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à les entendre, les noirs n'avaient que des vices qui en faisaient des espèces de monstres indignes de jouir des droits de l'homme! .

Toussaint Louverture avait rendu à la France l'inappréciable service de lui conserver Saint-Domingue, en en chassant et les Espagnols et les Anglais. La France l'en récompensait "en le faisant garrotter comme un criminel." Sa famille même ne fut point épargnée. Des officiers européens à la tête de 400 soldats envahirent la maison de sa femme et l'en expulsèrent à coups de fusil. Sa propriété fut livrée au pillage! Madame Toussaint, son fils Isaac, sa nièce furent arrêtés et expédiés sur la frégate la "Guerrière." Même un enfant de onze ans que Toussaint faisait élever au Cap fut enlevé à son précepteur et 'embarqué! Placide Louverture et Mars Plaisir, le fidèle domestique de l'ex-Gouverneur, furent également conduits à bord de la "Guerrière."

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Dans la nuit même de son arrestation Toussaint Louverture fut conduit aux Gonaïves et embarqué sur la "Créole." En vue du Cap il fut transbordé sur le "Héros" qui devait le conduire en France. C'est en arrivant sur ce vaisseau qu'il prononça ces paroles prophétiques: "En me renversant, on n'a abattu à "Saint-Domingue que le tronc de l'arbre de la liberté "des Noirs; il repoussera par les racines, parce qu'el"les sont profondes et nombreuses."

Arrivé à Brest le 12 Juillet 1802, Toussaint ne fut débarqué que le 13 Août. Il fut escorté au fort de Joux et enfermé dans un cachot humide. Son domestique, Mars Plaisir, fut seul autorisé à l'accompagner. On le sépara ainsi de sa femme, de ses enfants, de tout ce qui pouvait adoucir l'amertume de sa captivité. Sa famille fut internée à Bayonne. Aucune souffrance ne fut épargnée à l'illustre martyr. On le laissa exposé au froid du Jura, aux rigueurs d'un climat auquel il n'était pas habitué.

Toussaint était arrivé à Brest dans le dénuement le plus complet. Au fort de Joux l'on crut humilier ce

16 Saint Jean qui mourut à Agen le 8 Janvier 1804.

vaincu que l'on craignait tant, en lui envoyant des souliers en lambeaux et des haillons pour vêtements. Grelottant sous ses loques, affamé, Toussaint fut en outre réduit à préparer lui-même le peu de nourriture qu'on lui accordait; car on lui enleva subitement son compagnon de captivité: le fidèle Mars Plaisir fut enchaîné et transféré dans une prison de Nantes. Toutes ces rigueurs étaient exercées contre un homme qu'aucun tribunal n'avait condamné et auquel l'on n'avait même pas fait connaître le genre de crime dont il était accusé. L'arbitraire du Premier Consul se plaisait ainsi à torturer celui que la fortune des armes avait trahi. Napoléon devait expier les cruautés de Bonaparte. Et l'Empereur qui avait fait trembler toute l'Europe se verra un jour également séparé des êtres qui lui sont chers; à son tour, il connaîtra les affres d'une lente agonie sur un rocher perdu au milieu de l'Océan.

La mort, plus charitable que les hommes, fit enfin cesser les vexations, les humiliations et les souffrances tant physiques que morales qu'endurait l'ancien Gouverneur de Saint-Domingue. Le 27 Avril 1803 l'on trouva Toussaint Louverture assis auprès de la cheminée, les deux mains posées sur les genoux, la tête penchée sur le côté droit: le Premier des Noirs n'existait plus! La mort même n'arrêta point la rage de ses persécuteurs. Son cadavre fut jeté dans une vulgaire fosse. Et il serait aujourd'hui impossible à la France de retrouver ses restes pour les rendre à Haïti!

Toussaint Louverture 18 n'eut pas l'honneur d'affranchir l'île de la domination française. Mais il est le Précurseur. Il mit l'espérance au cœur de ses congénères; il leur démontra par son exemple que le pouvoir n'était pas inaccessible et que, pour commander à leur tour, il suffisait d'être victorieux.-Et au moment

" Après la mort de Toussaint Louverture, sa famille fut internée à Agen. Madame Louverture y mourut en 1816. (B. Ardouin, 5e. vol., p. 233.) Dans un de ses sermons le Révérend Frank De Witt Talmage a parlé comme suit du service rendu aux Etats-Unis par Toussaint Louverture:

où il rendait le dernier soupir, noirs et mulâtres que ses infortunes avaient enfin pour toujours unis luttaient avec acharnement pour atteindre au but qu'il leur avait laissé entrevoir.

Traduction. Extrait. "L'autre grande expansion géographique sur "laquelle j'appellerai votre attention est l'acquisition de la Louisiane. "La cause indirecte de cette acquisition est presqu'inconnue de la "majorité des citoyens des Etats-Unis. Et, afin de donner à cette "transaction son caratère historique, je dois vous présenter d'abord une "personnalité aussi étrange et aussi magique que celle de George Rogers "Clark. Cet homme n'est pas un blanc, mais un noir pur sang. Il ne "vit pas en France, en Espagne ou aux Etats-Unis, mais dans l'île de "Saint-Domingue. Cependant ce noir, cet ancien esclave nommé "Toussaint Louverture, que Napoléon a trompé par de fausses promesses "et a brutalement laissé mourir de faim dans la forteresse frangaise de "Joux, a eu, dans l'achat de la Louisiane, autant à faire que Robert "Livingston ou le Président Thomas Jefferson.

"C'était à l'époque des Robespierre, des Marat et des Danton, que, "sous la direction de ce moderne Spartacus appelé Toussaint Louverture, "les esclaves de l'ile se soulevèrent, combattirent pour leur dignité "d'hommes et celle de leurs femmes, conquirent leur indépendance et "désignèrent leur brave général Toussaint Louverture comme leur chef "national. C'était en 1801. Mais en 1802 fut conclu le traité "d'Amiens. Le Petit Caporal se dit alors à lui-même: Il me "faut combattre quelque chose; je dois tenir mes soldats occupés. "Jetant les yeux sur la carte il s'écria: Voilà Saint-Domingue. Je vais "reconquérir cette île et replacer ses noirs dans l'esclavage.

"La fleur de l'armée française partit pour cette lointaine fle. "Toussaint Louverture fut perfidement trahi et emmené en France "comme prisonnier; mais ses lieutenants continuèrent son œuvre pa"triotique. Ces nobles et braves disciples du Washington de cette ile du "Sud, aidés par la peste et la maladie qui combattirent en leur faveur, "pressèrent petit-à-petit les troupes françaises au point qu'au bout de "quelques mois les six-septièmes de tous ces peu scrupuleux envahisseurs "français étaient morts. Napoléon, le grand Napoléon, Napo"léon, le puissant conquérant, qui rêvait de faire du territoire de la "Louisiane l'étoile la plus brillante de son royal diadème, se dit: Si "quelques noirs de la lointaine île de Saint Domingue ont pu détruire "mes légions, je ne pourrai pas, en cas de guerre, conserver la Loui"siane; je dois la vendre immédiatement. C'est ainsi que tout "le Territoire Indien, Kansas, Nebraska, Iowa, Wyoming, Montana, "Dakota, la plus grande partie du Colorado, du Minnesota et les Etats "de Washington et de l'Oregon nous échurent comme conséquence de "l'action indirecte d'un noir méprisé. Louez, si vous voulez, l'œuvre de "Robert Livingston ou de Jefferson, mais aujourd'hui n'oubliez pas ce "que nous devons à Toussaint Louverture qui a été la cause indirecte "de l'expansion américaine par l'achat de la Louisiane en 1803. "dites plus que les noirs du Sud ou du Nord n'ont pas le droit d'être "citoyens des Etats-Unis. Toussaint Louverture a pour toujours gagné "pour eux ce gage de notre reconnaissance."-Christian Herald, New York, 28 Novembre 1906.

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CHAPITRE IX.

Mesures réactionnaires-Les indigènes s'unissent sous le commandement de Dessalines-Guerre de l'indépendance-Mort de LeclercRochambeau-Atrocités commises par les Français-Capois-la-Mort -Expulsion des Français.

La déportation de Toussaint Louverture, précédée de celle d'André Rigaud, dessilla les yeux des moins clairvoyants. Noirs et mulâtres comprirent enfin que leur salut était dans l'union intime et loyale. Il n'y avait pas de doute possible sur l'objet de la mission confiée au Général Leclerc: il devait rétablir la prépondérance des blancs et briser l'influence des indigènes. Le gouvernement consulaire, enivré par ses rapides succès en Europe, escomptait un facile triomphe à Saint-Domingue. Il ne prit même pas la peine de déguiser ses desseins: une loi maintenant l'esclavage et la traite des noirs fut votée. Et à la Guadeloupe le Contre-Amiral Lacrosse s'était empressé de remettre ce régime odieux en vigueur. Ces procédés réactionnaires ne manquèrent pas d'inquiéter les anciens esclaves de Saint-Domingue qui avaient en quelque sorte conquis leur liberté par les armes. Le Général Leclerc ne fit rien pour calmer ou pour dissiper leur légitime anxiété. A son tour, il crut que les invincibles soldats qui avaient soumis l'Europe n'auraient aucune peine à dompter des adversaires à peine dignes de se mesurer avec eux. Il ne se gêna donc pas pour prendre des mesures destinées, selon lui, à hâter l'accomplissement des grandes visées politiques du Premier Consul. Que lui importait l'humiliation possible des indigènes! Il fallait avant tout les faire

rentrer au plus vite sous le joug. Le Capitaine Général commença par annuler les promotions faites par Toussaint Louverture; il répartit ensuite les troupes coloniales entre les divers régiments venus de France et ordonna le désarmement général des cultivateurs. Sur sa convocation, un conseil colonial s'était réuni au Cap. Les colons qui en faisaient partie ne gardèrent aucune réserve; ils osèrent réclamer le rétablissement de l'esclavage; Christophe qui était présent ne put s'empêcher de s'écrier: "Point de liberté, point de "colonie."

Leclerc crut qu'il serait facile d'attacher les indigènes aux habitations en les empêchant de devenir propriétaires; il renouvela, en conséquence, aux notaires la défense de recevoir des actes de vente pour moins de 50 carreaux de terre.-Inhibition fut faite aux cultivateurs de prendre femme ailleurs que sur la propriété où ils travaillaient. Et il ne leur fut point non plus permis de circuler sans cartes de sûreté. La gendarmerie sabrait ceux qu'elle rencontrait sur les routes sans l'estampille de l'autorité. Bonaparte combla la mesure en prenant, le 2 Juillet 1802, un Arrêté défendant aux noirs et aux mulâtres d'entrer sur le territoire de la France.

Ces maladresses exaspérèrent les indigènes. L'on ne se fit aucun scrupule pour pendre, pour noyer les imprudents qui se plaignaient trop haut. Les Français donnèrent encore l'exemple des crimes.

Le désarmement surtout causa le plus vif mécontentement. Les cultivateurs sentirent qu'en leur arrachant les armes dont ils s'étaient pourtant servis pour chasser les Espagnols et les Anglais de la colonie, on leur enlevait le moyen le plus sûr de défendre leur liberté. Aussi montrèrent-ils une grande répugnance à se conformer à cet ordre du Général Leclerc. Il y avait là une bonne occasion de préparer le peuple à la révolte en lui démontrant qu'il serait désormais à la merci de ceux qui pensaient à rétablir l'esclavage. Dessalines, Pétion, Christophe, Clervaux, Magny, etc., ne manquèrent pas d'en profiter. Ils remplirent avec

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