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On était si loin de se douter de ce qui allait arriver, même parmi les officiers de la marine anglaise, que l'amiral Keith, en félicitant le capitaine Maitland de son arrivée, lui écrivait de Plymouth à Torbay :

“Dites à l'empereur que je serais heureux qu'il me fit "connaître ce qui pourrait lui être agréable; je m'empres"serais de l'exécuter. Remerciez-le de ma part des soins 66 généreux qu'il a fait donner lui-même à mon neveu, qui lui " a été amené prisonnier après avoir été blessé à Waterloo."

Ce fut le lendemain de la réception de cette lettre que M. Maitland reçut ordre de conduire l'empereur à Plymouth, où l'amiral Keith devait lui donner des ordres ultérieurs. Il lui fut en même temps enjoint de redoubler de précautions, pour empêcher toute espèce de communications avec la terre.

Le Bellerophon arriva à Plymouth, et, pendant tout le temps qu'il y resta, il fut, l'après-midi de chaque jour, entouré d'un nombre de chaloupes que l'on ne peut pas définir. Pour s'en faire une idée, il suffira de savoir que l'on fut obligé de mettre en observation autour du Bellerophon les chaloupes des autres vaisseaux et frégates qui étaient sur la rade. Malgré cette précaution, il y eut des jours où les canots remplis de curieux étaient si nombreux, qu'ils dessinaient une flottille épaisse qui couvrait la mer; ils resserraient petit à petit les chaloupes de garde jusque contre le bordage du Bellerophon.

L'amiral Keith vint rendre visite à l'empereur. Il ne savait encore rien de ce qui devait se faire ; il témoigna même le désir de voir bientôt arriver les ordres qu'il attendait de Londres, et qui, selon lui, devaient avoir pour résultat de faire placer l'empereur plus commodément qu'il ne l'était à bord d'un vaisseau. Ces ordres ne tardèrent pas à arriver; mais ils étaient d'une nature bien différente de celle dont l'amiral lui-même s'était flatté.

CHAPITRE XIII.

Arrivée de M. Bombray.-Notification faite à l'empereur.-Protestation de ce prince.--Les officiers de marine.—J'écris à l'amiral Keith.-On propose de retirer son épée à l'empereur L'amiral Keith s'y oppose.-L'empereur passe sur le Northumberland.-Ce qu'il me charge de dire au capitaine Maitland.-Départ pour Sainte-Hélène.

M. le chevalier Bombray, sous-secrétaire d'Etat, était porteur de la décision que le gouvernement anglais avait prise à l'égard de l'empereur. Il arriva à bord du Bellérophon, fut introduit auprès de ce prince, et lui remit, non pas une lettre, ni même une feuille, mais un morceau de papier sur lequel était écrit en français à peu près ce qui suit, qui, je crois, était extrait d'une lettre que le gouvernement avait écrite à l'amiral Keith.

66

"Comme il peut être important que Napoléon Bonaparte soit prévenu qu'il doit être conduit à Sainte-Hélène, M. le "chevalier Bombray est chargé de lui faire cette communica"tion, et de lui signifier qu'il ne pourra emmener que quatre personnes, du nombre desquelles sont exceptés, les généraux Savary et Lallemand; et que, de plus, les quatre per"sonnes qui l'accompagneront devront préalablement se re"connaître prisonniers du gouvernement anglais."

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Ce papier n'était revêtu d'aucune signature. Ceux qui avaient dû en discuter le contenu avaient sûrement craint d'y apposer leur nom. Un chiffon de cette espèce ne pouvait servir d'introduction à celui qui en était porteur; l'amiral Keith y suppléa, et fit connaître le caractère de M. Bombray.

L'empereur s'entretint, avec ces messieurs, et leur déclara qu'il était contre son intention d'aller à Sainte-Hélène; qu'il n'était venu en Angleterre que d'après l'invitation qui lui en

avait été faite, et sur l'assurance qui lui avait été donnée qu'il serait libre; qu'autrement il n'y aurait jamais pensé, et qu'il n'y avait pas de sort qu'il ne préférât à celui qu'on voulait lui faire; qu'il protestait, à la face du ciel et des hommes, de la violence qui lui était faite à bord du vaisseau le Bellérophon, où il avait été reçu sous la protection du pavillon britannique.

Il congédia ces messieurs, et écrivit à l'amiral Keith la lettre ci-dessous :

"MILORD,

"J'ai lu avec attention l'extrait de la lettre que vous m'avez communiquée. Je vous ai fait connaître mes sentimens: je ne suis point prisonnier de guerre, je suis l'hôte de l'Angleterre; je suis venu dans ce pays sur le vaisseau de guerre le Bellerophon, après avoir communiqué au capitaine la lettre que j'écrivais au prince régent, et avoir reçu l'assurance qu'il lui avait été ordonné de me recevoir à son bord pour me transporter en Angleterre avec ma suite, si je me présentais pour cela. L'amiral Otham m'a depuis réitéré les mêmes choses.

"Du moment où j'ai été reçu librement sur le Bellérophon, je me suis trouvé sous la protection des lois de votre pays. Je préfère la mort à aller à Sainte-Hélène, ou à être enfermé dans une citadelle quelconque. Je désire vivre libre dans l'intérieur de l'Angleterre, sous la protection et la surveillance des lois, et en prenant tous les engagemens et mesures qui pourront être jugés convenables.

"Je ne veux entretenir aucune correspondance avec la France, ni me mêler d'aucune affaire politique.

"Depuis mon abdication, mon intention a toujours été de me domicilier dans un des deux pays, les Etats-Unis ou l'Angleterre. Je me flatte que vous, milord, et le sous-secrétaire d'Etat ferez un récit fidèle de tous les détails dans les

quels je suis entré pour vous prouver les droits de ma position. C'est en l'honneur du prince régent et la protection des lois de votre pays que j'ai mis et que je mets ma confiance. "NAPOLÉON."

Cette lettre resta sans réponse.

Un ou deux jours avant l'arrivée de M. Bombray à Plymouth, on avait déjà mauvaise opinion de la tournure que prendraient les affaires. Les gazettes anglaises rendaient compte de toutes les délibérations du conseil des ministres, où l'on agitait la question d'envoyer l'empereur à Sainte-Hélène; elles rendaient également compte de tout ce qui s'était passé à Paris, c'est-à-dire de la rentrée du roi, de la composition de son ministère. On ne voyait, dans les choix qu'il avait faits, que des ennemis personnels de l'empereur; on jugea bien qu'ils feraient tous leurs efforts pour faire prendre un parti violent contre leur ancien souverain, qu'ils s'appuieraient sur l'impossibilité de tranquilliser la France tant qu'on verrait quelque chance de retour. Aussi pensâmes-nous que la mesure dont l'empereur était l'objet était bien autant l'ouvrage du cabinet de Paris que celui de Londres.

Les officiers du Bellerophon le croyaient aussi, et se trouvaient particulièrement offensés, comme Anglais et comme militaires, d'être les agens de cette machination.

Ils avaient tous été bien traités par l'empereur. Ils l'avaient cru méchant, ils voyaient qu'il était bon jusqu'à la faiblesse. Ils étaient bien revenus de leurs préventions.

Cet

L'empereur avait fait dîner un d'entre eux chaque jour à sa table, et avait constamment retenu le capitaine. officier lui avait plu; il était fort content de lui.

Les officiers de la marine et M. Maitland lui-même nous disaient hautement, en voyant ce qui se faisait: "Voilà une "fort mauvaise affaire. Si Withbread n'était pas mort, cela "n'irait pas ainsi. Il y aurait un beau tapage au parlement."

Ils nous conseillaient de protester contre l'envoi à SainteHélène, parce qu'ils croyaient que, si nous opposions une

masse de résistance à cette décision, on y regarderait à deux fois avant de rendre tout-à-fait mauvaise une chose qui était déjà une violation des lois.

Il y avait à bord du Bellerophon quelques personnes qui parlaient fort sensément des lois de leur pays, que les Anglais connaissent mieux que nous ne connaissons les nôtres. L'un de ces messieurs nous conseilla de résister; il nous dit même que nous ne risquions pas grand'chose à le faire, que nous ne pouvions rien perdre. Je suivis son avis. J'écrivis à l'amiral Keith que j'entendais parler de Sainte-Hélène, que je ne savais qu'en croire, et que, sans rien préjuger des déterminations de son gouvernement, je le prévenais qu'il n'entrerait jamais dans les miennes d'aller à Sainte-Hélène, parce qu'il ne m'était pas permis de disposer de moi à ce point-là; que j'avais cru venir en Angleterre, ou passer en Amérique avec le projet d'y appeler ma famille. J'ajoutai qu'un transfert à Sainte-Hélène n'admettait pas une supposition semblable, qui d'ailleurs n'était point entrée dans mes calculs, et que je lui en faisais la déclaration. Je m'étendis ensuite sur divers détails relatifs à notre arrivée à bord du Bellerophon.

L'amiral Keith m'a-t-il répondu ? je n'en sais rien.

Je rendis compte le soir même à l'empereur de la démarche que j'avais faite. Je le prévins aussi que j'avais trouvé le moyen d'écrire à Sir Samuel Romilly, sans passer par l'intermédiaire du capitaine, auquel nous étions obligés de remettre nos lettres tout ouvertes.

Ce fut le lendemain ou le surlendemain du jour où j'avais écrit à l'amiral Keith, que M. Bombray arriva de Londres à Plymouth, avec l'exception qui me concernait. Comme elle ne pouvait évidemment pas être la conséquence d'une lettre écrite la veille ou l'avant-veille, elle me donna de l'inquiétude; car, quels que fussent les droits de ma position, il était bien difficile de ne pas supposer quelque motif sinistre à la mesure dont j'étais l'objet.

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