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CHAPITRE III.

Les Français: filibustiers et boucaniers-Leur genre de vie-Leur établissement à la Tortue-Envahissement successif d'Hispañola devenu Saint-Domingue-Guerre continuellle avec les EspagnolsConventions avec l'Espagne légitimant la conquête française.

La paix conclue en 1533 avec le cacique Henri avait définitivement mis fin aux hostilités entre Indiens et Espagnols.-Pour quelque temps le sang cessa de couler.-La période de tranquillité relative qui suivit ne fut guère profitable. La colonie, loin de prospérer, déclinait.-L'incompétence ou les malversations des gouverneurs qui se succédaient hâtaient la décadence. Les mines, épuisées ou abandonnées, laissaient inoccupés des bras qui dédaignèrent de s'adonner à l'agriculture.-L'oisiveté, les débauches, la misère réduisirent les colons à un état pitoyable. Au milieu de toutes ces ruines, seule la ville de Santo-Domingo, où s'était concentré le luxe des administrateurs, s'embellissait et revêtait un air de grande splendeur. Son succès même lui attira de graves calamités. En 1586, l'Amiral Anglais, Sir Francis Drake, chargé par la reine Elizabeth de réfréner l'arrogance espagnole, bombarda la ville, s'en empara et l'incendia en partie. Après un mois de possession, il ne consentit à l'évacuer que moyennant le paiement d'une rançon de sept mille livres sterling.

L'apparition d'autres Européens dans les Antilles allait être pour les Espagnols une source d'incessantes préoccupations.-Dès le commencement du 16e siècle, attirés par l'appât du gain, les Français avaient com

mencé des incursions dans le Nouveau-Monde. - Frappés de tout ce qui se racontait au sujet des richesses de Santo-Domingo, ils prirent peu à peu l'habitude d'appeler toute l'île Saint-Domingue. A l'origine, nulle idée de conquête ne les animait. La rapine leur suffisait. De concert avec les Anglais ils faisaient tout le mal possible au commerce espagnol. Des défaites successives leur eurent cependant vite fait sentir la nécessité d'avoir un point de ralliement, un pied-à-terre où radouber leurs navires.

En 1625, des Français sous les ordres d'Enembuc, et des Anglais, conduits par Warner, s'emparèrent de l'île Saint-Christophe. L'initiative privée commença ainsi à dépouiller l'Espagne de ses possessions du NouveauMonde.

reux.

La cour de Madrid s'alarma de ce voisinage dangeEn 1630 l'Amiral Frédéric de Tolède se présenta devant Saint-Christophe et en chassa les Anglais et les Français qui allèrent s'établir à l'île de la Tortue, à deux lieues au Nord d'Hispañola ou Saint-Domingue. Leur nouvelle possession, longue de huit lieues sur deux de large, devint rapidement le rendez-vous des forbans qui balayaient la mer des Antilles. Cette petite île fut le point de départ de l'établissement des Français à Saint-Domingue; ils s'empressèrent de la fortifier, après en avoir chassé les Anglais en 1640.

La colonie espagnole était à ce moment en pleine décadence. La nécessité de se mettre à l'abri des déprédations de leurs terribles adversaires avait porté les Espagnols à se concentrer dans l'intérieur de l'île de Saint-Domingue. Les côtes étaient désertes ou peu s'en faut. Les Français en profitèrent pour occuper une grande partie du littoral nord. Ils avaient PortMargot; ils fondèrent bientôt Port-de-Paix.

Les nouveaux occupants de Saint-Domingue étaient de rudes caractères. Ils s'adonnaient à la chasse des bœufs sauvages dont ils conservaient la viande en la faisant fumer sur des brasiers nommés "boucans"; d'où leur nom de boucaniers. Mais traqués par les Espagnols, ils ne tardèrent pas à se livrer à la pira

terie. Sous le nom de flibustiers ils devinrent la terreur des Antilles. Ils n'avaient ni femmes, ni familles. Ils s'associaient deux à deux; les biens étaient communs et passaient au survivant. En cas de différends, ce qui était rare, la querelle se vidait à coups de fusil. Ces hommes portaient des vêtements de toile grossière, le plus souvent teints de sang. Mais à leur ceinture il y avait toujours un sabre et plusieurs couteaux ou poignards. Quand l'un d'eux possédait un bon fusil et 25 chiens, il s'estimait heureux.-Plusieurs avaient quitté leurs noms de famille pour prendre des noms de guerre qui sont restés à leurs descendants. Vivant exposés à toutes les intempéries, à tous les dangers, ils méprisaient autant la mort que les lois. Braves jusqu'à la folie, les flibustiers, de leurs petits bateaux, s'élançaient avec frénésie à l'abordage des plus grands navires espagnols. Rien ne résistait à l'impétuosité de leurs assauts.-L'indépendance de leur caractère ne supportait aucun frein; et l'autorité qu'ils accordaient à leur capitaine ne durait que pendant l'action. Imprévoyants, insoucieux, ils gaspillaient en peu de temps les riches prises qu'ils faisaient; ils passaient ainsi de l'extrême abondance à l'extrême misère. Le besoin stimulait leur ardeur, enflammait leur courage.

D'Ogeron entreprit de discipliner ces âmes inquiètes et de les attacher à leur nouvelle patrie. La famille seule pouvait les retenir.-Aussi s'empressa-t-il d'importer des femmes; il n'en arriva pas en nombre suffisant. Pour éviter toute contestation, elles furent mises aux enchères; les moins pauvres des flibustiers les obtinrent. Ainsi s'établirent les premières familles françaises de Saint-Domingue.

Les Espagnols avaient là de terribles adversaires. Ils essayèrent en vain de les exterminer. Comme autrefois avec les Indiens, ils massacraient tout. L'île devint un nouveau champ de bataille. Les Anglais tentèrent aussi de s'y installer. Une flotte, envoyée par Cromwell, menaça Santo-Domingo en 1655. Par bonheur pour les Français, l'expédition échoua et les Anglais allèrent s'emparer de la Jamaïque qu'ils ont

gardée depuis. La lutte resta donc concentrée entre Espagnols et Français: elle fut opiniâtre et sanglante. Mais petit à petit les nouveaux arrivants gagnaient du terrain. Enhardis par le succès, les Français prirent bientôt l'offensive; ils rêvaient d'avoir toute l'île. Ils entreprirent une première campagne contre Santiago qui tomba en leur pouvoir. Après avoir obtenu une forte rançon, ils abandonnèrent cette ville (1669).

Les Espagnols attendirent l'occasion de prendre leur revanche; au moment opportun (1687) ils envahirent Petit-Goave qui fut entièrement détruit.-En 1691, ils s'emparèrent du Cap-Français qu'ils incendièrent et dont les habitants furent égorgés; ils se retirèrent ensuite emmenant bon nombre de femmes, d'enfants et d'esclaves.

La situation des Français sembla un instant désespérée. Les Anglais se mirent aussi à inquiéter leur établissement.-Et les esclaves noirs, en qui le sentiment de la liberté n'était qu'assoupi, se montraient menaçants. Déjà en 1678 Padre-Jean les avait entraînés à la révolte.-En 1697, dans le quartier-Morin, trois cents Africains prirent de nouveau les armes.

Par bonheur pour les colons de Saint-Domingue la paix de Riswick conclue cette année même mit fin aux hostilités. Par le traité signé en 1697, Louis XIV obtint une cession régulière de la partie occidentale de l'île dont les limites furent fixées à la pointe du Cap Rose au Nord et à la pointe de la Béate, au Sud.

CHAPITRE IV.

La partie française de Saint-Domingue-Ses différentes classes d'habitants-Sa prospérité Le préjugé de couleur-Etat des moeursLes Colons; leurs divisions-Leur jalousie contre les EuropéensLeur désir de s'emparer du pouvoir-Leur dédain envers les affranchis; leur cruauté envers les esclaves-Les nègres marrons.

Le traité de Riswick, en légitimant la conquête de la France, débarrassa les colons de Saint-Domingue des préoccupations que leur causait le voisinage des Espagnols. Ceux-ci devinrent bientôt presque des alliés; la guerre de la succession d'Espagne confondit, en effet, les intérêts de Louis XIV et ceux de l'héritier de Charles II.-Le 18e siècle s'ouvrit donc sous d'heureux auspices, et la paix intérieure, par les garanties qu'elle donnait, ne tarda pas à faciliter le développement de l'agriculture. Dans le cours de ce siècle Saint-Domingue allait étonner le monde par sa prospérité. Son soleil ardent eut cependant vite épuisé les forces des Européens qui, sous le titre d'engagés, étaient en quelque sorte des esclaves attachés à la glèbe. La culture de la canne à sucre, celle de l'indigo, exigeaient des auxiliaires moins délicats. L'on rechercha donc les Africains.-La traite devint un trafic dont l'on ne rougissait pas.-L'on importait jusqu'à 30,000 noirs par

an.

Au début leur condition fut moins pénible. Les premiers colons, quoique farouches et altiers, avaient, en effet, des goûts simples. Leurs besoins, moins développés, n'exigeaient pas de grands efforts pour être satisfaits. D'autre part, il n'y avait guère de femmes blanches dans la colonie; et celles qui, à l'origine, vin

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