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CHAPITRE XIX.

Boisrond-Canal (17 Juillet 1876-17 Juillet 1879)-Différend avec la France au sujet de l'emprunt Domingue-Incident Autran: difficultés avec l'Espagne au sujet de Cuba-Affaire Maunder-Réclamations Lazare et Pelletier-Attitude des Chambres-Leur opposition-Démission du Président.

Aprés le départ de Domingue l'administration du pays fut confiée à un gouvernement provisoire composé de Boisrond-Canal, Hyppolite, Louis Tanis ainé, Louis. Audain et Monbrun Arnoux. A ce gouvernement furent adjoints quatre Conseillers: H. Price aux Finances, Commerce et Relations Extérieures; Ovide Cameau à l'Intérieur; Morin Montasse à la Guerre; Thimogène Lafontant à la Justice, à l'Instruction Publique et aux Cultes. La Constitution de 1867 fut remise. en vigueur. L'Assemblée Nationale se réunit le 17 Juillet 1876 et élut Boisrond-Canal Président de la République pour quatre ans.

Le nouveau Chef d'Etat se trouva aux prises avec toutes sortes de difficultés causées par la politique. financière de son prédécesseur. Il fut particulièrement en butte au mauvais vouloir de la France qui, afin d'obtenir un réglement de l'emprunt dit Domingue, alla jusqu'à refuser de reconnaître officiellement son gouvernement. Pourtant l'on n'ignorait pas à Paris le honteux trafic auquel cet emprunt avait donné lieu; l'on savait au Quai d'Orsay que le peuple haïtien n'avait pas bénéficié des valeurs que l'on s'efforçait de mettre à sa charge.

En Europe et en Amérique l'on ne cesse de faire croire que les hommes d'Etat haïtiens sont véreux et

qu'il faut le concours des Puissances étrangères pour ramener la probité dans le maniement des deniers publics. Cependant toutes les fois qu'un scandale financier éclate à Haïti, l'on est sûr d'y trouver mêlés, comme inspirateurs ou comme complices, ces mêmes étrangers qui crient tant à la corruption et qui s'octroient avec tant de complaisance le monopole de la vertu.

Quoi qu'il en puisse être, le peuple haïtien, qui n'a jamais renié une seule de ses obligations légitimes, refusa de se laisser imposer une dette entachée de fraude. L'Assemblée Nationale fit procéder à une enquête minutieuse au sujet des opérations auxquelles l'Emprunt Domingue avait donné lieu. De ce travail remarquable il résulta que la République d'Haïti ne devait ni les cinquante-huit millions, ni même les quarante millions de francs auxquels l'on se proposait de réduire la créance. Un Décret de l'Assemblée Nationale du 11 Juillet 1877 fixa à vingt-un millions de francs la valeur due aux souscripteurs de l'emprunt de 1875 et ordonna que des intérêts de 6 pour cent l'an seraient servis sur cette valeur. La République d'Haïti prouva ainsi qu'elle n'avait jamais eu l'intention de répudier les engagements pris en son nom, comme on l'en avait accusée à tort; elle se montra seulement soucieuse de défendre ses intérêts.

Aussi, la France, mieux renseignée, finit-elle, en Décembre 1878, par accréditer un Ministre Plénipotentiaire à Port-au-Prince. Par suite du refus de reconnaître le gouvernement du Président Boisrond-Canal, les relations officielles avaient été interrompues; et Haïti avait dignement répondu à l'affront qu'on lui voulait infliger, en laissant sa Légation à Paris sans titulaire. Les bons rapports furent donc repris et le peuple haïtien se trouva ainsi libre de conclure avec les porteurs d'obligations de l'emprunt de 1875 les arrangements que commandaient la justice et l'équité.

Tandisque le gouvernement de Boisrond-Canal s'efforçait d'aplanir ses difficultés avec la France, il se vit subitement exposé à de graves complications avec

l'Espagne. Ce dernier pays, impuissant à vaincre l'insurrection cubaine, semblait décidé à jeter sur Haïti la responsabilité des échecs infligés à son amour-propre. Le 3 Décembre 1877 le vapeur de guerre "Sanchez Barcaiztegui," capitaine Antonio Ferry y Rival, arrivait en rade de Port-au-Prince; son commandant était, dit-on, chargé de faire une enquête concernant une prétendue condamnation illégale prononcée contre un nommé Jose Santisi. Ce navire quitta pourtant Portau-Prince sans autre incident. Mais le 14 Décembre un autre navire de guerre espagnol, le "Jorge Juan," vint y prendre mouillage. Son commandant, JoseMaria Autran, provoqua immédiatement un différend qui aurait pu avoir de funestes conséquences. Le 17 Décembre il signifia au Ministre des Relations Extérieures d'Haïti un ultimatum,' accordant 72 heures pour le redressement des griefs allégués par l'Espagne. La condamnation de Jose Santisi servait de prétexte à cette arrogante attitude; mais la cause réelle de l'inconcevable action de l'Espagne était l'asile que les malheureux réfugiés cubains trouvaient sur le territoire haïtien.s

Dans son ultimatum le capitaine Autran affecta de voir une insulte à son pays dans le fait que la sentence prononcée contre l'Espagnol Jose Santisi ayant été

1 Le Moniteur, Journal Officiel de la République d'Haïti, 22 Décembre 1877.

* Jose Santisi avait été, après jugement par un jury, condamné à mort pour avoir incendié son établissement "La Glacière" dans l'intention de commettre une escroquerie au préjudice de la Compagnie française d'assurance "Le Globe."

Dans sa lettre au Consul Britannique à Port-au-Prince, en date du 17 Décembre 1877, le commandant Autran s'exprime comme suit: "La conduite du gouvernement haïtien est inconcevable, et j'ai la certitude que les choses ne seraient par arrivées à l'extrémité où elles sont maintenant, si l'insurrection cubaine n'existait pas. Les séparatistes de la grande Antille, qui ne trouvent pas dans leur poitrine assez de courage pour affronter la charge des bayonettes espagnoles, se sont répandus dans les pays les plus rapprochés avec l'intention de ne rien négliger pour provoquer des difficultés internationales et pour aider ceux qui sont en armes. Mais là où ces sympathies

ont de profondes racines et ont causé des torts inouis est sans contredit dans la République d'Haïti." Foreign Relations of the United States, 1878, p. 424.

annulée par le Tribunal de Cassation d'Haïti, l'accusé n'avait pas été immédiatement mis en liberté. Cependant, dans le même document, il déclarait aussi qu'Haïti avait offensé l'Espagne pour n'avoir pas fait subir au Cubain Manuel Fernandez la peine prononcée contre lui par les tribunaux haïtiens dont la sentence avait été également annulée. Jose Santisi et Manuel Fernandez, tous deux Espagnols, puisque Cuba n'était pas un Etat indépendant, se trouvaient dans la même situation visà-vis de l'Espagne à la protection de laquelle ils avaient également droit. Les jugements prononcés contre eux ayant été annulés, ils devaient, suivant les lois haïtiennes, être tous deux jugés de nouveau. Le capitaine Autran voulut néanmoins porter Haïti à établir des distinctions entre les deux cas. Il n'avait, en effet, pas hésité à réclamer la mise en liberté immédiate de Santisi et l'exécution rigoureuse de la sentence prononcée contre Fernandez. Cependant, dans sa lettre du 17 Décembre 1877 au Doyen du Corps Diplomatique à Port-au-Prince, il avait proclamé son pays le "dépositaire fidèle et le gardien jaloux de la justice et du droit."

Le capitaine Autran demandait, en outre, la mise en jugement de certains individus qui la nuit, en passant devant le Consulat espagnol, auraient crié "A bas l'Espagne" et "Vive Cuba libre."

Les autres griefs de l'ultimatum étaient que le pavillon espagnol avait été foulé aux pieds par des personnes non désignées et que ce même pavillon avait été insulté par un nommé Despeaux.

Haïti refusa d'admettre les prétentions de l'Espagne relatives à Santisi et à Fernandez; elle insista pour que la justice suivit son cours contre les deux prisonniers. Elle déclina aussi toute responsabilité tant pour les cris proférés la nuit devant le Consulat espagnol par des individus dont les noms ne lui étaient même pas révélés, que pour la prétendue insulte au pavillon espagnol. Le Corps diplomatique interposa ses bons offices et le différend fut réglé le 19 Décembre. Un

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Foreign Relations of the United States, 1878, p. 425.

navire de guerre haïtien, le "1804," salua le pavillon espagnol de 21 coups de canon et le "Jorge Juan" rendit le salut.

Dans sa lettre du 17 Décembre 1877 au Corps diplomatique le capitaine Autran, en parlant de l'attitude qu'il attribuait à Haïti envers les insurgés cubains, avait insinué que ces mêmes insurgés rencontraient aussi de vives sympathies à la Jamaïque et à Nassau. Pourtant l'Espagne n'osa ni envoyer d'ultimatum à la Grande Bretagne, ni lui faire de représentation. Mais elle se vengeait sur Haïti !

Comme s'il y avait eu une entente parmi les principales Puissances de l'Europe pour harceler le gouvernement de Boisrond-Canal, l'Angleterre produisit à son tour une réclamation de $682,000 en faveur de la Veuve Maunder. Quels étaient les torts de la République d'Haïti? Elle avait simplement essayé d'obtenir le paiement de ce qui lui était dû. Madame Maunder, haïtienne de naissance, concessionnaire de l'exploitation de l'île de la Tortue, était débitrice de l'Etat des redevances des années 1870-1875. Pour se faire payer le Trésor haïtien pratiqua une saisie sur les bois et autres objets appartenant à l'exploitation de l'île, et demanda aux tribunaux l'annulation de la concession. Le gouvernement anglais affecta de voir dans cette mesure, que tout particulier eut prise pour la sauvegarde de ses droits, une grave atteinte aux intérêts de sa cliente; et, pour arracher aux Haïtiens une indemnité, il ira jusqu'à la menace.

En attendant, Boisrond-Canal eut aussi à s'occuper de quelques réclamations présentées au nom des EtatsUnis. Les deux plus importantes furent les affaires Lazare et Pelletier.

Par contrat en date du 1er Septembre 1874, modifié par une convention du 11 Mai 1875, le gouvernement de Domingue avait concédé à un Américain, Mr. A. H. Lazare, le privilège d'établir une Banque à Haïti. L'encaisse métallique, réduite de $3,000,000 à $1,500,000, devait être constituée comme suit: le tiers, $500,000, à fournir par le gouvernement haïtien, et les autres deux

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