Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE XVI.

Sylvain Salnave (14 Juin 1867-19 Décembre 1869)-Constitution de 1867: abolition de la Présidence à vie-Salnave devient dictateurGuerre civile Jugement et exécution de Salnave.

Après le départ de Geffrard, le Conseil des Secrétaires d'Etat assuma l'exercice de l'autorité exécutive. Mais il ne tarda pas à s'effacer devant un gouvernement provisoire composé de vingt-deux membres. Sylvain Salnave qui en 1865 avait personnifié l'opposition contre Geffrard, eut vite absorbé ce personnel encombrant. En Avril 1867 il arriva à Port-au-Prince dont la population lui fit un accueil des plus enthousiastes. Il était désormais maître de la situation. Mettant de côté le gouvernement provisoire, il forma le 2 Mai un triumvirat avec les Généraux Nissage Saget et Victorin Chevallier. Ce partage du pouvoir déplut à ses nombreux partisans qui se livrèrent, dans les rues de Portau-Prince, à de bruyantes manifestations. Salnave en profita pour prendre le 4 Mai le titre de Protecteur de la République. Cette personnalité qui s'imposait ainsi ne manqua pas d'inquiéter les malheureux libéraux qui se voyaient encore une fois livrés au caprice d'un soldat. Ils allaient s'appliquer à limiter autant que possible l'autorité que les événements les forçaient à confier au nouveau Chef. Les défiances respectives qui en résultèrent ne présageaient rien de bon pour la tranquillité de la République.

En attendant, réunie à Port-au-Prince, l'Assemblée Constituante s'intitulant Assemblée Nationale, s'empressa, le 6 Mai, de déléguer l'autorité exécutive au

Général S. Salnave. La Constitution qu'elle vota le 14 Juin 1867 abolit la Présidence à vie et réduisit à quatre ans la durée des pouvoirs déférés au premier Magistrat de la République. Le même jour Salnave fut élu Président d'Haïti. Sa bravoure, ses manières démocratiques lui avaient acquis les sympathies des masses. N'ayant rien d'un libéral, il se trouva immédiatement en conflit avec les Chambres qui rêvaient d'établir le système parlementaire.

Le nouveau Président prêta serment le 16 Juin 1867. Le Corps Législatif se réunit le 3 Octobre. Dès le 11 la rupture était complète. Une interpellation causée par la détention, dans les cachots du Cap-Haïtien, du Général Léon Montas,1 mit aux prises le Pouvoir Exécutif et le Pouvoir Législatif. Les Secrétaires d'Etat qualifièrent le prisonnier de chef des rebelles qui sous le nom de "Cacos" étaient en armes à Vallière. La Chambre passa ainsi pour complice de l'insurrection; le 14 Octobre elle fut envahie par la populace. La représentation nationale fut dispersée. Cet acte maladroit et brutal allait entraîner de funestes conséquences.

En attendant, voulant activer la soumission des "Cacos," le Président abandonna l'administration du pays et partit le 20 Novembre pour les Gonaïves d'où il entra en campagne contre les révoltés. En se débarrassant violemment de la Chambre, Salnave avait aboli la Constitution. Cependant, comme quelques-uns de ses prédécesseurs, il voulut attribuer la résistance qu'on lui opposait à l'insuffisance de ses pouvoirs. Ajoutant une faute de plus à celles déjà commises, il laissa, le 22 Avril 1868, rédiger, par les officiers, sous-officiers et soldats de l'armée dont le quartier-général était alors au Trou, une pétition réclamant la suspension de la Constitution et la dictature pour le Chef du Pouvoir Exécutif. Toutes les apparences de la légalité étaient ainsi écartées. Salnave fit revivre la Présidence à vie et s'attribua des pouvoirs illimités. Nissage Saget, qui

1 Dans la nuit du 4 au 5 Décembre 1867 Léon Montas mourut dans les cachots du Cap-Haïtien. L'on accusa le gouvernement de Salnave de l'avoir fait périr.

commandait l'arrondissement de Saint-Marc, répondit, le 25 Avril, à cette usurpation en se mettant en armes. La nation, une fois de plus déçue dans ses espérances de liberté, allait traverser une des crises les plus dangereuses de son existence. L'insurrection devint générale: Pétion Faubert à Léogane, Normil à l'Anse-àVeau, Domingue à Aquin, Boisrond-Canal à Pétionville et à la Croix-des-Bouquets, se prononcèrent successivement contre la dictature assumée par Salnave qui se vit bientôt assiégé à Port-au-Prince. Dès le 3 Juin des assauts étaient livrés à la Capitale. Les insurgés du Sud avaient leur quartier-général à Carrefour. Sälnave pensa qu'il lui serait plus facile de s'entendre avec eux. Le 4 Juin il leur envoya une délégation dont faisait partie le Général Pierre Momplaisir-Pierre. Les représentants du gouvernement ne purent tomber d'accord avec les Généraux Normil, Pétion Faubert et Rébecca qui passaient pour les chefs de l'insurrection du Sud et de l'Ouest; ils retournèrent à Port-au-Prince. Le Général Momplaisir-Pierre resta pourtant au camp des rebelles dont il devint l'un des principaux auxiliaires.

Cette tentative de conciliation ayant échoué, Salnave demanda à son énergie et à sa bravoure les moyens de maintenir son pouvoir. L'insurrection n'ayant pas de chef reconnu manquait de cohésion. Domingue, en s'emparant des Cayes sans coup férir, exerçait bien une certaine influence dans le Sud; mais il avait à compter avec celle de Normil, de Faubert, etc.; tandisque dans l'Artibonite Nissage Saget exerçait le haut commandement. L'autorité ainsi éparpillée ne put résister à l'unité d'action imprimée par Salnave. Le 17 Juillet, par suite de mouvements réactionnaires qui eurent lieu à Léogane et dans les environs de Jacmel, les insurgés du Sud se virent contraints d'abandonner Carrefour; et le 1er Septembre Pétionville, Drouillard, la Croix-des-Bouquets étaient également évacués: Portau-Prince était libre. Mais la République allait avoir trois Présidents. Le 19 Septembre 1868 Nissage Saget était proclamé à Saint-Marc Président provisoire de

la République; de son côté Domingue instituait l'Etat méridional d'Haiti dont il devint le président le 22 Septembre. Chacun des trois Présidents: Salnave, à Port-au-Prince, Nissage Saget, à Saint-Marc, et Domingue, aux Cayes, battait monnaie et enrégimentait les citoyens. Aucun d'eux ne se montrait respectueux de la Constitution pour laquelle l'on était censé se battre. La lutte n'en fut pas moins vive, obstinée de part et d'autre. Le sang coula à flots; les combats et les exécutions sommaires décimaient la population.

L'intrépidité de Salnave mit un instant toutes les chances de succès de son côté. Il avait commandé aux Etats-Unis un navire de guerre pour remplacer le "22 Décembre" et "Le Geffrard" qui s'étaient ralliés à l'insurrection. Le bateau auquel il donna le nom d'"Alexandre Pétion" arriva le 19 Septembre 1868 à Port-au-Prince. Le lendemain Salnave prit passage à son bord et se rendit au Petit-Goave où se trouvaient les deux steamers des rebelles. Il attaqua "Le 22 Décembre" qu'il coula; "Le Geffrard" se fit sauter.' Cet exploit lui assura la possession de la ville de PetitGoave que les insurgés s'empressèrent d'évacuer. Dirigeant ou contrôlant les opérations, il avait en

Le steamer de Salnave était commandé par un Américain, le capitaine Nickells. Il entra dans la rade de Petit-Goave sous le pavillon des Etats-Unis qui ne fut remplacé par le pavillon haïtien qu'au moment où le feu fut ouvert sur le "22 Décembre." Trompés par cet usage abusif du drapeau d'une Puissance amie, les deux steamers des insurgés ne prirent aucune précaution; ils purent ainsi être facilement détruits.

En Octobre 1868 Salnave se rendit encore coupable d'une grave violation de la loi internationale. Il était à bord de “L'Alexandre Pétion" en train de bombarder Jérémie quand arriva en cette rade le steamer américain "Maratanza" que ses propriétaires désiraient vendre au gouvernement haïtien. L'agent diplomatique des Etats-Unis, Mr. G. H. Hollister, était parti de Port-au-Prince sur ce steamer avec l'intention de voir son Consul à Jérémie et de concerter avec lui les mesures nécessaires à la protection des intérêts américains. Salnave se rendit à bord du "Maratanza" dont il fit l'acquisition. Le drapeau haïtien fut immédiatement substitué au pavillon des Etats-Unis. Il ne fut pas permis à Mr. Hollister de débarquer à Jérémie; et, pendant qu'il était à bord, le steamer, malgré ses protestations, prit part au bombardement de cette ville.

Lettre de Mr. Hollister à Mr. Seward, 21 Octobre 1868. Documents diplomatiques des Etats-Unis, 1869, 2e vol., page 364.

Février 1869 replacé presque tout le Sud sous son autorité; seules les villes des Cayes et de Jérémie, étroitement cernées, continuaient la lutte. Du camp Boudet où il avait établi son quartier-général, Salnave conduisait en personne le siège des Cayes dont il aurait fini par s'emparer si le sort des armes ne lui avait été défavorable dans l'Artibonite. Son principal lieutenant, le Général Victorin Chevallier, s'était vu forcé en Août d'évacuer la ville des Gonaïves dont les troupes de Nissage Saget s'étaient emparées. Débarqués à Port-au-Prince le 29 de ce mois, les soldats de Victorin Chevallier créèrent une situation telle que les Secrétaires d'Etat qui, en l'absence du Président, exerçaient l'autorité exécutive, renoncèrent à leurs portefeuilles au profit des Généraux Séide Thélémaque, chef de l'état-major, et Vil Lubin, commandant de l'arrondissement. Salnave quitta le camp Boudet et arriva le 1er Septembre 1869 à Port-au-Prince où il rétablit la concorde parmi ses partisans. Il était aussi en lutte ouverte avec le clergé catholique dont, par un Arrêté en date du 28 Juin pris au camp Boudet, il avait révoqué le chef; il avait, en effet, déclaré que Monseigneur Testar du Cosquer n'était plus archevêque de Port-au-Prince. Le 16 Octobre il révoquait aussi de ses fonctions Monseigneur Guilloux, vicaire-général.

Salnave voyait ainsi accroître les rangs de ses adversaires. Les difficultés s'accumulaient autour de lui, quand le Général Victorin Chevallier, qu'il avait nommé le 6 Septembre Secrétaire d'Etat de la Guerre et qui commandait en chef les forces investissant Jacmel, fit défection dans les premiers jours de Novembre et se rallia à la cause qu'il avait accepté de combattre. Le Conseil Législatif que Salnave avait créé en Août crut pouvoir atténuer l'effet produit par la trahison de Chevallier en sauvegardant les apparences de la légalité; il siégea le 16 Novembre et, en confirmant le titre de Président à vie pris par le Chef de l'Etat, il rétablit la Constitution de 1846. Il était trop tard pour re

Victorin Chevallier fut tué en Janvier 1870 aux abords du fort Bizoton par ordre du gouvernement provisoire.

« PreviousContinue »