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rent s'y fixer, n'étaient pas des plus vertueuses. Les rudes flibustiers et leurs successeurs immédiats ne dédaignaient donc pas de recourir aux négresses. Les soins dévoués de ces dernières touchèrent souvent l'âme de leurs terribles maîtres; elles devinrent des compagnes.-Et les enfants qui naissaient de ces liaisons étaient l'objet de l'attention paternelle.--Le préjugé de couleur ne compliqua point les premiers rapports:-Personne n'avait à rougir, personne ne se sentait humilié.-L'apparition du mulâtre, en chatouillant la fibre paternelle, adoucit la situation de certains esclaves. Mères et enfants devenaient le plus souvent libres.

Mais les faciles richesses que prodiguait le sol fertile de Saint-Domingue ne tardèrent pas à modifier les idées. En s'entourant d'un luxe extravagant, les colons enrichis crurent de bon ton d'accabler de leur mépris les Africains et leurs descendants. Et les nouvelles familles, arrivées d'Europe, exagérant le dédain, en vinrent à ne plus considérer comme des êtres humains ceux dont la peau n'était pas blanche. Les distinctions apparurent; des barrières s'élevèrent.

Au temps de sa grande splendeur Saint-Domingue comptait ainsi trois classes principales d'habitants: les blancs,-les affranchis,-et les esclaves. A ces classes officiellement reconnues j'en ajouterai une quatrième: les nègres marrons.

1o. Les blancs s'étaient, bien entendu, arrogé tous les privilèges, tous les droits. Ils étaient les maîtres; la couleur de leur peau suffisait à leur donner tous les avantages. L'intérêt, la prospérité, le temps ne laissèrent pourtant pas d'introduire des nuances dans la classe dominante.-Elle se divisa en 1°. fonctionnaires de l'ordre civil et militaire,-2°. en grands planteurs, -3°. en commerçants, -4°. en artisans,-marchands en détail,-aventuriers en quête de fortune. Ces groupes se jalousaient les uns les autres. Et l'on appelait dédaigneusement "petits blancs"" ceux qui

B. Ardouin, Introduction aux Etudes sur l'histoire d'Haiti.

n'étaient ni fonctionnaires ni grands planteurs. Les petits blancs pardonnaient difficilement aux grands planteurs la haute position sociale qu'ils occupaient.

En outre les blancs arrivés d'Europe se croyaient supérieurs aux créoles, c'est-a-dire aux blancs nés dans la colonie.-Malgré toutes ces distinctions créées par la vanité, blancs d'Europe, créoles, grands planteurs, "petits blancs," tous s'entendaient à merveille pour exploiter le régime colonial qui leur permettait de fouler l'esclave aux pieds et d'humilier l'affranchi.

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Cependant les grands planteurs qui formaient l'aristocratie du pays déguisaient à peine le déplaisir que leur causait le gouvernement despotique de SaintDomingue. Le Gouverneur-Général absorbait tous les pouvoirs. Il se mêlait de tout, même de rendre la justice, bien qu'un fonctionnaire spécial, l'intendant, fût chargé de cette partie de l'administration.-Sa volonté faisait loi.-De bonne heure les grands planteurs songèrent à s'affranchir d'une telle dictature, avec l'arrière-pensée, il est vrai, de rendre leur coterie souveraine. D'où rivalité et lutte.

Tout en sapant l'autorité des agents venus de la métropole, les planteurs ne se faisaient guère aimer des petits blancs; et ils méprisaient trop les affranchis pour tenter de s'en rapprocher.

2o. Les affranchis formaient la classe intermédiaire entre le colon et l'esclave; on y comprenait les noirs et les mulâtres qui avaient obtenu leur liberté. Par des efforts personnels, par le travail, ils s'élevaient de plus en plus au-dessus de l'infime position où l'on essayait de les reléguer.-Ils arrivèrent à posséder des propriétés rurales et urbaines.-Ils s'instruisaient et souvent

Pour désigner le Gouverneur l'on se servait de l'expression "Général" ou "Mon Général.”—(Moreau de St. Méry.) D'où l'habitude que les compagnards ou les gens du peuple d'Haïti ont conservée d'appeler "Général" tout homme qui occupe une fonction ou une situation sociale supérieure à la leur.-De là vient l'erreur des étrangers qui, en entendant souvent ce mot "Général" ont cru que tout le monde, ou à peu près, avait à Haïti ce grade militaire.

leurs enfants obtenaient dans les écoles de Paris plus de succès que les fils de colons.

Les affranchis, par la fortune et l'instruction acquises, se sentirent bientôt les égaux des blancs; ils s'irritèrent donc des prérogatives que les privilégiés de la peau s'attribuaient à leurs dépens. Ils commencèrent à revendiquer l'exercice des droits politiques que leur avait reconnus le Code noir. Ils se trouvèrent par la force des circonstances en rivalité déclarée avec les colons qui crurent pouvoir étouffer leurs aspirations en les humiliant.-On leur ferma les carrières libérales; même certains métiers manuels leur furent prohibés; ils ne pouvaient pas être orfèvres. Il ne leur fut plus possible de devenir officiers. Finalement on leur interdit l'accès de la France (1777); l'on en vint jusqu'à leur défendre de porter les mêmes étoffes que les blancs.

Ces hommes que l'on humiliait ainsi comme à plaisir étaient pourtant de bons soldats. Ils faisaient partie des milices et de la maréchaussée. Ils apprenaient le maniement des armes. Les colons leur confiaient le soin de veiller à leur sécurité!! Quant aux femmes, mulâtres ou noires, elles demandaient à leurs charmes le moyen de subjuguer l'orgueil colonial. Epouses ou concubines, elles voyaient grandir leur influence et en profitaient pour faire affranchir leurs congénères. Humiliées de se voir délaissées pour leurs sœurs colorées, les femmes blanches ajoutèrent le poids de leur jalousie aux causes de conflit déjà existantes.

3o. Le sort des esclaves, noirs ou mulâtres, était bien triste. N'étant pas considérés comme des êtres humains, ils n'avaient, à proprement parler, aucun droit que l'on fût tenu de respecter. On les vendait comme le vil bétail avec lequel les maîtres les confondaient dans l'inventaire de leurs domaines.-Ils étaient exposés à tous les caprices, à toutes les fantaisies.-Les punitions les plus barbares leur étaient infligées. - Le Code noir permettait de mettre les fugitifs à mort; il autorisait pour le moins à leur couper les oreilles, à leur couper le jarret. Les dogues déchiraient leur

chair. Le moindre châtiment était le fouet qui lacérait la peau. Et on ne le ménageait guère.-L'honneur de leurs femmes, la pudeur de leurs filles servaient de jouet aux maîtres.

Aussi bien, l'esclave, sous son apparente résignation, avait une idée fixe, une obsession: s'affranchir de ce joug odieux. A travers ses souffrances, il ne cessait d'entrevoir la liberté. Et, quand il ne pouvait l'acheter, il se l'octroyait par la fuite; il se jetait, à la première occasion, dans les forêts, dans les gorges des montagnes; il devenait ce que, dans le langage du temps, on appelait "un marron."

Les "marrons" étaient donc les esclaves qui, à leurs risques et périls, avaient repris leur liberté. Ils étaient hors la loi. Traqués comme des bêtes fauves, ils étaient constamment aux aguets. Ils faisaient leur domaine de tout ce qui pouvait leur offrir un refuge sûr contre ceux qui les poursuivaient. En cas de capture, ils se savaient exposés à toutes les tortures que l'imagination coloniale pouvait inventer.-Aussi se battaient-ils en désespérés. Leur existence était un perpétuel combat. Ces hommes incultes puisaient dans le sentiment confus de la dignité humaine l'énergie de se maintenir en état de guerre contre la société qui les opprimait. Les premiers à défier le système colonial, ils enseignaient à leurs congénères que les privations, les souffrances, la mort même, que tout était préférable à la dégradante servitude.-Ils formaient l'avantgarde de la future armée libératrice."

Voilà les quatre classes d'hommes qui habitaient Saint-Domingue et que le choc de leurs aspirations contraires allait mettre face-à-face. Après avoir arrosé le sol d'Haïti le leur sueur, affranchis, esclaves et nègres marrons, fortement unis, allaient lui prodiguer leur sang afin d'en extirper à jamais cette plaie honteuse qui avait nom "L'Esclavage.'

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En 1784, le Gouverneur Bellecombe, après avoir en vain essayé de soumettre par les armes des "marrons" réfugiés dans les montagnes de Bahoruco, avait fini par reconnaître leur indépendance.

CHAPITRE V.

Nombre des habitants de Saint-Domingue-La Révolution françaiseEfforts des colons pour en bénéficier exclusivement-Les affranchis en profitent pour revendiquer leurs droits-Les premières luttesSoulèvement des esclaves-Les premiers commissaires civils-Décret du 4 Avril 1792.

En 1789, Saint-Domingue comptait 520,000 habitants dont 40,000 blancs, 28,000 affranchis et 452,000 esclaves. Le nombre des nègres marrons variait de 2 à 3,000. Tandis que les blancs pour la plupart menaient une existence dépravée et toute de débauche, les affranchis, par leurs vertus domestiques, acquéraient une honnête aisance; ils possédaient le tiers des immeubles et le quart des valeurs mobilières de la colonie. On ne leur témoignait pourtant aucune considération. Les colons, en dépit de la philosophie humanitaire qui en Europe attendrissait l'âme des nobles, se montraient de plus en plus hautains et durs envers les hommes de la race noire;-ils s'efforçaient d'étouffer les espérances dont les idées nouvelles berçaient le cœur endolori des opprimés. Par leurs intrigues incessantes et l'influence dont ils jouissaient, ils arrachaient des faibles mains de Louis XVI les mesures les plus outrageantes pour les affranchis. L'excès de la compression et des humiliations finit par exciter même en France la pitié de généreux cœurs.

Moreau de St. Méry.-D'après B. Ardouin il y avait à Saint-Domingue, en 1789, 40,000 blancs, autant d'affranchis et plus de 600,000 esclaves. (Etudes sur l'histoire d'Haiti-Introduction, p. 23).-Selon Ducœur-Joly, cité par Placide Justin, page 144, la population se composerait de 30,826 blancs, 27,548 affranchis et de 465,429 esclaves.2 B. Ardouin.-Géographie d'Haïti, page 4.

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