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DE LA PROSTITUTION EN FRANCE ET EN ALGERIE.

I

COUP D'OEIL

SUR LA PROSTITUTION A BORDEAUX,

Par le docteur J. VENOT,
Chirurgien en chef de l'hospice Saint-Jean.

Bordeaux, grand centre de population (149,928 habitants au dernier recensement de 1856), ville éminemment luxueuse, de mœurs élégantes et faciles, offre à la prostitution les éléments nombreux et variés qu'elle rencontre dans les cités de premier ordre.

Deux classes distinctes se présentent tout d'abord :

1° Prostitution légale, officielle, soumise aux règles et au contrôle de l'autorité.

2o Prostitution clandestine, libre, jouissant du droit commun, jusqu'au jour où le niveau de la police intervient dans l'intérêt de la santé générale.

Ce qui indique surabondamment que ces deux genres de prostitution ne sont qu'un seul et même état; car la première prend chaque jour et presque exclusivement sa source dans la seconde; et l'inscription seule sépare en deux phases cette triste condition de la femme dans notre société civilisée.

I. NOMBRE DES PROSTITUÉES.

La prostitution légale présente un chiffre fixe, déterminé, qui a néanmoins ses fluctuations administratives, et dont l'élévation ou l'abaissement tiennent surtout au plus ou moins de zèle des agents chargés d'en faire l'annuel contingent. Ces différences se trouvent en rapport, on le conçoit, avec le nombre des inscriptions obtenues. Ainsi, pour fournir un exemple saillant de cette variété numérique, nous mettrons en regard l'année 1847, pendant laquelle 52 inscriptions s'étaient opérées, et qui offrait le chiffre total de 493 filles soumises, et les neuf mois de l'année

1856, présentant déjà un résultat de 159 inscriptions et un effectif général de 555 prostituées (1).

La prostitution clandestine, elle, n'a pas de numération possible. Recrutée dans cette masse de jeunes filles que la paresse, la misère et le désir de briller mettent incessamment à la disposition du vice, elle se compose et se décompose chaque jour, prenant les allures que la débauche ou le retour au bien peuvent lui imprimer. Domicile réel de la syphilis à Bordeaux, elle fournit à l'hospice ses maladies les plus rebelles. Clientèle des maisons de passe, elle échappe à tout calcul, pendant un temps qui ne peut se mesurer qu'à son adresse à fuir les recherches de la police. Elle finit pourtant par devenir presque toujours tributaire, ou de l'activité des agents, ou de l'intensité d'un mal qu'elle ne peut plus dissimuler (2). Alors, forcément, elle conduit ses victimes à l'inscription, au dispensaire ou à l'hôpital, triangle fatal, mais obligé, de la prostitution légale.

Il est une variété de la prostitution clandestine qu'il faut mentionner ici, car elle est le type réel de la démoralisation au sein des grandes villes; je veux parler des femmes entretenues.— A Bordeaux, plus que partout ailleurs, après Paris, se retrouve, avec tous les traits édifiants qui le caractérisent, ce demi-monde, si dramatiquement exploité depuis quelques années, mais qui a toujours tenu, dans nos mœurs dissolues, le haut du pavé de la prostitution.

A côté donc des filles de boutique, des ouvrières, des grisettes. qui pullulent, après la journée, dans les maisons de passe, il est un nombre considérable de femmes vivant plus ou moins ostensiblement avec messieurs tels et tels, qu'elles s'ingénient à ruiner, et dont plusieurs portent audacieusement les noms. Logées dans

(1) Note relevée du registre du dispensaire, et fournie par M. Mathéron, chef de division.

(2) a Que s'il était permis de soumettre à une visite générale les filles qui >> pullulent dans les lieux de rendez-vous, on pourrait établir comme propo>>sition démontrée que La syphilis a fixé sa plus cruelle symptomatologie » dans la dangereuse et considérable population des maisons de passe. Là, sans » contredit, se trouve la source de ces complications tenaces que la pratique » nous met encore à même d'observer, malgré leur décroissance réelle chez » les masses légalement explorées; là s'engendre et se communique le venin » syphilitique avec ses formes de Protée et sa malignité d'hydrophobe; là, et >> seulement là, se concentrent impunies et cachées, la propagande honteuse » du vice et l'atroce théorie de l'empoisonnement social. » (Aperçu de statistique médicale et administrative sur l'hospice des vénériens de Bordeaux, 1837, par le docteur J. Venot, page 46.)

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de somptueuses petites maisons, ces maitresses en titre de l'homme qui les entretient, ont habituellement un ou plusieurs amants de cœur, sans compter les caprices ou passes, cordes souvent essentielles de leur industrie. On comprend que cette prostitution latente amène plus d'une victime à notre cabinet de consultations; victimes innocentes et d'autant plus muettes, que l'événement qui les conduit chez nous est très souvent le simple résultat d'une entrée de faveur.

Au surplus, ces dames donnent le ton à la mode; leur toilette est toujours riche, soignée, rarement excentrique. On les voit briller dans les promenades, aux stalles d'orchestre du grand théâtre, dans les représentations d'apparat; quelques-unes ont la calèche découverte et la robe bouffante dans les courses ou les cavalcades fashionables. D'autres promènent des enfants (les leurs ou d'autres) superbement vêtus; il en est qui donnent de grands diners, des bals, des soirées musicales; chez d'autres, le jeu a plusieurs fois mis en défaut la surveillance de la police, etc.

Un fait pénible, c'est que la généralité de ces filles se recrute dans la population bordelaise.-Chez presque toutes on trouve, dans la cuisine ou l'office, une domestique âgée. Cette domestique est la mère de madame!

Des revers de plus d'un genre précipitent souvent ces reines d'un jour dans la voie de la prostitution plébéienne; alors les atteignent tous les déboires de la position. Au moment où j'écris ces lignes, deux de ces ex-merveilleuses sont en traitement à l'hospice Saint-Jean, se rappelant gaiement les instants de rapide splendeur qu'elles ont passés au Chemin neuf, petit quartier Bréda de la ville de Bordeaux.

11. DE L'INSCRIPTION.

Elle fut longtemps irrégulière, sans méthode, presque laissée au bon plaisir d'une police souvent injuste, passionnée, ou peu soucieuse des véritables résultats de cette mesure tutélaire.

Depuis 1830 néanmoins, une règle à peu près fixe établit quelque ordre dans cet important chapitre de la salubrité publique (1). Sans remonter si haut, je prendrai le premier re

(1) « Lorsqu'il est avéré, par des rapports exacts et renouvelés par des >> témoignages irrécusables, qu'une fille se livre à la prostitution, elle est » mandée à l'hôtel de ville pour avoir à expliquer sa position. Si les raisons » qu'elle fournit ne démentent pas les renseignements pris sur sa manière de

gistre d'inscription, celui de 1834. A dater de cette époque, le livre du Bureau des mœurs prend une forme et un rang authentiques. En considérant cette année comme point de départ, et allant jusqu'au 1er janvier 1851, c'est-à-dire pendant une période de 17 années, on trouve que le nombre d'inscriptions opérées sur ce contrôle a été de 4,066. Voici le tableau de ces inscriptions, textuellement emprunté au Compte rendu des travaux de la police de Bordeaux, fait en 1855 par M. Dutasta, ex-chef de la police de sûreté.

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» vivre; si surtout elle est dans les conditions d'âge et d'indépendance indi» quées par la loi, on l'inscrit au livre matricuie ouvert à cet effet au bureau >> du chef de division de la police de sûreté. Dès lors elle est classée et reçoit » un numéro d'ordre au répertoire. » (Aperçu de statistique médicale et administrative, page 59.)

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