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CHAPITRE VI.

Corruption-Cannibalisme-Vaudou-Papa-Loi-Superstitions-Retour

à la barbarie.

A lire les articles et les livres que certains étrangers consacrent à la République d'Haïti, l'on serait tenté de croire qu'il n'y existe pas un seul honnête homme; du sommet au bas de l'échelle tous les Haïtiens ne seraient que des corrompus; et voler l'Etat serait leur principale préoccupation. Il y a certes eu des Présidents, des Ministres, des fonctionnaires qui ont abusé de la confiance que le peuple avait placée en eux. Dans la manutention des deniers publics ils ne se sont pas laissé inspirer par les règles d'une morale même élémentaire. Ils ont connu de coupables défaillances et ont oublié que chaque centime détourné du Trésor était peut-être un morceau de pain, une parcelle de bien-être enlevés au malheureux producteur qui, par les droits qu'il acquitte, devient ainsi la principale victime de leurs malversations. Ces turpitudes sont regrettables et méritent d'être sévèrement flétries. Il se faut pourtant garder d'en rendre responsable tout le peuple haïtien. Dans tout pays l'on rencontre le mal à côté du bien; il s'agit, pour établir la morale moyenne, de savoir si la somme de bien l'emporte sur celle du mal. Les indignes qui s'enrichissent sans vergogne aux dépens de la nation paraissent au premier abord plus nombreux; parce que Î'étalage de leurs biens mal acquis les met en vue. L'on s'occupe plus d'eux que de la grande majorité des citoyens qui, sans forfanterie, accomplissent leurs devoirs modestement, simplement. Cette grande ma

jorité, quoi qu'on en pense, est foncièrement honnête. Loin d'approuver les voleurs, elle est toujours prête à suivre, à soutenir l'homme qu'elle sent vraiment probe, vraiment respectueux de l'argent de tous. On la voit toujours satisfaite des condamnations méritées qui frappent les dilapidateurs. La nation n'a jamais manqué, d'une façon ou d'une autre, de témoigner sa reconnaissance, d'entourer de sa considération les statistes dont aucune honteuse compromission n'a souillé les consciences droites et loyales. Ils peuvent avoir sans doute connu de douloureuses épreuves; le bien, comme le progrès, a ses martyrs. Mais tôt ou tard la récompense arrive à ceux qui se sont tracé l'inflexible règle de ne pas dévier du chemin de l'honneur.

Quand il s'agit d'apprécier un peuple, il n'est pas toujours exact de conclure du particulier au général. Pour quelques fonctionnaires qui n'ont pas su résister à la tentation de jouissances faciles, combien d'autres, après une longue gestion des affaires publiques, ont quitté le pouvoir les mains nettes, la tête haute? On ignore ceux-là, parce qu'ils ne font pas de bruit; parce qu'ils s'enferment dans la satisfaction intime du devoir accompli. L'on coudoie à Haïti de grands fonctionnaires, anciens Ministres, anciens Députés, anciens Sénateurs, etc., dont la moralité n'est nullement audessous de celle des hommes d'Etat des nations qui nous calomnient le plus.

Il convient de ne pas oublier qu'un Président d'Haïti reçoit, comme appointements, $24,000 par an, et qu'il lui est alloué $35,000 pour frais de voyage. Cependant, à n'examiner que des faits récents d'un contrôle facile, l'on trouve que le Général Salomon, après neuf ans de Présidence, n'a laissé qu'une modeste aisance à ses héritiers; à la mort du Général Hyppolite qui, pendant six ans, fut Président d'Haïti, l'inventaire de sa succession révéla qu'il n'avait point de fortune; le Général Boisrond-Canal, qui fut trois fois à la tête du pays, vécut, jusqu'à son décès survenu en 1905, du revenu de sa sucrerie et de sa pension; et la nation fut obligée de voter à sa veuve une rente de $150 par mois. Quant à

l'ex-Président Légitime, il n'a, pour tout revenu, que la pension que le pays accorde aux anciens Chefs d'Etat.

Vouloir faire passer tous les Présidents d'Haïti, tout le peuple haïtien, pour des voleurs, c'est de parti-pris perpétuer des calomnies.

Il y a eu en France de graves scandales. Et il ne viendra pourtant à l'esprit de personne d'en déduire que le peuple français dont la probité est proverbiale est un peuple de corrompus; la faute de quelques-uns ne peut rejaillir sur tous.

Aux Etats-Unis l'administration de certaines grandes villes qu'il est inutile de désigner, s'est souvent trouvée entre les mains de vraies bandes organisées pour frustrer les intérêts du public; des marchés honteux, des trafics à peine déguisés ont permis à certains politiciens de s'enrichir aux dépens de la communauté. Jusque parmi les membres du Corps respectable et justement respecté qu'est le Sénat américain il s'est trouvé des hommes pour oublier ce qu'ils se devaient à eux-mêmes. et aux Etats qu'ils représentaient. De ce que quelquesuns ont forfait à l'honneur s'ensuit-il que le peuple américain soit un ramassis de corrompus, que le Sénat soit un assemblage de gens sans scrupule? Evidemment non. L'étranger qui, allant du particulier au général, conclurait de la malversation d'un petit groupe à la corruption de tous, calomnierait les Etats-Unis, méconnaîtrait les solides qualités et les vertus d'un peuple foncièrement probe et honnête. Quant au Sénat, ses traditions et son honorabilité le placent si haut dans l'opinion qu'aucune défaillance individuelle ne peut l'éclabousser.

Très patient et fort confiant, le peuple américain peut quelque temps se laisser voler. Mais une fois convaincu de la mauvaise conduite de ses administrateurs, il se montrera sans pitié. Il poursuivra sans faiblesse et fera punir, comme ils le méritent, ceux qui ont indignement trahi sa confiance, si puissants et si riches

qu'ils puissent être. Une telle attitude ne permet pas de confondre la nation avec une poignée de dilapidateurs.

Bien qu'à Haïti l'opinion publique n'ait pas encore acquis toute l'influence qu'elle a ailleurs, elle ne manque pas non plus, quand les circonstances le permettent, de rechercher et de livrer à la justice ceux qui se sont rendus coupables de malversations. Un cas récent vient de prouver que le peuple haïtien entend faire entrer la moralité et la probité dans les mœurs nationales. Dans l'affaire de la Consolidation où des noms considérables se trouvèrent compromis, il n'hésita pas un instant à déférer les coupables aux tribunaux. La haute situation, l'influence, les services passés de plusieurs d'entre eux n'eurent aucune prise sur le jury et sur les juges qui infligèrent sans faiblesse les condamnations que l'espèce comportait. Une nation qui frappe ainsi ses grands fonctionnaires, ses citoyens les plus en vue, est-elle une nation de corrompus? Comment aurait-elle eu l'énergie, le courage de se montrer sévère si sa conscience ne désapprouvait pas les actes incriminés ?

Partout les hommes obéissent aux mêmes mobiles; partout la soif des jouissances, l'amour de l'or causent des catastrophes, maculent souvent l'honneur, la dignité des meilleures familles. Les Haïtiens ne sont pas des êtres extraordinaires; ils sont, comme d'autres, accessibles aux faiblesses humaines. Certains d'entre eux ont manqué de force, de fermeté de caractère et ont succombé aux tentations, comme cela est arrivé ailleurs à quelques-uns de leurs semblables. Mais il ne s'ensuit pas qu'ils soient tous des indignes. S'il fallait déclarer un peuple criminel parce qu'il se trouverait des bandits ou des gens peu scrupuleux sur son territoire, il n'y aurait pas une seule nation qui pût passer pour respectable; car là où il y a réunion d'hommes en société, l'on découvrira nécessairement parmi eux, des bons et des méchants, des honnêtes gens et des voleurs,

des citoyens honorables et des assassins. Jugeons donc chacun selon ses mérites et ne rendons pas tout un pays responsable de l'ignominie d'un petit nombre!

La bienveillance, même la simple impartialité n'ont guère inspiré la plupart de ceux qui se sont jusqu'ici occupés d'Haïti. On dirait, au contraire, qu'ils prennent plaisir à répéter, les uns après les autres, les mêmes calomnies, les mêmes légendes horribles. C'est ainsi que l'on a fini par faire croire à l'étranger que les Haïtiens étaient des cannibales et que la chair humaine était leur mets favori. Avant de réfuter les histoires extraordinaires racontées par St-John, Pritchard, etc., il est bon de faire remarquer que, de toutes les Antilles, l'île, connue aujourd'hui sous le nom d'Haïti, est la seule où le cannibalisme n'a jamais existé. Avant l'arrivée de Colomb, les premiers habitants dont les mœurs douces et paisibles sont bien connues de tous, redoutaient les insulaires voisins, les Caraïbes, qui étaient anthropophages; ces derniers n'ont jamais réussi à s'établir à Quisquéya.

Quand les noirs eurent remplacé les malheureux Indiens exterminés par la rapacité espagnole, le cannibalisme ne s'implanta pas à Saint-Domingue; une seule tribu, dit Moreau de Saint-Méry, était anthropophage: celle des Mondongues; elle était en petit nombre; et les Congos, doux et gais, mirent tout en œuvre pour guérir ces compagnons de souffrance de cette triste habitude. Même au temps où l'esclavage les abrutissait, les dégradait, les noirs importés d'Afrique n'avaient pas hésité à manifester l'horreur que leur causait le cannibalisme; et, livrés à eux-mêmes, ils avaient entrepris d'exterminer le mal. Ils y avaient réussi; car les esclaves de Saint-Domingue, à qui l'on a libéralement attribué toutes sortes de vices et de défauts, n'ont jamais été con

Dans sa lettre à Ferdinand et à Isabelle, datée d'Octobre 1493, Christophe Colomb dit que les habitants d'Haïti (Hispañola) vivaient dans la terreur constante des cannibales qui occupaient les iles connues aujourd'hui sous le nom de Petites Antilles. Christian Advocate, New York, 22 Octobre 1903. American Cannibals par John L. Cowan.

Moreau de St-Méry. Description de la partie française de StDomingue, p. 33.

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