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CHAPITRE PREMIER

DES APPORTS SOUMIS A VÉRIFICATION, ET DES CAS DANS LESQUELS CETTE VÉRIFICATION DOIT AVOIR LIEU

Tout associé doit faire un apport à la société, mettre en commun une chose qui soit soumise aux chances sociales, qui lui donne le droit de participer aux bénéfices et entraîne pour lui une obligation corrélative de contribuer aux pertes qui pourraient être encourues; sans quoi la societé ne serait pas contractée dans l'intérêt commun; elle serait leonine. Une mise sociale est de l'essence de toute société ; l'article 1832 du Code civil définit la société un contrat par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre quelque chose en commun, dans la vue de partager le bénéfice qui pourra en résulter; et la loi dans l'article 1833 dispose que chaque associé devra y apporter, ou de l'argent, ou son industrie, ou d'autres biens. En un mot, tout ce qui est susceptible de propriété ou de jouissance, voire même des choses incorporelles, peut faire l'objet d'un apport social.

Dans les sociétés par actions, les apports sont divisés en deux grandes classes: les uns sont faits en espèces, les autres, désignés sous le nom d'apports en nature, sont, suivant

les expressions de l'article 4 de la loi de 1867, tous ceux qui ne consistent pas en numéraire 1. La liste de ces derniers est donc très variée; elle comprend tous les biens meubles ou immeubles, corporels ou incorporels, tels qu'un fonds de terre ou de commerce, un brevet d'invention, la concession d'une mine, l'exploitation d'une usine, le travail. Leur valeur est incertaine, aléatoire; or il importe que la mise de chacun soit déterminée, pour que les actionnaires prennent dans les bénéfices une part proportionnelle, et que les tiers puissent compter sur un capital qui soit une réalité. C'est au moyen d'une évaluation, faite par les deux assemblées générales dont les articles 4 et 24 prescrivent la réunion, que sera fixé d'une manière irrévocable le prix des apports en nature.

Le mot «< numéraire » n'est pas pris par la loi dans un sens absolument restrictif. Les motifs mêmes qui ont inspiré le législateur indiquent qu'il faut assimiler au numéraire « tout ce qui peut être réputé argent comptant >>, les billets de la Banque de France, par exemple, les bons du Trésor payables à vue, les chèques et tous papiers-monnaie, en tant qu'ils sont d'un recouvrement immédiat et certain. La mesure de la vérification ne serait même pas applicable à l'apport fait en effets de commerce, en valeurs de crédit ou de portefeuille; car, ainsi qu'il résulte d'un, arrêt de la Cour d'Agen, elles se distinguent « de celles dont s'occupe l'article 4 de la loi, qui, à cause de leur valeur incertaine et variable, doivent être préalablement soumises à la vérification et à l'approbation des actionnaires en assemblée générale ». Le versement du quart exigé de tout souscripteur ne serait pas valablement effectué au moyen de leur remise, car il n'appartient pas au gérant ou aux fondateurs d'accepter, au

1. Ces expressions se trouvent déjà dans l'article 4 de la loi de 1856 et dans l'article. 5 de la loi de 1863.

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lieu de numéraire, des valeurs dont le recouvrement sera. peut-être difficile et occasionnera des frais; mais, pour le surplus de la souscription, ces valeurs seraient valablement. acceptées sans estimation préalable pour un prix égal à leur énonciation, sauf encaissement.

Lorsque les membres d'une société dissoute apportent à une société en voie de formation la part d'actif qui leur revient dans la liquidation de l'ancienne, ils font un véritable apport, lequel, ne consistant pas en numéraire, tombe sous. l'application de l'article 4. C'est ce qu'a admis avec raison la Cour de cassation 1. Dans l'espèce, le capital social avait été constitué par les commanditaires et les créanciers d'une précédente association dissoute et mise en faillite uniquement au moyen de valeurs provenant de cette faillite. La Cour déclara que les nouveaux associés n'étaient pas affranchis de l'obligation de verser le montant total du capital annoncé au public, alors que les valeurs apportées à la société n'avaient pas été appréciées et approuvées en assemblée générale. Cependant, étant donné le but poursuivi par le législateur, la vérification ne nous paraîtrait pas nécessaire, ainsi que l'a décidé la Cour de Dijon, lorsque l'apport provenant de sommes versées à une société dissoute est déterminé; que l'actionnaire a pris l'engagement de garantir la société nouvelle contre toute perte causée par la liquidation de la précédente, et que l'assemblée générale a, le jour même de la signature du pacte social, reconnu la sincérité des versements constatés par cet acte. En pareil cas, en effet, la mise de l'associé n'est pas aléatoire, puisqu'il s'oblige à maintenir son apport au chiffre fixé.

Il ne faut pas confondre la vente avec le contrat d'apport;

1. Cass. 10 mai 1869. Sir. 70, 1, 391. - Cour de Paris, 28 avril 1883. Journ. des Sociétés, 1883, p. 412.

2. 16 février 1881. Dall., 82, 2, 109.

la vérification n'est ordonnée que s'il y a apport. Si celui qui livre ses biens à une société qui se constitue doit recevoir en échange des actions et devenir associé aux bénéfices et aux pertes de la société, c'est un un contrat d'apport, et l'article 4 est applicable. Si, au contraire, un immeuble est entré dans l'actif de la société aux termes des statuts, mais à titre de vente ferme, si cette transmission s'est effectuée, non pas moyennant une part de droits sociaux, mais moyennant une somme d'argent, c'est simplement une vente qui sera soumise à l'assemblée des actionnaires. Le propriétaire se trouve vis-à-vis de la société dans la situation d'un vendeur vis-à-vis d'un acheteur, et notamment il jouit du privilège du vendeur. Cette distinction est importante, non seulement au point de vue civil et commercial, mais encore au point de vue fiscal; elle a été très bien posée dans un arrêt rendu en audience solennelle par la Cour d'Orléans saisie par la Cour de cassation après cassation d'un arrêt de la Cour de Paris. La société des eaux minérales d'Enghien abandonnait différents meubles et immeubles à la société des Thermes, dans laquelle elle s'absorbait, à la charge par celle-ci de rembourser, en l'acquit de celle-là, des obligations s'élevant à une somme déterminée et, en outre, moyennant l'attribution d'un certain nombre d'actions dela société nouvelle. L'acte de société déclarait qu'il y avait eu apport, et de fait, les immeubles avaient été vérifiés, évalués, approuvés conformément à l'article 24; c'est sur ces motifs qu'on s'appuyait pour contester à la société des eaux le privilège du vendeur. La Cour de Paris le lui reconnut cependant, mais parce que ces faits « n'étaient que des apparences cachant sous une fausse qualification la vérité des choses. >> Il résultait des documents du procès dans lesquels se trouvait a révélation de l'intention des parties, qu'il y avait eu entente entre les représentants des deux sociétés pour la cession des immeubles moyennant une somme fixe qui devait être garantie à la société des eaux moitié à payer aux obligataires,

moitié en actions qui seraient remises en espèces. D'après la Cour de Paris, il était donc évident que c'était une vente. qui, sous forme d'apport, s'était réalisée entre les parties.

Cet arrêt fut cassé; il contenait une erreur de dreit; les documents qui relataient la convention secrète intervenue entre les parties n'étaient rien autre chose qu'une contrelettre; or, d'après l'article 1321 du Code civil les contre-lettres n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes, et n'en ont pas contre les tiers, voire même contre les créanciers chirographaires. Il était antilégal de faire prévaloir les clauses de ces documents sur les stipulations du contrat ostensible. C'est alors que la Cour d'Orléans, « considérant que l'abandon que fait un tiers à une société d'immeubles lui appartenant ne constitue pas une vente, mais un contrat d'apport en société, lorsque ce tiers doit recevoir, comme équivalent de la valeur de ses immeubles, des actions de ladite société, et qu'il ne lui est alloué ni retour ni bénéfice indépendant du bénéfice commun; qu'il apporte en effet dans ce cas des immeubles à titre de mise sociale et qu'il se trouve de la sorte participer à une communauté d'intérêts dont la prospérité peut seule le rémunérer de la valeur qu'il y a engagée; mais qu'il en est autrement lorsque le tiers reçoit le prix de cet apport ou l'équivalent du prix au moyen d'une somme d'argent payée à lui-même ou à ses créanciers; que dans ce cas il y a vente jusqu'à concurrence de la somme payée », établit, d'après les énonciations même de l'acte, une distinction entre ses stipulations et décida qu'il y avait eu apport pour la somme en représentation de laquelle des actions libérées avaient été attribuées, et vente pour la somme à payer aux obligataires. Mais, comme les parties avaient distingué, en l'espèce, dans la somme devant servir au payement de ces obligataires la portion du prix applicable aux meubles et celle applicable aux immeubles, le privilège du vendeur (art. 2103 § 1) ne s'étendait sur les immeubles que jusqu'à concurrence de la frac

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