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désespéra pas d'arriver à ses fins. Un de ses agents, Mr. Liot, débarqua en Janvier 1823 à Port-au-Prince. Sa mission consistait à suggérer à Boyer la convenance de prendre à son tour l'initiative des négociations. En Mai le Président de la République chargea le Général français Jacques Boyé, qui n'avait cessé de donner des marques de sympathie à Haïti, de faire des ouvertures à la France. Le gouvernement français désigna Mr. Esmangart pour conférer avec l'envoyé haïtien. Les deux agents ouvrirent les pourparlers le 16 Août à Bruxelles. Le plénipotentiaire haïtien demandait la reconnaissance de l'indépendance pleine et entière de la République et, comme compensation, offrait d'exempter pendant cinq ans les marchandises françaises de tous droits d'importation; à l'expiration des cinq ans les produits français ne paieraient que la moitié des droits prélevés sur les articles des autres puissances. Mr. Esmangart ne voulut point admettre la reconnaissance pleine et entière de l'indépendance d'Haïti; il rompit les négociations et quitta Bruxelles le 22 Août.

Le mauvais vouloir montré par la France indisposa les Haïtiens. Dans une proclamation en date du 6 Janvier 1824 le Président Boyer ordonna d'énergiques mesures pour la défense du territoire. Des armes et des munitions furent accumulées dans l'intérieur de l'île, dans les endroits pouvant servir de base d'opérations. Le pays fut une fois de plus mis sur pied de guerre. La population était en pleine effervescence quand arriva un nouvel émissaire français, Mr. Laujon, porteur de lettres demandant au Président Boyer de reprendre les pourparlers. Cédant à ces suggestions Boyer confia ses pleins pouvoirs à deux Haïtiens: le Sénateur Larose et le citoyen Rouanez. Partis d'Haïti le 1er Mai 1824, ils arrivèrent au Havre le 14 Juin suivant. Les plénipotentiaires haïtiens furent d'abord conduits à Saint-Germain, puis à Strasbourg où ils s'abouchèrent avec Mr. Esmangart, l'agent français. Sur leurs observations que les pourparlers ne pouvaient sans inconvénients se poursuivre si loin de Paris, les

conférences furent transférées à Meaux. Les envoyés haïtiens ne s'impatientèrent pas de tous ces voyages. Ils finirent par obtenir que les négociations auraient lieu à Paris. Ils avaient pour instructions de réclamer la reconnaissance de l'indépendance d'Haïti, d'accepter en retour le principe d'une indemnité à accorder à la France; mais les marchandises françaises devaient seulement bénéficier de la situation faite aux produits de la nation la plus favorisée; et les produits haïtiens ne devaient pas acquitter en France de droits plus élevés que ceux payés par leurs succédanés importés des colonies françaises.

Messrs. Larose et Rouanez avaient à peine fait connaître les vues de leur gouvernement que Mr. Esmangart souleva une grave difficulté. Il ne voulut traiter que pour l'ancienne partie française de Saint-Domingue, prétendant que le Roi de France avait, en 1814, rétrocédé à l'Espagne la partie espagnole de l'île. Or, depuis 1822, il n'y avait plus ni partie française, ni partie Espagnole: la République d'Haïti était en paisible possession de toute l'île. Les agents haïtiens repoussèrent par conséquent la distinction proposée par le gouvernement français, et ils manifestèrent l'intention de rompre les pourparlers. Ils furent alors invités à conférer directement avec le marquis de ClermontTonnerre, ministre de la marine et des colonies. Dans cette entrevue qui eut lieu le 31 Juillet ils apprirent avec étonnement que le Roi de France entendait, en reconnaissant l'indépendance d'Haïti, se réserver l'exercice de la souveraineté extérieure de la République. Ils protestèrent contre une telle prétention et comprirent qu'il n'y avait plus lieu de continuer les pourparlers. Ils quittèrent la France le 15 Août 1824. Leur arrivée à Haïti le 4 Octobre créa une profonde commotion. Le Président Boyer fit connaître au peuple l'intention de la France de lui imposer son protectorat. Il informa le Sénat de l'insuccès de la mission LaroseRouanez et convoqua à Port-au-Prince les principaux

généraux de la République. Des mesures furent de nouveau prises pour mettre le pays en état de repousser une invasion étrangère.

Tout en recourant aux précautions que les circonstances exigeaient, le Président Boyer ne négligea point de compléter l'organisation de la République. Un Code Civil basé sur le Code Napoléon fut promulgué en Mars 1825; au mois de Mai suivant le Code de Procédure Civile fut publié. En 1826 furent successivement adoptés le Code de Commerce, le Code Pénal, le Code d'Instruction Criminelle. Toute la République se trouva ainsi soumise à une législation uniforme. Quelque temps auparavant l'établissement d'une école de Médecine et de Droit avait été décrété.

Tandisque les Haïtiens, sans se préoccuper outre mesure du peu de bienveillance qu'on leur montrait au dehors, s'efforçaient de consolider les institutions qu'ils s'étaient données, le roi de France leur préparait une vraie tunique de Nessus. Charles X, pour les humilier, leur jeta, comme une aumône, la reconnaissance de leur indépendance. Sans les consulter, sans se demander si son acte plairait ou non, ne tenant aucun compte des laborieuses négociations qui avaient eu lieu auparavant, l'arrogant Bourbon signa, le 17 Avril 1825, la hautaine Ordonnance dont nous ne pouvons nous empêcher de reproduire le texte ci-après:

"Charles, par la grâce de Dieu, Roi de France et de "Navarre, à tous présents et à venir, Salut.

"Vu les articles 14 et 73 de la Charte:

"Voulant pourvoir à ce que réclament l'intérêt du "commerce français, les malheurs des anciens colons "de Saint-Domingue, et l'état précaire des habitants "actuels de cette île;

"Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit:

"Art. ler. Les ports de la partie française de Saint"Domingue seront ouverts au commerce de toutes les "nations.

"Les droits perçus dans ces ports soit sur les navires, "soit sur les marchandises, tant à l'entrée qu'à la

"sortie, seront égaux et uniformes pour tous les pavil"lons, excepté le pavillon français en faveur duquel "ces droits seront réduits de moitié.

"Art. 2. Les habitants actuels de la partie française "de Saint-Domingue verseront à la Caisse des dépots "et consignations de France, en cinq termes égaux "d'année en année, le premier échéant au 31 Décembre "1825, la somme de cent cinquante millions de francs "destinée à dédommager les anciens colons qui réclame"ront une indemnité.

"Art. 3. Nous concédons à ces conditions, par la "presente Ordonnance, aux habitants actuels de la "partie française de Saint-Domingue l'indépendance "pleine et entière de leur gouvernement. Et sera la "présente Ordonnance scellée du grand sceau.

"Donné à Paris, au château des Tuileries, le 17 Avril "de l'an de grâce 1825, et de notre règne le premier. "CHARLES."

Par le Roi: Le pair de France, Ministre-Secrétaire d'Etat de la Marine et des Colonies.

COMTE DE CHABROL.

Le baron de Mackau, capitaine de vaisseau, reçut la mission d'aller soumettre l'Ordonnance à l'approbation du Président d'Haïti. Il partit le 4 Mai et arriva à Port-au-Prince le 3 Juillet sur la frégate "La Circé" accompagnée de deux autres navires. Quelques jours après parurent les escadres des amiraux Jurien de la Gravière et Grivel qui avaient eu ordre de se rendre dans les eaux d'Haïti. Ce déploiement de forces était destiné à faire croire que la France était disposée à recommencer les hostilités si l'Ordonnance de son roi n'était pas acceptée.

Le Président Boyer recula-t-il devant la responsabilité de provoquer la guerre ou pensa-t-il qu'en faisant disparaître la principale cause de conflit avec la France, il allait enfin permettre à Haïti d'évoluer en paix? Après quatre jours d'hésitation, le 7 Juillet, il accepta l'Ordonnance que le Sénat entérina le 11.

Quand les termes de cette Ordonnance furent connus, un frisson d'indignation secoua tout le pays. Les vieux guerriers se formalisèrent de la "concession" qu'on leur faisait d'une indépendance que leurs armes avaient conquise. Le peuple s'offensa du ton de maître assumé par le roi de France, et de la lourde charge qui lui était infligée. La popularité dont jouissait le Président Boyer fut dès lors profondément atteinte. Il s'efforça pourtant de réparer la faute qu'il avait commise. Le 21 Juillet 1825 il envoya en France trois plénipotentiaires chargés de négocier un traité satisfaisant pour l'amour-propre national. Il Il était d'autant plus urgent d'arriver à une entente que la France, faisant une interprétation abusive de l'Ordonnance de 1825, payait la moitié des droits non seulement sur les marchandises importées à Haïti, mais encore sur les produits exportés d'Haïti: d'où, pour le Trésor haïtien, une diminution de recettes juste au moment où il avait besoin de toutes ses ressources pour s'acquitter de sa dette envers la France. Pour payer le premier terme de l'indemnité, soit trente millions de francs, il fallut recourir à un emprunt. Celui contracté à Paris en Novembre 1825 ne produisit que vingt-quatre millions, bien que la République se reconnût débitrice de trente millions de francs. Il y avait donc six millions de francs à expédier. Tout ce qu'il y avait d'argent disponible fut embarqué pour France. L'on commença à ressentir les premiers effets du malaise économique que le paiement de l'indemnité doublé de l'emprunt contracté à Paris allait faire peser sur le pays. Le drainage constant de la monnaie métallique obligea en Septembre 1826 le gouvernement d'Haïti à émettre du papier-monnaie. L'Ordonnance de 1825 produisait ainsi ses funestes conséquences.

Aussi le peuple haïtien allait-il consacrer toute son énergie à la faire annuler. Ses plénipotentiaires qui s'étaient rendus en France en 1825 n'avaient pu obtenir ni une réduction du montant de l'indemnité, ni la fixation d'un délai après lequel cesserait la faveur du demi-droit imposée au pays par Charles X. Ils avaient

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