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CHAPITRE XV.

Détails sur les officiers auxquels on ne permit pas de suivre l'empereur.-Je fais parvenir une lettre à sir Samuel Romilly.—Colère de l'amiral Keith.— Déclaration du capitaine Maitland.-Nous sommes conduits à Malte.— Précautions excessives qu'on prend à notre égard.-Motifs probables de cette sévérité.

JE terminerai ces Mémoires par le récit de ce qui arriva aux officiers de tout grade qui avaient suivi la destinée de l'empereur. Il servira à faire apprécier les motifs qui ont pu déterminer le gouvernement anglais à étendre des mesures aussi rigoureuses jusqu'à des jeunes gens de vingt

et un ans.

J'ajouterai à ces détails des notes personnelles sur des individus qui, ayant signalé leur ingratitude envers l'empereur, ne méritent aucun ménagement; puissent-ils un jour ne trouver ni patrie ni asile, et recueillir tout l'opprobre que méritent la trahison et la noire ingratitude!

Avant de quitter la rade de Torbay, le capitaine du Bellerophon prit à son bord le particulier anglais qui était venu de Londres avec l'amiral Cockburn, et qui avait présidé à la visite des effets de l'empereur.

Nous

Pendant la courte traversée de Torbay à Plymouth, nous eûmes le général Lallemand et moi une conversation avec lui sur l'étrange exception dont nous étions l'objet. cherchions à en pénétrer les motifs, que déjà nous avions cru apercevoir dans l'inscription de nos noms sur la liste des officiers-généraux que le gouvernement accusait d'avoir préparé le retour de l'empereur.

Cette opinion avait naturellement été suivie de celle que le gouvernement anglais avait le projet de nous faire conduire

en France. Nous ne cachâmes point à notre interlocuteur l'inquiétude dont nous étions atteints; ses réponses n'étaient point rassurantes. Il nous dit entre autres choses ces propres paroles :

"Je suis sans emploi et sans crédit, mais j'ai des amis, et "j'aurai plaisir à vous être utile. Si vos craintes étaient "fondées, il n'y aurait pas de temps à perdre pour prendre vos sûretés. Il faut faire vos diligences."

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Je dois ici rendre justice au caractère du capitaine Maitland; il me signa une déclaration par laquelle il m'avait garanti ma sûreté en me recevant à son bord, où je m'étais rendu de mon plein gré. Il donna la même déclaration au général Lallemand. Il fit plus, car il écrivit à lord Melleville, qui était ministre de la marine en Angleterre. Il me montra sa lettre, dans laquelle il lui marquait qu'il nous avait reçus à son bord, après avoir eu connaissance des dangers personnels auxquels nous pourrions être exposés, par suite des événemens politiques de notre pays; qu'il nous avait donné la protection de son pavillon, et qu'il se regarderait comme déshonoré, si l'on nous reconduisait en France.

Cette généreuse déclaration nous fut fort utile. Je réussis, malgré la surveillance dont j'étais entouré, à faire parvenir cette pièce au chevalier Samuel Romilly, jurisconsulte célèbre à Londres, avec prière de prendre acte de ma présence à bord du Bellerophon, en lui déclarant que mon intention était d'aller en Angleterre ou partout ailleurs, hormis en France, où je soupçonnais que le gouvernement anglais voulait me faire reconduire malgré moi.

Je ne fus tranquille qu'après avoir reçu la réponse de Sir Samuel Romilly, qui m'accusait réception de ma lettre, en ajoutant qu'il avait commencé ses démarches, qu'il avait vu le chancelier, et qu'il ne s'en tiendrait pas là.

Elle me valut une explication désagréable avec le capitaine du Bellerophon, à qui l'amiral Keith avait donné la commis

sion de me témoigner son mécontentement de ce que, au mépris de ses ordres, j'avais écrit clandestinement au chevalier Romilly. J'aurais ri, si j'avais eu des pressentimens moins tristes. Au reste, j'avais en quelque sorte atteint mon but; car plus l'on faisait de bruit, moins ma translation en France devenait exécutable, parce qu'elle aurait été l'équivalent d'un assassinat, dans le moment où les passions s'y développaient avec fureur.

On nous laissa à bord du Bellerophon dans la rade de Plymouth, jusqu'au 15 du mois d'août, que nous fâmes transférés à bord de la frégate l'Eurotas; nous y trouvâmes six autres officiers français qui avaient aussi accompagné l'empereur, et n'avaient pu, comme nous, le suivre à Sainte-Hélène. Il y en avait dans le nombre de fort jeunes; ils ne furent. pas cependant traités avec moins de sévérité que moi.`

Nous étions ainsi huit à bord de l'Eurotas. Cette frégate mit à la voile le 18 août, elle relâcha le 1er septembre à Gibraltar, où l'on continua de prendre les mêmes mesures qu'en Angleterre, pour nous empêcher de communiquer avec qui que ce fût. Elle reprit la mer, et arriva à Malte le 18 septembre, où l'on nous tint encore au secret le plus rigoureux jusqu'au 23, que l'on nous débarqua dans le lazaret, pour nous enfermer dans le fort Emmanuel.

On aura une idée de la sévérité avec laquelle nous étions retenus par la lecture de l'instruction (elle est ci-jointe sous le No 1) que l'on avait donnée au colonel placé dans le fort avec une garnison d'environ trois cents hommes pour nous garder. Les officiers ainsi que les soldats de cette garnison étaient même privés d'aller en ville, hors les cas où ils y étaient envoyés pour raison de service. Je ne pouvais pas me rendre raison de ces excessives précautions.

Je m'amusai à compter les hommes de garde que cette garnison fournissait chaque jour. La parade avait lieu sous mes fenêtres, je les voyais défiler; je nombrai le piquet,

il se composait de soixante-dix-huit soldats, ce qui suppose dix-huit sentinelles; du reste, à côté de cette rigueur, il y avait une politesse rare, et un soin parfait de satisfaire à tout ce dont nous pouvions avoir besoin. Il nous suffisait de manifester un désir pour que l'on allât au-devant, dès qu'il n'était pas contraire à la rigueur des ordres relatifs à notre détention.

Avant d'entrer au fort Emmanuel, mes effets furent tous soumis à une visite qui avait quelque chose de repoussant par la manière dont on y procéda. On déploya tout mon linge pièce par pièce, on retourna les poches de mes habits: on aurait voulu retrouver une tête d'épingle que l'on n'y aurait pas mis plus de soin.

Il fallait qu'on eût donné une idée bien extraordinaire de nous au gouvernement de Malte, pour qu'il crût tant de précautions nécessaires.

Le colonel anglais ne voulut pas assister à la visite à laquelle je fus soumis. Il se retira; mais l'officier qui l'exécuta n'y mit aucune forme de politesse: c'est à peu près le seul dont nous ne fussions pas contens, car les autres avaient généralement de l'urbanité. Lorsqu'ils virent que nous n'étions ni des malfaiteurs ni des criminels, ils fureut même pleins de prévenances pour nous.

Il fallut bien nous résigner à notre mauvaise fortune. Le jugement le moins raisonnable ne pouvait, au reste, empêcher de reconnaître qu'elle prenait sa source dans les calomnies et les persécutions dont on ne cessait de nous poursuivre.

Si le gouvernement anglais avait eu le droit de nous considérer comme prisonniers de guerre, où était la nécessité de nous envoyer d'Angleterre à Malte? Puisqu'il se croyait dans son droit, qu'avait-il à craindre de nos réclamations ?

Cette seule mesure ne pouvait que faire suspecter sa jus tice, en même temps que toutes les surveillances dont nous étions entourées suffisaient pour en déceler le motif.

En y

réfléchissant, on n'en trouve pas d'autre que celui de se préserver des divulgations que nous aurions pu faire sur toutes les circonstances de notre arrivée à bord du Bellérophon. On voulait étouffer notre voix jusqu'à ce que l'on fût parvenu à faire envisager au parlement la violence faite à l'empereur, dans un sens favorable à l'arrêt des souverains alliés.

La paix avait été signée à Paris le 15 novembre, et ratifiée dans les jours suivans. Ce ne fut cependant que dans le courant d'avril 1816 que toutes ces rigueurs cessèrent. Elles finirent sans doute, parce que l'on en avait reconnu l'injustice et l'inutilité. Ce ne fut qu'alors qu'il nous fut possible de recouvrer notre liberté.

Je ne savais comment calmer mes ennuis; je me mis à écrire les Mémoires qu'on vient de lire. Mon cachot ne me présentait rien de bien agréable; mon attention n'était point distraite, ma pensée se reporta naturellement vers le temps passé. J'avais de bonnes cartes de géographie, une mémoire assez sûre; je cherchai à retracer tous les événemens de guerre auxquels j'avais pris part.

Si toute cette volumineuse narration contient des inexactitudes de dates, elle ne présente point d'erreur essentielle de faits; en tout cas, ce ne sont que des matériaux que je livre à ceux qui entreprendront de transmettre à la postérité les détails des plus étonnans travaux comme des plus grands désastres dont l'histoire puisse offrir le récit.

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