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ciers qui se trouvaient chez lui, reprit avec nous la conversation; il nous pria de vouloir bien lui répéter tout ce que nous lui avions dit.

Nous le fimes et il nous répondit à peu près dans ces

termes :

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"Je voudrais être à même de vous satisfaire, mais vous voyez que je ne le puis pas. Je vais rendre compte à mon "amiral, qui est dans la baie de Quiberon, de votre arrivée " à mon bord. Je lui enverrai en même temps la lettre "que le général Bertrand m'a écrite, et je vous ferai con"naître sa réponse lorsque je l'aurai reçue; mais je pense "qu'il jugera la chose assez importante pour venir lui"même."

Nous observâmes à M. Maitland que cela entraînerait bien des délais, et que l'empereur désirait vivement partir; il répondit: "La chose ne dépend pas de moi." Nous lui posâmes alors les questions suivantes :

L'empereur ne veut pas dérober son départ. Il n'a personnellement aucun motif pour cela, la démarche qu'il nous fait faire en est la preuve; mais si, avant d'avoir votre réponse, le vent devenait favorable, qu'il voulût en profiter, et qu'il sortit sur les frégates ou bricks, que feriez-vous ? Si, au lieu de sortir sur les frégates, il sortait sur un vaisseau de commerce français, que feriez-vous?

Et enfin, si, au lieu de tout cela, il partait sur un neutre, tel qu'un américain, par exemple, que feriez-vous ?

M. Maitland répondit :

"Si l'empereur sort sur les frégates, je les attaquerai et les prendrai, si je puis; dans ce cas, l'empereur sera prisonnier.

"S'il sort sur un vaisseau de commerce français, comme nous sommes en guerre, je prendrai le vaisseau, et dès-lors l'empereur sera encore prisonnier.

"S'il sort sur un neutre, et que je le visite, je ne prendrai pas sur moi de le laisser passer. Je le retiendrai et j'en référerai à mon amiral, qui décidera.”

Dans ce cas, lui observa-t-on, vous le ferez encore prisonnier "Non, dit vivement M. Maitland, mais je ne me permettrai pas d'en décider. Ceci est un cas si extraordinaire, que c'est à mon amiral à s'en charger."

Cette explication fut suivie de plusieurs détails sur la position de l'empereur. M. Maitland nous dit dans le cours de la conversation:

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L'empereur fait fort bien de demander des passe-ports, pour éviter des désagrémens qui seraient renouvelés chaque jour à la mer; mais je ne crois pas que notre gouvernement le laisse aller en Amérique."

Nous repartîmes à M. Maitland: "Où donc lui proposerait-on d'aller?"

Il répondit: "Je ne le devine pas, mais je suis presque certain de ce que je vous dis. Quelle répugnance aurait-il à venir en Angleterre? De cette manière, il trancherait toutes les difficultés."

M. de Las Cases répondit que nous n'avions pas mission de traiter cette question, mais que lui personnellement croyait que l'empereur ne s'était pas arrêté à cette pensée, parce qu'il craignait peut-être les effets d'un ressentiment, conséquence naturelle de la longue mésintelligence qui avait existé entre lui et le gouvernement anglais; que, d'un autre côté, il aimait les climats doux, et surtout les charmes de la conversation; qu'en Amérique il pourrait trouver l'un et l'autre, sans craindre aucun mauvais traitement de qui que ce fût.

M. Maitland répliqua que "c'était une erreur de croire que le climat d'Angleterre fût mauvais et humide, qu'il y avait des comtés où il était aussi doux qu'en France, tel que celui de Kent, par exemple; que quant aux agrémens

de la vie sociale, ils étaient incomparablement supérieurs en Angleterre à tout ce que l'empereur pourrait trouver en Amérique.

"Pour les ressentimens, dit-il, qu'il pourrait craindre, venir en Angleterre est le moyen de les éteindre tous. Vivant au milieu de la nation, placé sous la protection de ses lois, il sera à l'abri de tout, et rendra les efforts de ses ennemis impuissans." Il observa que, quand même les ministres voudraient le tracasser, ce qu'il ne croyait pas, ils ne pourraient le faire, parce que, ajouta-t-il, chez nous, le gouvernement n'est pas arbitraire; il est soumis aux lois.

"Je crois bien, continua-t-il, que le gouvernement prendra vis-à-vis de lui des mesures propres à assurer sa tranquillité et celle du pays où il résidera, telles que celles qui furent prises envers son frère Lucien, par exemple; mais je ne conçois pas que cela puisse être étendu au-delà, parce que, je vous le répète, les ministres n'en ont pas le droit, et la nation ne le souffrirait pas."

M. de Las Cases observa de nouveau au capitaine Maitland "qu'il n'avait pas mission de traiter cet objet, mais qu'il avait bien retenu sa conversation, qu'il la rapporterait à l'empereur, et que, si ce prince se décidait à aller en Angleterre, il lui en ferait part." Il lui adressa ensuite cette question :

"Dans le cas où l'empereur adopterait l'idée d'aller en Angleterre, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour la lui faire agréer, peut-il compter sur un transport à bord de votre vaisseau, tant pour lui que pour les personnes qui l'accompagnent, car cette supposition n'admet plus de passage sur les frégates."

M. Maitland répondit qu'il allait en faire le sujet d'une dépêche à son amiral; mais que, si l'empereur lui demandait passage sur son bord avant qu'il en eût réponse, il commencerait d'abord par le recevoir.

Après cette conversation, qui fut fort longue, M. Maitland donna sa réponse à la lettre que lui avait écrite le général Bertrand, et convint avec nous que, si les passe-ports attendus arrivaient, il en donnerait avis sur-le-champ; qu'au surplus, il viendrait le surlendemain mouiller dans la rade des Basques, d'où l'on pourrait communiquer avec lui tant que l'on voudrait.

Nous primes, M. de Las Cases et moi, congé du capitaine Maitland pour venir rejoindre l'empereur, qui était à bord de la Saale, dans la rade de l'île d'Aix.

Il médita toute la soirée sur le rapport que nous lui avions fait. Il me fit appeler dans la nuit, garda un moment le silence et me dit: Allez dire de ma part au capitaine de la frégate d'appareiller sur-le-champ. Je savais dans quel esprit étaient conçues les instructions qu'il avait reçues du ministre. J'allai plein de confiance lui porter l'ordre de mettre à la voile; mais quelle fut ma surprise lorsque le capitaine Philibert m'apprit qu'il avait des ordres secrets; “qu'il lui était défendu d'accomplir sa mission, si les bâtimens de l'Etat couraient quelque danger!" Ainsi, lui dis-je, tout ceci n'est qu'une déception; l'unique but que s'est proposé la commission de gouvernement est de mettre l'empereur dans la nécessité de se livrer lui-même à l'ennemi.Je ne sais, répliqua le capitaine; mais j'ai ordre de ne pas appareiller.

Je revins la consternation dans l'âme et appris à l'empereur l'indigne guet-à-pens qu'on lui avait tendu. "Mes pressentimens me l'annonçaient, me dit-il, je ne voulais pas le croire; je répugnais à penser que ce capitaine, qui paraissait un brave homme, se fût prêté à une lâcheté de cette espèce. Scélérat de Fouché!" Parmi les signataires de ces odieuses instructions, il s'en trouvait un plus coupable encore. L'empereur, se voyant aussi lâchement trahi par des hommes tout couverts de ses bienfaits, n'eut plus qu'à

se résigner. Il se fit débarquer le lendemain 12 sur l'île d'Aix; il y attendit le retour du général Lallemand, qu'il avait envoyé examiner les vaisseaux américains qui étaient à l'embouchure de la Gironde.*

Ils offraient le moyen de gagner l'Amérique et présentaient même quelques facilités. On pressa l'empereur de profiter de l'occasion; il s'y refusa et nous dit que, si, en quittant la France, il conservait encore quelque arrière-pensée, il partirait sur un vaisseau américain; mais qu'ayant renoncé de bonne foi à la vie agitée, il ne voyait pas pourquoi on ne le laisserait pas librement aller achever sa carrière loin des intrigans et des ingrats.

CHAPITRE XII.

L'empereur se décide à se rendre à bord de la croisière anglaise.-Lettre au prince régent.-Le général Gourgaud.—Le capitaine Sertorius.-L'empereur est sur le point d'être arrêté à Rochefort.-Il s'embarque.-Comment il est reçu.-Le capitaine Maitland.-L'amiral Otham.-On eût pu échapper. -Profonde sécurité de l'empereur.-L'amiral Keith.

L'EMPEREUR resta sur l'île d'Aix le 12 et le 13; le 14, il vint mouiller dans la rade des Basques, et envoya de nouveau à bord du Bellerophon, comme parlementaires, M. de Las Cases et le général Lallemand. Il y eut entre ces messieurs et le capitaine Maitland des explications sur la conversation que nous avions eue l'avant-veille avec lui. Il avait été rejoint par la corvette la Slany, que commandait le capitaine Sertorius.

Les parlementaires regagnèrent l'île d'Aix le même jour

Le général Lallemand était parti de Paris peu de temps après l'empereur; il le rejoignit à Niort et devait passer en Amérique avec lui.

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