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l'amour des masses quand, par de libérales distributions et des ventes fréquentes de terre, il transforma en possesseurs du sol ceux qui jusque-là étaient assujettis à le bêcher seulement. En créant la petite propriété, Pétion attacha le peuple à la République et l'intéressa davantage au maintien de l'indépendance nationale. L'instruction publique eut aussi toute son attention: il fonda, entre autres écoles, le Lycée qui, à Port-au-Prince, porte son nom. Préoccupé de la nécessité de préparer la reconnaissance de notre indépendance par les grandes Puissances, il s'évertua à faire flotter le drapeau national au dehors. Des navires sous pavillon haïtien se rendirent en Angleterre, aux Etats-Unis où ils furent bien accueillis. D'excellentes relations s'établirent ainsi avec l'étranger. L'Angleterre en vint à oublier la défense que, par crainte de la contagion, elle avait faite à ses colonies des Antilles d'avoir aucun rapport avec Haïti. Se trouvant en guerre avec les Etats-Unis, elle ne put approvisionner la Jamaïque qui aurait souffert de la famine sans les produits de toutes sortes qu'Haïti lui fournit.

Sous la double administration de Christophe et de Pétion la prospérité renaissait. Mais des appréhensions causées par l'attitude de la France arrêtèrent l'œuvre de reconstruction. Louis XVIII avait remplacé Napoléon 1er. Le nouveau monarque pensa qu'il serait facile de reconquérir Haïti. Trois agents, Dauxion Lavaysse, Davermann et Franco de Médina, y furent envoyés à la fin de Juin 1814. A cette époque les Français ne possédaient plus rien à Saint-Domingue; car les habitants de la partie espagnole s'étaient révoltés contre eux et avaient, en Juillet 1809, replacé cette partie sous la domination de l'Espagne. Les instructions secrètes du gouvernement français, trouvées dans les papiers de Franco de Médina que Christophe avait fait arrêter et juger comme espion, dévoilèrent l'intention des Bourbons non seulement d'expédier une armée à Haïti, mais encore d'y rétablir l'esclavage. L'émotion que ces instructions causèrent fut immense. Pétion et Christophe, à leur louange, n'eurent qu'une pensée:

se préparer à une résistance énergique. Des armes, des munitions, des approvisionnements de toutes sortes furent accumulés dans les montagnes, dans les lieux où la stratégie haïtienne pouvait lasser le courage des troupes européennes. Les dépenses furent considérables et paralysèrent tout. On les supporta avec résignation et le peuple montra le plus grand enthousiasme à défendre, avec sa liberté, le sol qu'il foulait en maître. Napoléon revint fort opportunément de l'île d'Elbe pour entraver l'exécution des projets de Louis XVIII.

Après leur seconde Restauration, les Bourbons reprirent cependant l'idée de la soumission d'Haïti à leur autorité. Une Ordonnance du 24 Juillet 1816 nomma Commissaires du Roi à Saint-Domingue le Vicomte de Fontanges, lieutenant-général, le Conseiller d'Etat Esmangart et le capitaine de vaisseau Du Petit-Thouars. Cette nouvelle mission échoua devant la ferme attitude de Pétion et de Christophe. Les Commissaires quittèrent Port-au-Prince le 12 Novembre 1816. Le même jour Pétion, dans une proclamation au peuple, s'exprima comme suit: "Nos droits sont "sacrés; nous les puisons dans la nature; elle nous a "créés égaux aux autres hommes; nous soutiendrons "nos droits contre tous ceux qui oseraient concevoir la "coupable pensée de nous subjuguer. Ils ne trouve"raient sur cette terre que des cendres mêlées de sang, "du fer et un climat vengeur. L'autorité repose sur "votre volonté, et votre volonté est d'être libres et "indépendants. Vous le serez ou nous donnerons cet "exemple terrible à l'univers de nous ensevelir sous "les ruines de notre patrie plutôt que de retourner à la "servitude même la plus modifiée.

De son côté Christophe, dans une Déclaration du 20 Novembre, parlait ainsi: "Nous ne traiterons avec

A leur retour en France les Commissaires essayèrent pourtant d'attribuer leur échec aux intrigues de la Grande Betagne et des EtatsUnis. Dans leur rapport ils accusèrent ces deux Puissances de calomnier la France et de la rendre odieuse à un peuple ignorant, d'entretenir la méfiance de Pétion en ne cessant de lui répéter que la France n'a d'autre projet que de le remettre sous le joug, lui et les siens.-B. Ardouin. Etudes sur l'Histoire d'Haiti, Vol. 8, page 257.

"le gouvernement français que sur le même pied, de "puissance à puissance, de souverain à souverain. "Aucune négociation ne sera entamée par nous avec "cette puissance, qui n'aurait pour base préalable l'in"dépendance du Royaume d'Haïti, tant en matière de "gouvernement que de commerce. Le pavillon

"français ne sera admis dans aucun des ports du "Royaume, ni aucun individu de cette nation, jusqu'à "ce que l'indépendance d'Haïti soit définitivement "reconnue par le gouvernement français. 995

Ce langage net et catégorique des deux Chefs dont on s'était proposé d'exploiter la mésintelligence, fit tomber les dernières illusions de la France. La force seule pouvait réduire Haïti. Les Haïtiens se préparèrent de nouveau à repousser une attaque qui semblait imminente.

Malgré les vives préoccupations que cette éventualité causait, Haïti n'oublia pas ce qu'elle considérait comme un devoir envers les peuples qui luttaient pour s'affranchir de la domination européenne. Elle accueillit avec sympathie Simon Bolivar, le Commodore Aury et son escadre, les nombreuses familles de Venezuela que les succès des Espagnols avaient obligés à y chercher refuge. Bolivar était arrivé aux Cayes à la fin de Décembre 1815. Le 6 Juin 1816 entrèrent dans ce port les dix navires du Commodore Aury qui s'était vu forcé d'abandonner Carthagène. Les embarras financiers où se débattait la République n'empêchèrent pas Pétion d'accorder les plus larges secours à l'équipage et à toutes les familles vénézuéliennes qui, par suite d'une fuite précipitée, se trouvaient dans la plus grande pénurie. Bolivar fut l'objet de toute sa sollicitude. Pétion ne mit qu'une condition au concours qu'il prêta à sa cause: l'abolition de l'esclavage. Et Bolivar

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B. Ardouin. Etudes sur l'Histoire d'Haïti. Vol. 8, p. 252, 255. Bolivar s'efforça de rester fidèle à la parole donnée a Pétion. Il libéra ses propres esclaves au nombre de 1500 et proclama le 6 Juillet 1816 la liberté générale. Mais une vive opposition s'éleva contre cette mesure. En 1821 une liberté graduelle fut proclamée; ce n'est qu'en 1854 que les derniers esclaves ont été libérés par l'influence du Général Monagas, président de la République de Venezuela.

promit de proclamer "la liberté générale dans la pro"vince de Venezuela et dans toutes les autres provinces "qu'il réussirait à réunir sous les drapeux de l'indé"pendance." Il reçut 4,000 fusils, des cartouches, de la poudre, du plomb, des provisions de toutes sortes, même une presse à imprimer. Pétion ne se contenta pas de fournir ces secours matériels, il intervint pour aplanir des difficultés qui avaient surgi entre Bolivar et ses deux compagnons, le Général Bermudes et le Commodore Aury. Des Haïtiens furent autorisés à faire partie de l'expédition. Aussi, dans une lettre du 8 Février 1816, Bolivar ne put-il s'empêcher d'exprimer toute sa reconnaissance à Pétion. "Monsieur le Président," lui disait-il, "Je suis accablé du poids de vos "bienfaits. En tout vous êtes magnanime et indulgent. "Nos affaires sont presque arrangées et sans doute "dans une quinzaine de jours nous serons en état de "partir. Je n'attends que vos dernières faveurs; et s'il "est possible, j'irai moi-même vous exprimer l'étendue "de ma reconnaissance.

"Par Mr. Inginac, votre digne secrétaire, j'ose vous "faire de nouvelles prières.

"Dans ma proclamation aux habitants de Venezuela,

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Aury avait rendu de grands services lors du siège de Carthagène; il lui était dû d'assez fortes sommes pour des avances qu'il avait faites. A son arrivée aux Cayes il avait fait de nouvelles avances tant pour le radoub que pour le gréement des goelettes "Constitution" et "La Républicaine" appartenant à l'Etat de Carthagène et qui se trouvaient en sa possession. Pour se faire rembourser il adressa une supplique au Commissaire du Congrès de Santa Fe, le Père Marimon, la seule autorité de la Nouvelle-Grenade compétente qui fût aux Cayes, et réclama la propriété de la "Constitution." Une sentence arbitrale lui alloua cette golette. Bolivar déchira cette sentence et refusa de laisser la propriété du navire au Commodore Aury qui, mécontent, annonça l'intention de partir pour le Mexique avec le Général Bermudes comme commandanten-chef de l'expédition. Pétion prit d'énergiques mesures pour empêcher les navires de quitter les Cayes; par ses remontrances il parvint à ramener l'harmonie au sein des partisans de l'indépendance de la Nouvelle-Grenade. Et, pour faire cesser les plaintes du Commodore Aury il fit estimer par des experts les réparations faites aux galettes "Constitution" et "La Républicaine" et l'administrateur des Cayes eut ordre de faire compter au Commodore deux-mille piastres, montant de cette évaluation.

L'Expédition de Bolivar par le Sénateur Marion ainé.

"et dans les décrets que je dois expédier pour la liberté "des esclaves, je ne sais pas s'il me sera permis de "témoigner les sentiments de mon cœur envers Votre "Excellence, et de laisser à la postérité un monument "irrécusable de votre philanthropie. Je ne sais, dis"je, si je devrai vous nommer comme l'auteur de notre "liberté. Je prie Votre Excellence de m'exprimer sa "volonté à cet égard.

Pétion refusa de se laisser désigner comme l'auteur de la future indépendance de Venezuela et fit la réponse suivante: "

"Port-au-Prince, le 18 Février 1816, an 13e de l'In"dépendance.

"Alexandre Pétion, Président d'Haïti à Son Excel"lence le Général Bolivar.

"J'ai reçu hier, Général, votre estimable lettre du 8 "de ce mois. J'écris au Général Marion au sujet de "l'objet que vous m'avez fait demander, et je vous "réfère à lui à ce sujet.

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"Vous connaissez, Général, mes sentiments pour ce "que vous avez à cœur de défendre, et pour vous per"sonnellement; vous devez donc être pénétré combien "je désire voir sortir du joug de l'esclavage ceux qui "y gémissent; mais des motifs qui se rapportent aux 'ménagements que je dois à une nation qui ne s'est pas "encore prononcée contre la République d'une manière "offensive, m'obligent à vous prier de ne rien pro"clamer, dans l'étendue de la République, ni de nom"mer mon nom dans aucun de vos actes; et je compte, "à cet égard, sur les sentiments qui vous caractérisent."

Parti des Cayes le 10 Avril Bolivar débarqua à Carupano le 31 Mai. Battu le 10 Juillet suivant par le général espagnol Morales, il s'enfuit de nouveau et retourna à Haïti. Pétion le réconforta et lui vint encore en aide. D'importants secours en armes, munitions, etc., lui furent prodigués. Et Bolivar put, le 26 Décembre 1816, quitter Haïti pour aller cette fois débarrasser son pays de la domination espagnole. Il Π exprima une fois de plus sa reconnaissance dans la

Expédition de Bolivar par le Sénateur Marion ainé, p. 42, 43.

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