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INTRODUCTION

I. — Avant d'aborder l'étude du Concordat conclu en 1801, entre la République française et le Saint-Siège, il ne sera pas inutile de jeter un rapide coup d'œil sur les formes diverses que peuvent affecter les relations de l'Église et de l'État, selon les temps et les lieux. Or, on peut les rattacher à trois principaux systèmes :

Il y a d'abord le système de l'union intime, qui, tout en reconnaissant la distinction des deux puissances, et en conservant à chacune son domaine propre, comporte une certaine communication d'autorité de l'une à l'autre, et conduit à reconnaître les lois de l'Église comme lois de l'État, et à les faire

observer comme telles.

A l'extrême opposé, se trouve le système de la séparation absolue, dans lequel l'État, affectant de vivre en dehors de toute croyance religieuse, ne reconnaîtrait pas plus de droits à l'Église. qu'à toute autre société particulière.

Et enfin le système intermédiaire, ou mixte, qui, tout en consacrant, comme principe fondamental, l'indépendance absolue des deux pouvoirs, admet cependant qu'ils s'accordent entre eux et règlent pacifiquement, par des conventions librement consenties, les rapports que la nature des choses ou les circonstances politiques rendent inévitables entre l'Église et l'État.

II. Le premier système a régné en France, pendant de longs siècles, jusqu'en 1789: « Au gouvernement des druides,

qui pouvaient tout, dit M. de Maistre, a succédé le gouvernement des évêques, qui, selon l'expression de Gibbon, ont fait la France. Le clergé participait, dans une certaine mesure, au pouvoir politique; il était le premier Ordre dans l'État. Il avait une place dans les Parlements et les Présidiaux : « La même considération, dit Domat, qui a obligé les princes d'accorder à l'Église une juridiction temporelle sur les ecclésiastiques, a fait que nos rois ont établi dans les Parlements et les Présidiaux des conseillers ecclésiastiques, qui soient dans les ordres sacrés pour veiller aux intérêts de l'Église, dans les affaires où elle peut avoir intérêt. »

L'Église possédait, en effet, à cette époque, une juridiction. temporelle qui s'exerçait dans les officialités, et qui par des concessions expresses des princes, comme le prétend Domat, ou à raison de sa supériorité sur les juridictions purement laïques, au moyen âge, et de la nature mixte de beaucoup d'affaires, s'était singulièrement étendue.

D'autre part, les lois ecclésiastiques étaient des lois de l'État, reconnues et imposées comme telles, par la puissance publique. Mais, précisément parce qu'il ajoutait à ces lois une sanction civile, et qu'il accordait ainsi à l'Église une part de son autorité, le pouvoir civil intervenait dans les actes extérieurs de la puissance ecclésiastique, s'attribuant le droit de vérifier ses lois, avant de les admettre, de régler, en l'étendant ou en la restreignant, la juridiction des officialités, d'accorder un recours devant lui contre les jugements ecclésiastiques, et de participer à la nomination des ministres de l'Église. De là des conflits incessants, et un empiètement de plus en plus accentué, du pouvoir civil sur le domaine propre de l'Église. Le prince était ainsi devenu, peu à peu, une sorte d'évêque du dehors, protecteur des Canons et défenseur de l'Église. Mais, sous le beau prétexte de protéger l'Église de France, les rois et surtout les Parlements tendaient de plus en plus à l'asservir. Le pouvoir civil, à mesure qu'il se fortifiait, tendait à retirer peu à peu ce qu'il considérait comme des concessions faites à l'Église, sans vouloir rien abandonner lui-même de son autorité en matière ecclésiastique. C'est ce qui choquait Montesquieu lui-même : << Il n'est point question, dit-il, de savoir si l'on a eu raison d'établir la juridiction ecclésiastique (au temporel), mais si elle

est établie, si elle fait une partie des lois du pays; si, entre deux pouvoirs que l'on reconnaît indépendants, les conditions ne doivent pas être réciproques, et s'il n'est pas égal à un bon sujet, de défendre la justice du prince, ou les limites qu'elle s'est de tout temps prescrites! » (Esprit des Lois, liv. II, chap. IV.)

Non seulement les Parlements secondèrent la royauté dans cette voie, mais ils allèrent beaucoup plus loin qu'elle; et elle dut fréquemment réprimer leurs empiètements, qui, soit qu'ils en eussent conscience ou non, devaient aboutir un jour à la sécularisation, c'est-à-dire à la spoliation et à l'asservissement de l'Église. Ce résultat, qui fut amené par l'esprit de la Réforme, uni à l'esprit des Parlements et du Jansénisme, fut précipité par le philosophisme du XVIIIe siècle, et consommé par la Révolution de 89. Il est facile de suivre, dans les actes de l'Assemblée constituante, la marche de cette sécularisation de l'Église, ou de son absorption dans l'État, sécularisation et absorption qui devaient amener plus tard une séparation absolue, puis sa destruction. Par plusieurs de ses décrets, la Constituante avait porté une grave atteinte aux lois de l'Église et au Concordat de François I, qui régissait l'Église de France depuis près de trois siècles. Mais, par la Constitution civile du clergé (12 juillet 1790), elle déchira le Concordat, sans le consentement de la puissance avec laquelle il avait été conclu; elle renversa la hiérarchie ecclésiastique, viola toutes les règles, toutes les lois, tous les droits de l'Eglise et de ses membres, reconnus chez toutes les nations, et, sous prétexte de la réformer, anéantit complètement l'Église gallicane (1).

III. Au point de vue de la théorie pure, il ne paraît pas douteux que ce système de l'union intime des deux puissances, pratiqué avec justice et modération, ne soit le plus conforme à la nature des choses, et le plus favorable au bien public, temporel et spirituel. Quoi qu'il en soit, les conditions nouvelles dans lesquelles se meuvent les sociétés modernes ne permettent guère d'en espérer le retour.

Mais ce n'est pas un motif pour se jeter dans l'extrême opposé,

(1) Voyez Dalloz, tome XIV, Article Culte.

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et pour préconiser le détestable système de la séparation absolue, qui est, au fond, un état violent, contre nature, impliquant la négation et l'asservissement de l'Église.

<< Sous ses apparences de liberté, dit un jurisconsulte peu suspect de cléricalisme (1), le système très préconisé aujourd'hui, de la séparation de l'Église et de l'État, n'est qu'une des formes perfectionnées du régalisme, de l'oppression de l'Église par l'État. Son principe fondamental est celui-ci : il n'y a pas deux pouvoirs indépendants, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, ayant des droits égaux, et entre lesquels peuvent se faire des accords ou éclater des conflits. Le pouvoir spirituel n'existe pas: le pouvoir temporel seul est réel. L'Église n'est qu'une association ordinaire de citoyens dans un but religieux; elle doit se soumettre à la loi commune, obéir à l'État, comme toute autre association. Cette négation de l'existence de deux pouvoirs, et leur confusion dans la main de l'État, n'est-ce pas tout le régalisme?

<< Pas du tout! objectent les partisans de la séparation; si nous nions, dans l'Église, un pouvoir parallèle à celui de l'État, si nous l'assimilons aux associations ordinaires, ce n'est pas que nous pensions à l'opprimer, à l'exemple des régalistes; nous voulons, au contraire, lui assurer la plus ample liberté dont elle ait encore joui. Nous lui retirons tous ses privilèges, depuis l'exemption du service militaire jusqu'au budget des cultes; et nous cessons de placer ses dogmes sous la protection de dispositions pénales spéciales. En retour, nous brisons toutes ses chaînes plus de placet regium, plus d'incapacité de remplir aucune fonction publique; liberté d'établir, comme elle l'entendra, son régime intérieur, d'élire ses chefs suivant les formes qu'elle jugera les meilleures, de créer des corporations religieuses avec communauté de vie et de biens; plus d'autre contrainte que le droit des tiers, et de l'ordre public! »

« Malheureusement, reprend M. Émile Ollivier, ces perspectives séduisantes ne tardent pas à s'évanouir. Après avoir promis toutes les libertés, on refuse la plus essentielle, celle sans laquelle toutes les autres sont vaines, la liberté de vivre. Les

(1) Émile Ollivier: L'Église et l'État au Concile du Vatican, t. 1or, p. 95.

sincères, tels que M. Ernest Allard (1), n'y mettent pas de façon. Ils dénient, sans subterfuge, à l'Église, après l'avoir dépouillée du salaire, rançon de ses biens confisqués, la faculté de constituer des personnes morales, des êtres juridiques, même avec l'agrément de la puissance publique. Comme les ordres mendiants, elle devra vivre des cotisations annuelles de ses fidèles... Supprimer le budget et en même temps interdire ce qu'on nomme des bénéfices, consistant dans l'affectation perpétuelle de certains biens à des offices ecclésiastiques, ne serait-ce pas refuser à l'Église, le moyen de vivre si ce n'est d'aumônes, la mettre dans l'impossibilité d'assurer un avenir quelconque à ses œuvres de charité et de piété?

« On ne veut voir, dans l'Église, qu'une association appliquée à un but religieux. Mais n'est-il pas déraisonnable de réduire à la mesure d'une association quelconque de citoyens, une communion religieuse colossale, répandue dans tout l'univers, servie par des milices dévouées, appuyée sur une tradition de dix-huit siècles, sur des promesses qu'elle croit divines? Un obstacle capital à cette subordination de l'Église à l'État, qu'on appelle la séparation, c'est l'existence, à Rome, d'un Pontife entouré d'une cour, d'ambassadeurs, protégé par l'inviolabilité souveraine. « Que cela ne vous inquiète pas, dit M. Minghetti, cet arran«gement ne durera pas ; il a fallu le concéder aux inquiétudes << du monde catholique, et justifier, par des garanties, la << destruction du pouvoir temporel. Affaire de politique et d'oppor«tunité. Dès que, dans chaque État, les lois auront réalisé la << séparation, et mis la théorie dans les faits, nous réduirons le << Pape à n'être plus que ce qu'il doit être, le sujet du roi. » Le Pape sujet du roi! voilà le dernier mot du système de la séparation. C'est depuis longtemps celui du régalisme. Par là est établie l'identité des deux conceptions. >>

Le publiciste dont nous venons de reproduire les appréciations, n'a envisagé la question qu'au point de vue du fait. Il faut ajouter qu'en droit, le système de la séparation est un système contre nature, et par conséquent violent et injuste. Il y a, entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel, entre les intérêts

(1) De l'Église et de l'État en Belgique.

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