Il eut pour Joseph toute sorte d'égards. Il lui dit que toute la ville avait été mise en mouvement par un garde-du-corps appelé Monfort ou Dufort; mais qu'il allait faire son possible pour rétablir l'ordre et faire atteler les voitures à la visite desquelles on procédait.

Il y parvint effectivement; le convoi se remit en route, et fut escorté par la gendarmerie jusqu'à Rochefort.

Je me servis encore du reste de déférence que les officiers de gendarmerie avaient conservé pour moi, qu'ils connaissaient tous depuis long-temps, pour leur demander comment le mouvement de Saintes avait eu lieu sans qu'ils en fussent informés. Ce qu'ils m'apprirent me confirma dans l'opinion

où j'étais déjà, que quelqu'un (j'ai su plus tard qui c'était) avait suivi les traces de l'empereur depuis la Malmaison dans le dessein de lui faire un mauvais parti, et certes il n'était pas le seul. Heureusement l'assassin se trompa aux voitures; il prit les plus belles pour celles où se trouvait l'empereur : il s'était attaché à elles. Mais un autre misérable de même espèce ne se méprit pas à notre modeste équipage; il nous suivit avec quelques hommes de main, et ne cessa d'épier une occasion favorable pour nous égorger. Il est aujourd'hui chargé de titres; grand bien lui fasse !

Ces tentatives n'avaient, comme on l'a vu, rien de bien surprenant pour moi. Je savais d'ailleurs que Fouché avait mis en liberté M. de V. la veille du départ de l'empereur, et l'on se rappelle que c'était ce même personnage qui avait été chargé d'organiser la guerre civile dans le midi à l'époque du 20 mars. Je n'ignorais pas qu'au retour de l'île d'Elbe, il avait fait son possible pour trouver quelque sicaire qu'il pât envoyer poignarder l'empereur.

Le gouvernement provisoire avait fait plus; il avait expédié des agens sur la côte, et s'était ménagé les moyens d'enlever l'empereur, ou tout au moins d'empêcher qu'il ne trompât la vigilance des croisières anglaises. Le baron Richard, entre autres, fut employé à nouer des trames de cette espèce. Ancien conventionnel, il avait été sous l'empire, préfet de la Haute-Garonne et de la Charente-Inférieure. Destitué comme régicide par Louis XVIII, il avait sollicité et obtenu, en 1815, une nouvelle préfecture, celle du Finistère, d'où il avait été renvoyé bientôt après à cause de son étrange conduite dans ses nouvelles fonctions. Depuis cette destitution, il se traînait sur le passage de l'empereur pour tâcher de rentrer en grâce. Au Champ-de-Mai, et durant la cérémonie qui eut lieu immédiatement dans la galerie du Louvre, on le vit se ranger au milieu des électeurs du département de

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