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L'empereur arriva le lendemain de très grand matin. Il m'envoya chercher presque aussitôt ; je ne lui cachai rien de ce que j'avais aperçu des mauvaises dispositions dans lesquelles on avait mis tout le monde à son égard, non plus que ce que je prévoyais devoir en être la suite.

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L'empereur me dit: "Eh bien! voilà des gens qui vont 66 encore tomber dans la même erreur que l'année dernière. "Ils ne veulent pas voir que je ne suis que le prétexte de la guerre, et que c'est la France qui en est l'objet. Si elle "n'a pas été entièrement détruite au dernier traité, c'est qu'un reste de respect humain a arrêté les étrangers, qui 66 avaient encore peur de mon retour. Il n'y a que des in"sensés qui ne veulent pas voir cela; lorsqu'ils m'auront "abandonné, on s'en prendra à eux de m'avoir accueilli; il sera bien temps alors de se livrer aux regrets!"

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Il me fit plusieurs questions auxquelles je répondis: il fit appeler diverses autres personnes après que je fus sorti.

La chambre des députés s'était assemblée à huit heures du matin selon sa coutume; le bruit de l'arrivée subite de l'empereur eut bientôt passé de bouche en bouche, et comme le retour n'avait été accompagné ni devancé par aucune communication, la malveillance eut le champ libre pour lui donner l'interprétation la plus favorable à ses projets.

On fit circuler parmi les députés les propos les plus inconvenans; on leur dit que l'empereur, craignant qu'ils ne se déclarassent contre lui, n'était revenu aussi précipitamment que pour les dissoudre, que, s'ils ne prenaient pas bien vite un parti vigoureux, on les préviendrait; on n'épargna rien pour échauffer les esprits, déjà mal disposés par l'événement dont on parlait en tous sens. Cette irritation, néanmoins, ne suffisait pas, il fallait, pour sonner le tocsin, un homme ardent, irréfléchi, qui eût une sorte de puissance d'opinion, et fût hors d'état de mesurer les conséquences de ce qu'il allait faire. Fouché jeta les yeux sur Lafayette. Il avait

reçu ses offres de désorganisation à l'époque du Champ-deMai; il tenait le néophyte en réserve, il ne s'agissait que de le bien lancer. On lui détacha de faux amis, on lui persuada que tout était prêt, que la chambre allait être dissoute, que le cortége impérial était près de se mettre en marche, qu'il n'y avait pas un instant à perdre. Il le crut, courut à la tribune, et, enlevant la chambre par une harangue énergique, il la fit déclarer en permanence; et comme il était toujours préoccupé des terreurs qu'on lui avait données, il demanda et obtint qu'on regardât "comme traître à la patrie quiconque tente"rait de la séparer par la force."

Cette résolution fut aussitôt communiquée à la chambre des pairs par un message.

J'étais à la séance lorsqu'elle y arriva; la discussion fut ouverte sur l'objet de ce message; personne ne fit la moindre objection contre une mesure aussi illégale, et la résolution de la chambre basse fut adoptée.

Il aurait fallu être aveugle pour ne pas reconnaître contre qui ces mesures étaient dirigées, et ne pas s'apercevoir que l'on prenait position pour attaquer celui auquel on avait prêté serment de fidélité huit jours auparavant, comme aussi qu'on foulait aux pieds la constitution qui lui donnait le droit de dissoudre les chambres quand il jugeait que le bien public l'exigeait.

Ainsi tous les sermens de fidélité et d'obéissance prêtés à l'un et à l'autre avaient, en dix jours, éprouvé le sort qu'ont eu tous ceux que l'on n'a pas cessé de faire depuis 1789.

Que pouvait faire l'empereur? Il se trouvait sans force, sans moyen de s'en donner, puisque les chambres venaient de se mettre en insurrection.

Il aurait fallu tenter un 18 brumaire. Or Fouché savait bien qu'il suffisait d'embarrasser la marche du gouvernement pour donner aux événemens qui s'approchaient le temps d'amener le dénouement que ses intrigues préparaient.

La résolution des chambres n'abusa point les hommes clairvoyans, mais il y eut un grand nombre de dupes qui crurent qu'elles allaient sauver la patrie. Ces bonnes gens ne voyaient pas tout; elles étaient surtout bien loin d'imaginer que Fouché travaillait à se faire une position afin de traiter ensuite pour lui sur un meilleur terrain que celui où il se trouvait placé par suite de ses antécédens.

Je ne fus pas un des derniers à m'en apercevoir. J'avais passé une bonne partie de la journée à la chambre des pairs, et j'y avais remarqué que l'on ne cherchait plus qu'à s'établir sur un ordre de choses nouveau, sans s'occuper de l'empereur, dont on n'avait pas fait entièrement le sacrifice, mais dont on ne voulait plus qu'avoir l'air d'être obligé de se détacher pour l'intérêt général. Les hommes d'expérience qui siégeaient dans cette chambre s'entendaient à demi-mot, et les intentions tacites étaient unanimes.

On était très fâché de tout ce qui était arrivé, mais on croyait de bonne foi que l'on allait se sauver en se séparant de l'empereur.

J'allai le prévenir de tout ce que j'avais remarqué. Il était dans son jardin, au palais de l'Elysée, avec M. Benjamin Constant, qui l'entretenait de tout ce qui serait inévitablement la suite de cette disposition générale dans les deux chambres. Il lui disait que l'on ferait de vains efforts pour les ramener, parce que l'aigreur s'en mêlerait, et qu'à sa suite viendraient les violences.

J'appuyai M. Benjamin Constant, et je dis à l'empereur 66 qu'il était inutile de se dissimuler où l'on en voulait venir, ❝et que, dans vingt-quatre heures, la situation pouvait être "telle que l'on fût obligé de lui faire prendre la fuite, parce 66 que la faction qui agissait avait un but, et que les événemens de guerre qui allaient s'approcher la forceraient vrai"semblablement à souiller la France d'un crime, pour ne pas "perdre le fruit que quelques misérables attendaient de ces

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intrigues. J'ajoutai que, dans l'état où étaient les choses, "il lui fallait d'immenses moyens pour les réparer, et que la "chambre les lui refuserait, parce qu'elle était coiffée de "l'idée qu'elle se sauverait sans lui, et que vouloir la per"suader du contraire, ce serait vouloir faire remonter les "fleuves vers leur source, et que je ne voyais autre chose à "faire qu'à abandonner tous ces discoureurs à leurs espé"rances, puisqu'ils ne voulaient s'en rapporter qu'à eux.”

L'empereur me dit: "Mais il y a de la déraison à cela.” -"Sans doute, lui répondis-je, mais s'ils ne vous donnent "ni un homme, ni un cheval, ni un écu, que ferez-vous tout "scul?"

Ici M. Benjamin ajouta: "Et c'est ce qui arrivera, on "n'en peut douter."

L'empereur répondit: "Si l'on m'abandonne, je ne puis "rien; alors vous êtes donc d'opinion...." Je repris : "De les laisser se déchirer et de les planter là, puisqu'ils ne "veulent pas se sauver avec vous; en un mot, il faut les "mettre au pied du mur, et abdiquer, si vous ne pouvez vous "en faire comprendre.

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"On vous proposera peut-être de les dissoudre, mais cela "n'est plus praticable, parce qu'ils ont prévu ce coup et ont "commencé par se saisir du pouvoir: aujourd'hui vous trou"veriez à peine quelqu'un qui voulût marcher contre eux; si même ils vous supposaient ce projet, ils ne manqueraient pas de misérables pour se porter contre vous. D'ailleurs 66 une fois dissous et V. M. maîtresse du terrain, que fera-t"elle? Elle n'aura pas un bataillon de plus, et on rejettera 66 sur elle toutes les conséquences des événemens qu'elle n'a 66 plus les moyens de détourner. Puisque ces cerveaux exaltés se croient sûrs de mieux faire, il faut les prendre au mot et "leur en laisser le soin. D'ailleurs, ajoutai-je, l'état des "têtes est tel ce soir, que demain il doit y avoir quelque "chose de nouveau. Je ne serais pas étonné que, pour dé

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"marche préliminaire, on vînt vous proposer de vous dé"mettre du pouvoir."

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Diverses personnes survinrent; la conversation en resta là. Nous n'étions qu'au 21 juin au soir, et déjà les ennemis de l'empereur avaient fait tout ce chemin !

Les chambres lui avaient fait connaître qu'elles s'étaient déclarées permanentes, comme si elles avaient voulu à la fois braver ses prétendus projets de dissolution, et le préparer à ce qui allait être la suite de l'influence sous laquelle elles s'étaient rangées.

La séance du 21 après midi avait été vive, et la discussion si animée, que le 22 devait amener quelque événement.

J'avais été au lever de l'empereur, qui avait lieu à neuf heures du matin. Il congédia tout le monde, et me fit rester avec MM. de Caulaincourt et La Vallette. Il nous parla encore des affaires, et nous dit que l'on croyait se sauver en le perdant, mais que l'on verrait combien on s'abusait.

Nous fumes tous trois d'avis qu'il devait renoncer à un pouvoir que les chambres étaient plus occupées à lui disputer qu'elles ne l'étaient à armer la nation pour la défense commune. Il nous répéta ce qu'il m'avait déjà dit la veille : "Je ne puis rien seul; si on me laisse succomber, on verra: quant à moi, mon parti est pris; j'ai fait faire des communications à la chambre, et j'attends sa réponse.”

Il lui avait transmis des détails que lui-même venait de recueillir. Obligé d'accourir en toute hâte afin de devancer le bruit de la défaite, il n'avait qu'une idée confuse de l'état où se trouvait l'armée. Celle-ci ignorait à son tour ce qu'était devenu son chef. Elle ne savait s'il vivait encore ou s'il avait succombé. Dans cette cruelle incertitude, Jérôme expédia un de ses aides-de-camp, M. de Vatry, qu'il adressa, on ne sait trop pourquoi, à la chambre des pairs. Cet officier venait de traverser nos débris, il pouvait donner l'aperçu des ressources qui nous restaient. L'empereur le manda, et lui

TOME IV.-2nde Partie.

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