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évidemment ici substitution de mots: ce n'est pas gagnée, mais engagée que doit porter la lettre ; car comment le centre des Anglais, battu à Waterloo, aurait-il encore été à MontSaint-Jean, qui était entre nous et ce village?

Je reviens aux dispositions de l'empereur. L'armée anglaise était adossée à la forêt de Soignes, la nôtre s'étendait en avant de Planchenois; Grouchy suivait les Prussiens à une distance qui permettait de l'appeler sur le champ de bataille, tout présageait un succès décisif. Quelques circonstances cependant diminuaient nos chances. Plusieurs transfuges, passés à l'ennemi dans la matinée, lui avaient porté des renseignemens qu'il ne devait pas avoir. Le général Bourmont lui avait déjà donné quelques jours auparavant des détails sur les forces dont l'empereur disposait; il connaissait la disproportion de l'attaque et de la défense, il était devenu plus entreprenant.

Une chose singulière, c'est qu'une sorte d'instinct semblait avoir révélé à l'empereur la trahison que venait de consommer Bourmont. Il l'avait long-temps repoussé; il lui avait même refusé avec humeur le commandement d'une division qu'il sollicitait. Le général, désespéré de rester sans emploi, eut d'abord recours au comte de Lobau. Rebuté par celui-ci, il s'adressa au général Gérard, sollicita l'appui du maréchal Ney. Il engagea sa parole d'honneur qu'on pouvait compter sur lui; ils eurent la faiblesse de le croire et demandèrent qu'il fût employé. Le protégé avait d'ailleurs grand soin d'insister sur la part qu'il avait eue à la résolution de l'un de ses protecteurs; il ne cessait de répéter que c'était lui qui avait fixé à Lons-le-Saulnier les irrésolutions du prince de la Moscowa. Ce service avait son importance; il semblait garantir les sentimens de celui qui l'avait rendu. L'empereur céda; on sait quelles en furent les consé

quences.

L'attaque commença par la gauche. Les Anglais, adossés

à la forêt de Soignes, s'étendaient à droite et à gauche de la chaussée qui la traverse. Forcés sur ce point, ils ne. pouvaient replier leurs ailes qu'avec de grandes difficultés et couraient risque d'être entièrement défaits. L'empereur fit ses dispositions en conséquence: il résolut d'assaillir vivement l'ennemi par ses ailes, de l'ébranler, d'user ses forces, et se rabattant tout à coup sur le centre, de le rompre et de lui enlever ses communications.

Je n'entreprendrai pas de décrire les phases de la bataille; un officier-général dont l'empereur appréciait le coup-d'œil militaire, le général Gourgaud, a rempli cette pénible tâche. Je n'essaierai pas de revenir sur le tableau qu'il a tracé.

Je me contenterai de dire, d'après l'expérience que j'ai acquise de la manière dont l'empereur conduisait une action, que chaque fois qu'il était obligé d'en livrer une, avec des forces inférieures en nombre à celles des ennemis, il avait soin, en la commençant, de ménager les efforts et le moral de ses troupes en ne les engageant pas trop chaudement. Il ne dépensait ses forces qu'en raison des heures de jour qui restaient encore avant d'arriver à la nuit.

Il divisait ainsi l'action en plusieurs périodes, échauffait petit à petit le combat, mais il gardait son coup de grâce pour le donner une heure ou deux avant la nuit. Le moment venu,

il faisait jouer tous les ressorts à la fois, les dirigeait lui-même, et ne ménageait pas l'action de sa cavalerie, parce qu'une fois que le désordre se mettait dans les lignes ennemies, il devenait impossible d'y remédier à l'approche de la nuit, et il avait ordinairement bon marché du reste le lendemain,

Il se proposait de faire la même chose à Waterloo; voilà pourquoi il ne développa pas de suite tous les moyens d'artillerie qu'il avait. Une circonstance encore l'en empêcha: il apprit par les prisonniers que M. de Wellington attendait l'armée prussienne, qui était en marche pour le rejoindre.

Ce rapport entrait dans les pressentimens qu'avait eus

l'empereur en voyant les Anglais rester dans la position du Mont-Saint-Jean, où ils ne pouvaient pas espérer lui résister sans l'assistance de leurs alliés.

Il envoya, comme je l'ai dit, officiers sur officiers au maréchal Grouchy, et comme il ne devait pas supposer que ses ordres resteraient sans effet, il fit échauffer l'attaque en engageant plus de troupes, de manière à ce que les Anglais eussent assez souffert pour pouvoir en finir par un coup vigoureux aussitôt que le maréchal serait arrivé. Il le connaissait trop pour douter de son exactitude.

Si l'empereur se fût contenté d'observer l'armée anglaise en attendant le corps de Grouchy, rien n'aurait empêché celle- ci de commencer sa retraite dès qu'elle l'eût vu déboucher. Il voulait prévenir ce résultat, et la fit serrer d'assez près pour lui rendre ce mouvement sinon impossible, du moins très dangereux.

L'attaque s'échauffa bientôt, et malheureusement l'empereur souffrait beaucoup d'une indisposition qui est ordinaire aux hommes qui ont autant fatigué que lui. L'exercice du cheval lui était devenu ce jour-là très pénible. Il ne put se multiplier comme il avait coutume de le faire sur les champs de bataille, où sa présence répandait partout la vie et l'émulation. Il regardait quelquefois sa montre, et attendait Grouchy pour le moins aussi impatiemment que M. de Wellington attendait Blucher; le feu était vif et meurtrier or dans une bataille il faut pouvoir l'alimenter, l'augmenter même, car l'avantage reste au dernier qui a un poids à jeter dans la balance.

La garde était toujours en réserve le moment de frapper le coup décisif était arrivé, et Grouchy ne paraissait point. L'empereur commençait à être inquiet, car il mesurait le temps, voyait que le maréchal avait eu celui de recevoir l'ordre d'accourir, de l'exécuter, et ne s'expliquait pas comment les têtes des colonnes ne se montraient pas encore.

Ce fut sur ces entrefaites qu'on vint lui rendre compte que l'on voyait déboucher des colonnes sur sa droite. Il crut que c'étaient celles du maréchal, et alla lui-même à leur rencontre. Il reconnut bientôt qu'il s'était mépris, et qu'au lieu des masses qu'il attendait, c'étaient les Prussiens qui venaient à lui. Il ne s'abusa plus dès-lors sur le résultat qu'allait avoir la bataille.

Si Grouchy eût joint l'empereur en même temps que Blucher arrivait près de Wellington, la bataille aurait pris un autre caractère. Elle serait sans doute devenue générale, mais on ne peut penser qu'elle aurait été bien décisive, parce que la supériorité du nombre aurait été du côté des ennemis. Ce que l'on peut assurer, c'est que l'empereur ne l'aurait pas perdue, et que le malheur qui a eu lieu ne serait pas arrivé.

Pour que les affaires allassent ainsi que l'empereur voulait les faire tourner, il aurait fallu que le corps du maréchal Grouchy fût arrivé au moins une heure avant Blucher, parce qu'alors l'armée anglaise aurait indubitablement été enfoncée de telle sorte que les Prussiens ne seraient venus que pour augmenter le désordre et éprouver vraisemblablement un autre échec.

Au lieu de cela les Prussiens arrivèrent au secours des Anglais, et Grouchy ne parut point.

Lorsque l'empereur vit qu'il ne devait pas compter sur le maréchal, il prit son parti: il fit tenter par sa réserve le choc que devait exécuter le maréchal.

On a prétendu qu'il pouvait se retirer; cela est possible : je n'étais pas sur le terrain, et je ne puis juger si la dispersion des troupes, ainsi que leur disposition sur les différens points d'attaque où elles étaient placées, auraient permis à l'empereur de les rassembler et d'effectuer son mouvement de retraite avant qu'il eût été accablé par les efforts réunis

des Prussiens et des Anglais; car s'il ne pouvait pas l'éviter, il a saisi la seule chance de succès que la fortune lui avait laissée, en faisant faire un vigoureux effort à sa réserve. S'il avait rompu l'armée anglaise avant la parfaite jonction de celle-ci avec les Prussiens, rien n'était perdu, parce que le temps que l'on aurait employé de part et d'autre à manœuvrer aurait donné à Grouchy celui d'arriver.

Voilà sans doute pourquoi, après avoir reconnu les colonnes prussiennes, l'empereur vint faire mettre en action sa réserve qui était composée de la garde. Elle se présenta aux ennemis comme elle avait coutume de le faire. Cependant non seulement elle n'obtint aucun succès, mais elle fut repoussée avec perte. Les escadrons ennemis débouchaient dans ce moment de vacillation. Une charge générale eut lieu. Toute la cavalerie prussienne assaillit la réserve par son flanc droit et acheva de porter le désordre dans nos rangs.

Il ne restait ni le temps, ni les moyens d'arrêter ce désastre; tout homme qui s'est trouvé à des batailles perdues ou gagnées ne peut disconvenir que, quelles qu'aient été les suites de cette charge, elles n'ont rien d'extraordinaire. Elles étaient même inévitables, c'était la répétition de ce qui arrive toutes les fois que de la cavalerie fraîche donne sur des troupes épuisées de fatigue, et éclaircies par le canon et la mousqueterie; celles-cì résistent rarement au choc, les escadrons pénètrent dans les intervalles qui séparent les lignes, et en intervertissent l'ordre en achevant de les enfoncer. C'est dans les batailles les plus chaudes, le moment où la troupe qui charge a le moins besoin de ce courage froid que déploient l'infanterie et l'artillerie dans ses attaques meurtrières. Il ne faut à la cavalerie que de la rapidité; l'effroi la devance et le succès la suit.

Il n'y avait dans la plaine de Waterloo aucun obstacle qui pût l'arrêter; elle fut libre d'agir tant que ses chevaux eurent

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