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CHAPITRE XI.

Le général Donnadieu.—Singulière mission dont il est chargé.-Le duc de Feltre.-Motifs probables qui l'avaient conduit en Angleterre.-Son anxiété et ses projets.-Mission à bord du Bellerophon. — Ignorance où étaient encore les Anglais.-Questions posées au capitaine Maitland.-Ses réponses. Il pense que l'empereur devrait aller vivre en Angleterre, et offre de le recevoir à son bord.

L'EMPEREUR était à bord depuis le 8. Nous étions au 11, et les passe-ports qu'on nous avait annoncés n'arrivaient point. Fouché nous avait prévenus que le gouvernement anglais nous les ferait probablement tenir par la croisière qui observait Rochefort; nous jugeâmes que l'on ne risquerait rien à aller s'assurer s'ils n'étaient pas à bord. Dans tous les cas, nous ne pouvions que gagner à la reconnaître.

L'empereur fut prévenu que des bâtimens américains qui avaient mis à la voile étaient déjà descendus à l'embouchure de la rivière de Bordeaux, et il les envoya visiter; ils étaient effectivement au nombre de quatre et avaient à côté d'eux une corvette française au mouillage dans l'embouchure de la rivière. On alla faire cette reconnaissance en même temps que l'empereur envoyait à bord de la croisière anglaise.

Le général Lallemand, qui fut chargé de la reconnaissance, nous rapporta qu'en face de la Gironde se trouvait une corvette anglaise à bord de laquelle était Donnadieu. Ce général avait mission du gouvernement anglais de travailler dans l'intérêt du duc d'Orléans. Il essaya de se mettre en rapport avec le général Clausel, qui commandait à Bordeaux, et lui proposa d'agir dans ce sens.

En réfléchissant sur les grands et petits événemens de cette époque, et aidé par la connaissance que j'ai du caractère de plusieurs des hommes qui se trouvent sur la grande scène du monde, j'ai fait la remarque suivante :

Lorsque le roi quitta Paris pour se rendre à Lille, le duc de Feltre fut en

Ce fut M. de Las Cases et moi que l'empereur envoya parlementer.

Angleterre, quoiqu'il pàrtageât l'opinion de ceux qui le croyaient entouré de dangers. Il y vit les membres du gouvernement.

On a dit qu'il avait une mission du roi; si cela est, son voyage est tout expliqué. J'ai cependant rencontré en Angleterre une personne très respectable qui m'a rapporté y avoir vu le duc de Feltre fort attristé et mécontent. Il lui dit qu'il regardait la cause royale comme pleinement perdue, qu'il en désespérait au point qu'il cherchait à se rapprocher de l'empereur et balançait entre Paris et Gand.

S'il est allé à Londres de son propre mouvement, je suis porté à croire qu'il n'y a été que pour savoir ce que comptait faire le gouvernement, auquel il aurait peut-être proposé de présenter le duc d'Orléans à la nation française, en observant au ministère que la cause de la branche aînée était perdue sans ressource (comme c'était l'opinion de tous ceux qui avaient été favorables à son retour, ou qui s'y étaient attachés depuis, sans en excepter même Marmont); mais que la branche cadette (le duc d'Orléans) avait un fort parti.

Ce qui me donne cette opinion, c'est la circonstance de l'individu qui avait été à Lille pour dire au duc d'Orléans de ne pas se faire voir dans les armées ennemies, mais de se retirer en Angleterre, et d'y attendre (selon l'expression dont il s'est servi) que l'empereur Napoléon fût usé, ce qui arriverait vite. Dès-lors, ce serait naturellement lui que l'on appellerait.

Je pense que, dans ces circonstances, le duc de Feltre ne pouvait être prêt qu'à servir le duc d'Orléans, ayant été attaché au père de ce prince avant et pendant la révolution.

En rapprochant le départ d'Angleterre du général Donnadieu pour l'embouchure de la rivière de Bordeaux de l'époque où le duc de Feltre a été en Angleterre, je pense qu'il a été lui-même chargé de proposer cette mission à Donnadieu, lequel, quoiqu'ayant accompagné madame la duchesse d'Angoulême en Angleterre, n'avait à Londres aucun moyen d'inspirer ce genre de confiance au ministère anglais, ni aucun antécédent avec le parti d'Orléans. S'il n'a pas donné la mission, il n'a pu du moins l'ignorer, et dès-lors, il n'y a pas été étranger. Il n'est retourné à Gand que pour attendre les événemens qui devaient décider du parti que prendrait le ministère anglais.

La bataille de Waterloo ayant mis la France à la disposition de celui-ci, le duc de Feltre se trouvait de toute manière en bonne position.

Si cette bataille eût été gagnée et que l'empereur se fût consolidé, il avait encore un moyen de rentrer en grâce, en disant qu'il n'avait fait marcher les troupes à sa rencontre que parce qu'il connaissait leurs sentimens pour

M. de Las Cases avait une lettre du général Bertrand pour le commodore de la station. Le grand-maréchal lui mandait que des passe-ports devaient arriver de Londres pour l'empereur, et s'informait si effectivement ils lui étaient par

venus.

Nous étions chargés de donner à ce commodore les explications dont il aurait besoin, en cas qu'il n'eût encore rien reçu. Quoique M. de Las Cases parlât très bien anglais, il fut convenu qu'il n'en ferait rien paraître. Nous étions tous. deux vêtus en fracs; nous ne portions aucun signe de distinetion.

Nous partîmes de la frégate la Saale le 11 juillet, avant le jour, pour nous embarquer sur une petite goëlette, et profiter de la retraite de la marée, qui devait nous porter en dehors de la pointe de Chassiron, à l'extrémité de l'île d'Oleron, où le vaisseau anglais se tenait en croisière.

Il était sept ou huit heures du matin, lorsque nous arrivâmes à son bord. Ce vaisseau était le Bellerophon, com

lui, et qu'il avait entouré le roi de dangers pour l'engager à quitter Paris et la France, afin d'éviter la guerre civile. Quant à lui, après avoir fait tout ce qui était en son pouvoir, il avait été en Angleterre attendre les événemens.

Une partie de ces argumens lui aurait même été favorable dans le cas où il aurait fallu servir le duc d'Orléans.

Je crois d'autant plus qu'il avait participé au projet de mettre ce prince sur le trône, que j'ai connu toute l'animosité du duc de Feltre contre le général Donnadieu, à l'époque où celui-ci était devenu l'objet d'une surveillance spéciale.

J'ai vu le duc de Feltre faire des rapports fulminans qui ont été la cause de bien des désagrémens pour Donnadieu, qui n'en soupçonnait pas la source, et qui l'a cherché long-temps là où elle n'était pas. Pour que le duc de Feltre le fit nommer commandant à Grenoble, il fallait qu'il eût un grand intérêt à le satisfaire; car, malgré l'esprit de réaction, Donnadieu se trouvait loin de cette faveur. Mais une divulgation de sa part pouvait compromettre le duc, qui avait besoin de son silence dans un temps où il faisait décimer l'armée pour établir son crédit.

TOME IV.-2nde Partie.

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mandé par le capitaine Maitland; la corvette qui l'accompagnait s'appelait le Mirmidon; elle était sous les ordres du capitaine Gambier.

M. de Las Cases remit au capitaine du Bellerophon la lettre dont le général Bertrand l'avait chargé. Nous lui fimes connaître ce qu'il ignorait encore, c'est-à-dire que, par une suite d'événemens qui avaient eu lieu après la bataille de Waterloo, l'empereur avait abdiqué, et était venu à Rochefort avec le projet de passer en Amérique. Nous lui dîmes que le gouvernement provisoire de France avait demandé pour lui des passe-ports au général en chef de l'armée anglaise, qui en avait référé à Londres, d'où ils avaient dû être envoyés à la croisière établie devant Rochefort.

M. de Las Cases observa à M. Maitland que l'empereur, ayant tout-à-fait cessé sa carrière politique, désirait partir paisiblement sans être contrarié par aucune opposition provenant des croisières anglaises; que c'était la seule cause qui lui faisait attacher du prix aux passe-ports; qu'il désirait prévenir tout engagement entre les frégates françaises et les bâtimens qu'elles pourraient rencontrer.

Il lui observa que, dans le cas où les frégates feraient difficulté, l'empereur renoncerait aux commodités qu'il y trouvait, et effectuerait son départ sur des bâtimens américains, qui étaient prêts à sortir de la Gironde, ou sur des vaisseaux de commerce français.

M. Maitland répondit en français à M. de Las Cases dans ces termes-ci: "J'ignore tout-à-fait les détails dont vous me "donnez connaissance; je ne savais que le gain de la ba"taille de Waterloo. Je ne puis par conséquent répondre à "la demande qui fait l'objet de votre message; mais si vous "voulez attendre quelques instans, j'en saurai peut-être "davantage, car je vois une corvette qui manœuvre pour "m'aborder. Elle me fait le signal qu'elle vient d'Angle

"terre, et qu'elle a des lettres pour moi; je vais manœuvrer "de mon côté pour faciliter les approches; pendant ce "temps là, nous allons déjeuner."

Le capitaine de corvette arriva à bord du Bellerophon pendant que nous étions à table, et remit au capitaine Maitland toutes les dépêches dont il était chargé pour lui. Cette corvette s'appelait la Falmouth; elle venait effectivement d'Angleterre et avait passé par la baie de Quiberon, où elle avait aussi remis des dépêches à l'amiral Otham, qui y commandait.

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Le capitaine Maitland lut ses dépêches et nous dit: "Il 66 n'y a pas un mot de ce que vous êtes venus m'apprendre; je vois même qu'au moment du départ de ce bâtiment 66 on ignorait en Angleterre tout ce que vous m'avez fait con"naître."

On ne pouvait pas supposer que l'amiral Otham eût reçu quelques instructions à cet égard, car la corvette ayant passé chez lui, avant de venir devant Rochefort, il aurait sans doute profité de cette occasion pour donner au capitaine Maitland les ordres qui auraient été la conséquence de ce qu'on lui aurait mandé d'Angleterre au sujet de l'empereur.

Pendant le déjeuner, le capitaine Maitland noua la conversation en anglais avec le capitaine de la corvette la Falmouth. M. de Las Cases l'écoutait sans avoir l'air de la comprendre. Le capitaine Maitland demanda à celui de la Falmouth ce que l'on disait de nouveau, et où était l'empereur ; capitaine répondit qu'on répandait à bord de l'amiral Otham, qn'il venait d'arriver à Nantes, et qu'il y faisait le diable. Le capitaine Maitland ne put s'empêcher de sourire, et nous dit en français: "On ne sait pas là plus qu'ailleurs un seul "mot de la vérité." Et il apprit au capitaine de la Falmouth que l'empereur venait d'arriver à Rochefort.

Après le déjeuner, M. Maitland, ayant fait retirer les offi

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