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NOTICE

SUR LA PROSTITUTION A BERLIN,

D'après le docteur Fr. J. BEHREND (1),

COMPLÉTÉE PAR LES DÉCRETS, ORDONNANCES ET RÈGLEMENTS DE POLICE.

I. DE LA PROSTITUTION PUBLIQUE.

Berlin, la ville la plus importante et la plus riche de l'Allemagne du Nord, compte plus de 300,000 habitants.

Une industrie puissante, une université très fréquentée, une garnison nombreuse, des habitudes de luxe, les contrastes de la richesse et de la pauvreté; tous les éléments qui sont considérés comme les causes de la prostitution se trouvent réunis à Berlin; aussi, peu de villes fournissent-elles un plus large tribut à cefléau.

Historique. A Berlin, dès le moyen âge le besoin se fit sentir de limiter et de surveiller la prostitution. Des documents constatent que dès cette époque on confina les prostituées dans des rues et des maisons spéciales, et les astreignit à porter un costume particulier. Elles furent mises hors du droit commun et soumises à la surveillance et à la juridiction du bourreau, fait qui caractérise l'esprit de cette époque. La première maison de joie dont il ait été question, remonte à la fin du xv siècle, elle était privilégiée par la commune et lui payait un impôt.

Les prostituées qui se rendaient coupables d'infractions contre le règlement qui leur était imposé étaient fouettées et expulsées de la ville, mais aussi se trouvaient-elles sous la protection de l'autorité, et les considérait-on, en quelque sorte, comme la pro

(1) C'est à la demande du gouvernement prussien que M. le docteur Behrend, de Berlin, entreprit en 1850 d'intéressantes recherches historiques sur la prostitution, ses caractères, sa règlementation à Berlin jusqu'en 1846, sur les conséquences de la fermeture des maisons de tolérance en décembre 1845. Les résultats de ses investigations ont été consignées, par cet honorable médecin, dans un ouvrage publié en 1850 sous le titre de Die Prostitution in Berlin. Nous en avons fait extraire un résumé aussi substantiel que possible par M. Paul Duca, et nous avons complété notre travail par les mesures de police et instructions sanitaires en vigueur depuis la réouverture des maisons de tolérance en 1850. Ces derniers documents sont tirés du Preussisches Polizei-Lezicon, Berlin, 1856, t. V, art. PROSTITUTION, p. 41 à 82. (Les Éditeurs.)

priété de la ville; quiconque maltraitait une courtisane soumise à la surveillance était puni comme perturbateur du repos public. On poursuivait la prostitution clandestine, c'est-à-dire celle exercée par des femmes n'appartenant point à la classe des courtisanes, avec une rigueur extrême, et sans avoir égard au rang et à la position des personnes.

Les maisons de bains, introduites à Berlin par les croisés, et qui étaient en plus grand nombre à l'époque dont nous parlons, furent souvent l'objet des investigations de l'autorité. Elles étaient le rendez-vous des libertins des classes riches et élevées, et des femmes équivoques qui s'y livraient à la débauche. De temps en temps des femmes, jusqu'alors réputées honnêtes, y étaient arrêtées, et, sur la preuve ou même sur le simple soupçon de s'être adonnées à la prostitution, étaient punies et bannies de la ville. La chronique raconte que, en 1322, un ambassadeur de l'archevêque de Mayence fut tué par les bourgeois de Berlin, pour avoir proposé à une bourgeoise de l'accompagner au bain.

Le concubinage était considéré comme une prostitution vulgaire et absolument défendu. Une loi portait que les personnes vivant ensemble, sans être unies par les liens de l'Église, devaient être expulsées de Berlin.

Outre les prostituées soumises à la surveillance de l'autorité, lesquelles portaient le nom de demoiselles de la ville, il en existait encore d'autres, c'étaient les femmes errantes ou ambulantes. Elles étaient également notées d'infamie et placées sous la protection de la ville. Elles allaient de foire en foire se livrer à la prostitution,

La Réformation apporta de grands changements à cet état de choses. Des principes de morale plus sévères se firent jour parmi la population. Un rigorisme religieux commença à frapper ce qui jusqu'alors avait été regardé avec indulgence. On alla même jusqu'à considérer le célibat comme un vice, et on crut pouvoir contraindre les célibataires au mariage en éloignant toute occasion de débauche. Une sorte de proscription fut organisée contre les prostituées et les femmes débauchées. Bientôt la ville eu fut purgée presque entièrement. Les suites de ce puritanisme, louable. sans doute sous le point de vue purement moral, mais peu en accord avec les conditions d'être de notre société, ne se firent pas attendre longtemps: la multiplicité des avortements volon

taires, des expositions d'enfants et des adultères força ceuxlà mêmes qui avaient professé les principes les plus austères à revenir à des vues plus modérées; non-seulement l'ancien état de choses fut rétabli, mais on reconnut que le nombre des prostituées n'étant plus suffisant pour la population, il fallait l'aug

menter.

Du reste, comme on le verra, cette expérience devait se renouveler fréquemment à Berlin, car la ténacité qui est propre aux Allemands ne permit point aux administrateurs de cette ville de se tenir satisfaits de ce premier essai, et la lutte entre la rigidité protestante et les vues pratiques de l'administration dura jusqu'en 1855, où l'on parvint enfin à l'établissement d'un système fixe.

Du reste, dans les mesures dont nous avons parlé, il n'était question que de la moralité, l'hygiène publique était laissée dans un parfait oubli, et on peut le comprendre; la syphilis n'ayant véritablement fait de ravages que dans le cours du XVIe siècle, ce n'est qu'au xvii siècle que l'on sentit la nécessité de surveiller et d'arrêter les progrès de ce fléau, c'est en 1700 que paraît un premier réglementisur la matière. Une visite médicale y est prescrite tous les quinze jours. Il y est indiqué que les maisons de débauche ne sont que tolérées, l'on y réglemente aussi la position des prostituées libres, vivant chez elles. Les femmes étaient dirigées sur un hôpital, où elles étaient traitées, et, après la guérison, conduites dans une maison de détention, où elles devaient travailler jusqu'au parfait paiement des frais de maladie.

Une enquête faite en 1717 donne une triste idée de l'état moral de Berlin à cette époque, elle contient en outre, sur ce point, des détails assez curieux. La prostitution clandestine avait atteint son comble, les maisons de correction ne suffisaient plus pour contenir les femmes débauchées qu'on y envoyait. Pour remédier à cet état déplorable, l'on se vit forcé de favoriser l'établissement des maisons de tolérance, et le nombre s'en augmenta en peu de temps. On comptait à Berlin, vers la fin de la guerre de Sept ans, plus de cent maisons de ce genre, contenant chacune, en moyenne, neuf prostituées, chiffre très élevé par rap port à la population à cette époque. Ces maisons se divisaient en trois catégories ou classes: celles de la plus basse classe recevaient les hommes des rangs les plus infimes; les prostituées y

étaient vêtues à la mode bourgeoise et en bonnet. Les maisons de seconde catégorie étaient dévolues à la classe des artisans, à la classe moyenne, et les prostituées qui faisaient partie de ces maisons ne se montraient que fardées et en jupons de baleine. Les maisons de troisième classe étaient des espèces de cafés où les prostituées se tenaient en grande toilette; elles n'y demeuraient pas, et elles n'y venaient que pour se montrer et exercer leurs séductions. Ces lieux n'étaient guère fréquentés que par des individus appartenant aux classes élevées de la société. La plupart des prostituées se recrutaient surtout parmi les enfants de soldats.

En 1791 un nouveau règlement introduisit certaines modifications et particulièrement institua un impôt mensuel que chaque prostituée devait payer pour les frais en cas de maladie. En 1795 cet impôt nécessita la division des filles publiques en trois classes. Selon le luxe qui régnait dans ces maisons, selon la taxe établie sur les visiteurs, les filles de la première classe payaient chaque année 3 fr. 75 cent.; celles de la deuxième classe, 2 fr. 50 cent.; celles de la troisième classe, 1 fr. 25. Les filles en chambre étaient rangées dans la première et dans la deuxième classe. L'élèvement du prix des objets de première nécessité pendant et après les guerres de la fin du xvir siècle, diminua les ressources de la caisse de secours, et fit élever l'impôt mensuel à 7 fr. 50 cent., 3 fr. 75 cent., et 2 fr. 50 cent. pour les trois classes de filles de maison. Les filles en chambre payèrent toutes 3 fr. 75 cent. Enfin, l'impôt annuel que payaient les maîtres de maison:

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fut élevé à 37 fr. 50 cent. pour cette dernière classe.

Cette mesure, maintenue et pratiquée jusqu'à présent, a donné d'excellents résultats. Les prostituées ont été mieux soignées, et, de plus, la comptabilité de la caisse a pu servir en même temps de bureau de statistique et de surveillance. Les employés étaient d'autant plus intéressés à surveiller les maisons de tolérance et à poursuivre la prostitution clandestine, qu'ils ne recevaient point d'appointements fixes, ne prélevant que des parts proportionnelles aux sommes perçues.

En 1796 on voulut restreindre le nombre des prostituées; mais, comme il arrive toujours, la prostitution clandestine augmenta notablement et les accidents vénériens devinrent plus fréquents. La police reconnaissait bien la nécessité de la prostitution tolérée; mais ce qu'on appelle l'opinion publique, c'est-à-dire cette pression aveugle d'une population morale qui ne voit que les inconvénients, tendait sans cesse à restreindre les permissions.

On comprend que pendant les guerres de la fin du xvin siècle et du commencement du xix, la surveillance fut souvent relâchée, et la syphilis fit des ravages de plus en plus grands. De 1815 à 1829, les règlements anciens furent observés; en cette dernière année un règlement nouveau y fit quelques modifications; peu à peu sous l'influence d'une pression normale les maisons de tolérance se rapprochèrent les unes des autres et en vinrent à être presque toutes dans la même rue. On comprend les ennuis d'un tel voisinage; enfin, en 1840 commencèrent des pétitions de propriétaires voisins pour demander la suppression des maisons de tolérance. Malgré les observations pleines de justesse de la police, le gouvernement ordonne en 1844 la suppression des maisons de tolérance; elles furent fermées à la fin de 1845, et les filles dirigées sur leurs foyers ou tel autre endroit qu'elles indiquaient en dehors du territoire prussien. Dans une question qui présente, quoi qu'on fasse, tant de difficultés, il n'est pas étonnant de voir supprimer, rétablir et transformer les choses. Les maisons fermées, la prostitution clandestine prit un développement extrême, la syphilis une extension nouvelle, et après dix ans, on en revint à ce mal nécessaire, le rétablissement des maisons de tolérance. On verra la nécessité de cette mesure par les faits suivants:

Ainsi qu'il a été dit plus haut, pendant la suppression des maisons de tolérance, la syphilis se propagea notablement comme on peut le voir par les tableaux statistiques établis d'après les registres de l'hospice de la Charité (voir p. 678), et des hôpitaux militaires. Non-seulement la maladie fut plus fréquente, mais elle prit une gravité remarquable et le temps de séjour dans les hôpitaux augmenta sensiblement (p. 678).

La garnison surtout eut à souffrir des atteintes de ce mal; les accidents primitifs, secondaires et tertiaires y furent observés, comme il arrive toujours quand la surveillance n'est plus main3 ÉDIT., T. II.

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