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Salves d'artillerie, discours, cérémonies religieuses, banquet, rien ne manqua à une telle solennité. La Constitution fut imprimée, distribuée et promulguée dans toute la colonie. Toussaint était au faite de sa gloire. Il se croyait désormais le chef légal et légitime de Saint-Domingue, la France ne conservant qu'une espèce de protectorat sur l'île.

Cependant quelques-uns de ses lieutenants n'étaient pas sans inquiétude sur les conséquences de la mesure hardie qui venait d'être prise. Dessalines commença à trouver que son chef subissait trop l'influence des colons et allait audelà de ce que la prudence autorisait. Il se montra pourtant circonspect dans sa critique et ne se soucia pas d'encourir la colère du nouveau gouverneur. Moïse, pensant que les liens du sang et son constant dévouement le mettraient à l'abri de la défiance et des soupçons de son oncle, se montra moins réservé. Il désapprouva surtout les rigueurs dont les cultivateurs, pour la plupart des noirs, étaient l'objet; et il s'efforça de les atténuer: ce qui mécontenta les colons. Les grands planteurs trouvèrent que le neveu du Gouverneur donnait un mauvais exemple. Ils mirent donc tout en œuvre pour le perdre.-Les cultivateurs n'avaient pourtant besoin d'aucune excitation au mécontentement; on avait beau leur dire qu'ils n'étaient plus esclaves, ils ne voyaient guère de différence entre le passé et le présent. Maintenus sur les habitations de leurs anciens maîtres, ils étaient courbés sous la tyrannie des chefs militaires qui les contraignaient au travail, comme autrefois les commandeurs. Rien de plus naturel que de les voir recourir aux moyens qui leur avaient permis au début de s'affranchir d'un joug odieux: ils pensèrent à la révolte. Lamour Dérance, entraînant les noirs du Bahoruco, avait même pu s'emparer de Marigot. Ecrasé par des forces supérieures, il dut abandonner ce point et regagner les montagnes. Dessalines ne tarda pas à arriver sur les lieux; de nombreuses exécutions en résultèrent.

Les noirs du Département du Nord que commandait

Moïse n'étaient pas plus satisfaits de leur sort que ceux des autres parties de l'île. Des cultivateurs de la plaine de Limbé se soulevèrent et, après avoir massacré environ 300 blancs, menacèrent le Cap. Les colons furieux attribuèrent ce mouvement au peu de sévérité de Moïse; on en fit un complice sinon le chef des rebelles. Il fut donc arrêté et livé à un Conseil de guerre qui le condamna à mort. Moïse fut fusillé le 29 Novembre 1801.

Tout en rétablissant l'ordre et la sécurité, Toussaint pensait à l'accueil que Bonaparte ferait à la Constitution. Il avait chargé le Colonel Vincent d'aller lui soumettre cet acte. L'agent du Gouverneur de SaintDomingue ne put se faire aucune illusion sur les dispositions du Premier Consul.-Bonaparte, victorieux et maître de la France, n'était que trop disposé à saisir la première occasion de faire sentir son autorité à Toussaint.

En attendant, le nouveau gouverneur continuait la réorganisation des services publics par une série de lois que, sur sa proposition, l'Assemblée Centrale s'empressa de voter. Toussaint obtint ce que les agents successifs de la France n'avaient pu réaliser: par les mesures énergiques qu'il prit, la prospérité était revenue. Très scrupuleux au sujet des deniers de la colonie, il exigeait une sévère probité des administrateurs des finances et des comptables des fonds publics. Les cultures étaient florissantes et la justice administrée par des hommes compétents. La tranquillité avait enfin succédé aux agitations qui depuis 1791 ensanglantaient la colonie. De nouveaux orages s'amoncelaient pourtant sur cette malheureuse terre de Saint-Domingue.

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Suivant un rapport de Vollée, les produits s'élevèrent, de 1800 à 1801, à 16.540 livres de sucre terré, 18.518.572 de sucre brut, 43.220.270 de café; 2.480.340 de coton; 804 d'indigo, 648.518 de cacao; 6.768.634 de campêche; 99.419 de sirop; 75,519 de gomme de gayac.

En 1790 l'ile produisait 70 millions de livres de sucre blanc; 93 millions de sucre brut; 68 millions de café; 6 millions de coton; 1 million d'indigo; 150,000 de cacao; 1,500,000 gayac et acajou; 30,000 de sirop.-B. Ardouin, Histoire d'Haiti, 4e. vol. p. 400.

L'autoritaire Bonaparte, à qui tout cédait, se préparait à subjuguer le nègre qui avait osé usurper les pouvoirs de la France. Couronnant la machiavélique politique du Directoire, il méditait et la destruction de l'influence des noirs et le rétablissement de l'esclavage. Les divers agents de la France n'avaient cessé d'exciter les noirs contre les mulâtres. L'on allait maintenant recourir à ces derniers pour écraser Toussaint et ses partisans; sauf à les déporter tous, une fois le succès obtenu. Ainsi le conseillait d'ailleurs Kerverseau.

La paix avec l'Angleterre était à peine signée qu'une formidable expédition fut organisée. Le 14 Décembre 1801 cinq escadres quittèrent simultanément les ports de Brest, de Lorient, de Rochefort, de Toulon et de Cadix. Quarante vaisseaux, 27 frégates et 17 corvettes transportèrent à Saint-Domingue près de 45,000 des meilleurs soldats de France.-Bonaparte mit à la tête de l'expédition son propre beau-frère, le Général Leclerc, nommé Capitaine-Général. Treize généraux de division, parmi lesquels Donatien Rochambeau, et 27 généraux de brigade devaient aider le nouveau Gouverneur à anéantir l'autorité de Toussaint. Rigaud et ses lieutenants, Pétion, Léveillé, Birot, Déléard, etc., qui, après la guerre du Sud, s'etaient réfugiés en France, accompagnèrent l'armée d'invasion.

Malgré ces forces imposantes, Bonaparte ne dédaigna pas d'employer la ruse pour avoir raison de son redoutable adversaire. Les deux fils de Toussaint, Placide et Isaac, étaient en France. I les reçut, les combla d'avis et de bons conseils pour leur père, et les fit partir avec leur précepteur Coisnon, chargé d'une lettre qu'il avait adressée au Général en chef de SaintDomingue. Nommés sous-lieutenants par le Premier Consul, Isaac et Placide devaient s'efforcer d'obtenir la soumission de leur père à l'autorité de la France.

Placide était le fils de Séraphin.-En épousant la mère, Toussaint avait adopté l'enfant.

Le 29 Janvier 1802 la flotte française était dans la baie de Samana. Toussaint Louverture se trouvait en ce moment à Santo-Domingo.

Deux frégates portant la division Kerverseau se dirigèrent sur cette ville, tandis que Leclerc avec la division Hardy prenait la route du Cap. La division Rochambeau avait pour objectif le Fort-Liberté et la division Boudet, Port-au-Prince.

Le 1er. Février 1802 l'escadre de Leclerc parut devant le Cap. Christophe, Commandant de l'Arrondissement, se transporta immédiatement au fort Picolet; sans aucune hésitation il fit tirer sur un des vaisseaux qui essayait d'entrer dans le port. Malgré les sommations accompagnées de promesses de faveurs qui lui furent faites par un aide-de-camp envoyé par Leclerc, malgré les instances de la municipalité ayant à sa tête le noir César Thélémaque qui le suppliait d'épargner à la ville du Cap les horreurs d'une lutte armée, Christophe resta inébranlable dans sa résolution de ne point permettre le débarquement des troupes françaises avant d'avoir reçu des ordres à cet effet de Toussaint Louverture, son supérieur hiérarchique. Le 3 Février il consentit seulement à autoriser une députation à se rendre auprès de Leclerc pour demander un délai suffisant pour communiquer avec Toussaint. Sur le refus de Leclerc, Christophe prit ses dernières dispositions; le 4 Avril il donna l'ordre aux troupes de contraindre les habitants à quitter le Cap. A ce moment Rochambeau s'emparait du Fort-Liberté qui ne put opposer une grande résistance. Le Général français fit massacrer tous les soldats indigènes tombés en son pouvoir. La lutte débutait ainsi par un acte de sauvagerie qui ne pouvait manquer de provoquer des représailles.

Dans la même nuit du 4 Février Christophe apprit ce qui s'était passé au Fort-Liberté. Il ordonna immédiatement d'incendier la ville qu'il ne pouvait pas défendre contre des forces supérieures. Et donnant l'exemple il mit lui-même le feu à sa propre maison qui était luxueusement meublée. Le 5 Février au matin

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