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deux ans de sacrifices, avaient suffi aux noirs pour s'affranchir à jamais d'un régime aussi barbare qu'inhumain. A Saint-Domingue l'homme n'était plus la chose de l'homme. La révolution était complète. La logique des événements allait décider du reste.

En attendant, ne pouvant guère se fier aux officiers blancs qui, surtout depuis l'exécution de Louis XVI, ne se faisaient aucun scrupule de livrer leurs forces aux Espagnols, les commissaires civils conféraient tous les hauts emplois aux hommes de couleur. Pinchinat, en l'absence de Polvérel, avait tous les pouvoirs civils dans l'Ouest. Montbrun avait le commandement supérieur de la province; A. Chanlatte avait le commandement du cordon de l'Ouest; Beauvais exerçait l'autorité militaire au Mirebalais et à la Croix-des-Bouquets; Greffin commandait à Léogane; Brunache à Petit-Goave; Faubert à Baynet; Doyon, à l'Anse-àVeau, au Petit Trou et au Fond-des-Nègres; Blanchet je., à Aquin; Lefranc, à St. Louis; Beauregard, à Cavaillon; Toureaux, aux Cayes; Boury, à Torbeck. André Rigaud eut le commandement supérieur de la province du Sud.

La prise de possession du pouvoir par les hommes de couleur était donc, à la fin de 1793, un fait accompli. Ils allaient justifier la confiance de la France en défendant courageusement son territoire contre les envahisseurs étrangers.

CHAPITRE VII.

Prise de Port-au-Prince par les Anglais-Polvérel et Sonthonax essaient de diviser les hommes de la race noire-Leur départ de SaintDomingue-Rigaud chasse les Anglais de Léogane-Tousaint Louverture abandonnne les Espagnols-Traité de Bâle-Attaque de Léogane par les Anglais-Toussaint Louverture délivre Lavaux arrêté au Cap par Villatte-Arrivée de la nouvelle commission civile Sonthonax-Toussaint Louverture général en chef de l'armée Hédouville-Evacuation de Saint-Domingue par les Anglais -Hédouville divise Toussaint et Rigaud-Guerre entre Toussaint et Rigaud-Défaite de Rigaud et son départ.

L'année 1794 trouva les Anglais en possession de Jérémie, de tout le quartier de la Grand'Anse, de l'Arcahaie, de Léogane, du Môle-Saint-Nicolas. Dans le Nord, les Espagnols occupaient le Gros-Morne, Plaisance, Lacul, Limbé, Port Margot, Borgne, TerreNeuve, etc. Le 6 Décembre 1793, Toussaint Louverture qui combattait pour eux était en personne entré aux Gonaïves. Le Général Laveau, nommé par Sonthonax gouverneur provisoire de Saint-Domingue, s'était rendu à Port-de-Paix. Le mulâtre Villatte eut le haut commandement au Cap. En partant de cette ville pour Port-au-Prince le commissaire civil délégua ses pouvoirs au mulâtre Péré. L'autorité se trouvait ainsi divisée entre un gouverneur général, un commandant militaire et un délégué civil, juste au moment où les circonstances exigeaient l'unité d'action. Sonthonax quitta le Cap, déjà aigri des défections qui grossissaient les rangs des ennemis de la France. Les grands planteurs, des officiers Européens, se ralliaient

aux Espagnols, se joignaient aux bandes de JeanFrançois, de Biassou et de Toussaint Louverture. Les mêmes hommes qui, quelques années auparavant, n'avaient que du mépris pour les esclaves, aidaient maintenant ces esclaves à faire la guerre à leur propre pays. Quelques hommes de couleur tels que Savary, à St. Marc, Jean-Baptiste Lapointe, à l'Arcahaie, imitant le triste exemple qui leur était donné par les blancs, trahirent à leur tour la confiance placée en eux. Sonthonax en conçut un vif ressentiment. Il en vint à se méfier de tous. Alors commença cette politique de division qui devait avoir de si funestes conséquences pour Haïti et dont jusqu'aujourd'hui l'on a tant de peine à effacer les tristes effets. Dès le mois de Juillet 1793, Polvérel et Sonthonax avaient écrit aux hommes de couleur pour les inciter contre les blancs et en même temps les mettre en garde contre l'affranchissement subit et universel des esclaves. Les événements ayant fait proclamer cet affranchissement tant redouté, l'on allait s'efforcer de créer un antagonisme malsain entre noirs et mulâtres, en excitant leurs jalousies mutuelles.

En attendant, après son arrivée à Port-au-Prince, Sonthonax fit procéder au désarmement de la garde nationale de cette ville. Il mit en liberté Guyambois emprisonné par Polvérel comme chef de la conspiration qui devait placer Saint-Domingue sous un triumvirat dont Biassou devait faire partie. Par Guyambois, Sonthonax entra en relations avec Halaou, un chef noir, qui, pour maintenir son influence sur ses partisans, prétendait recevoir des inspirations du ciel par l'intermédiaire d'un "coq blanc," son inséparable compagnon. Sur l'invitation du commissaire civil Halaou se rendit à Port-au-Prince où un repas fut donné en son honneur au palais national. Aussitôt le bruit se répandit que l'on avait décidé de faire assassiner Beauvais qui était à la Croix-des-Bouquets.

En quittant Port-au-Prince le chef noir se rendit

'Lettre à Duvigneau du 17 Juillet 1793, Ardouin, p. 208, 2me Vol.

en ce dernier endroit: ce qui sembla confirmer la rumeur. Pinchinat et Montbrun résolurent alors de l'immoler; et Marc Borno se chargea de l'exécution du projet. Il partit immédiatement pour la Croix-desBouquets où, à son arrivée, il fit tuer Halaou. Il en résulta une lutte sanglante à la suite de laquelle les partisans du dernier furent dispersés.

Ce meurtre fut causé par les intentions à tort ou à raison prêtées à Sonthonax. Celui-ci continua malheureusement à laisser percer la défiance que lui inspiraient les hommes de couleur. Il nomma, en effet, commandant de la place de Port-au-Prince le blanc Desfourneaux, qui, arrêté par l'ordre de Polvérel, et jugé par une cour martiale présidée par Montbrun, gardait une profonde rancune à cet officier mulâtre. Mcrtbrun qui avait le haut commandement militaire à Port-au-Prince se vit avec déplaisir donner un tel auxiliaire. Les préventions augmentèrent quand, contrairement à la discipline hiérarchique, Desfourneaux fut, par arrêté de Sonthonax en date du 27 Février 1794, directement autorisé à recruter le 48e. régiment. Le Commandant de la place en profita pour armer tous les blancs connus pour leur hostilité envers les hommes de couleur. Ceux-ci, noirs et mulâtres, formant la "Légion de l'Egalité" sous les ordres de Montbrun, en prirent de l'ombrage. Et le conflit rendu ainsi inévitable éclata dans la nuit du 17 au 18 Mars 1794. Les soldats de Montbrun attaquèrent et défirent ceux de Desfourneaux; Port-au-Prince fut de nouveau ensanglanté au moment où l'union de tous ses habitants était nécessaire à sa défense.

Dès Janvier 1794 une escadre anglaise sous les ordres du Commandant John Ford s'était, en effet, présentée devant la ville. Sur le refus énergique de Sonthonax de livrer la place, les Anglais s'étaient retirés sans tenter un coup de main. Mais ils ne tardèrent pas à revenir avec des forces imposantes. Leur flotte reparut le 30 Mai. Les troupes de débarquement

B. Ardouin, Histoire d'Haiti, p. 357, 2e. Vol.

sous les ordres du Général White, se renforcèrent des contre-révolutionnaires français sous les ordres du Baron de Montalembert, de H. de Junécourt et de Lapointe. A cette armée de plus de 3,000 hommes, Portau-Prince ne pouvait opposer que 1,100 défenseurs. Les Anglais l'occupèrent le 4 Juin. Les commissaires civils (depuis le 9 Avril Polvérel, quittant les Cayes, avait rejoint Sonthonax à Port-au-Prince), se retirèrent à Jacmel. Le 8 Juin, deux jours après leur arrivée en cette ville, la corvette française "L'Espérance" prit mouillage dans le port. Le Capitaine Chambon vint leur notifier le décret d'accusation que le 16 Juillet 1793 la Convention avait rendu contre eux. Les commissaires s'embarquèrent, en laissant la défense de la colonie à Laveau dans le Nord, et à Rigaud dans le Sud.

Avant de quitter Jacmel, Polvérel adressa, le 11 Juin, à Rigaud une lettre où il lui dénonçait Montbrun comme un traître dont il fallait déjouer les perfides complots. Et, pourtant, loin d'avoir livré ce traître à un conseil de guerre, les commissaires civils l'avaient maintenu dans la charge de gouverneur de l'Ouest. Ils laissaient donc au mulâtre Rigaud le soin de l'arrestation et de la destitution du mulâtre Montbrun; 3 ce qui ne pouvait qu'augmenter les défiances et les jalousies des uns envers les autres.

Quoiqu'il en puisse être, par le départ des commissaires civils l'autorité se trouvait divisée entre deux chefs militaires: Laveau et Rigaud. Les Anglais et les Espagnols occupaient une bonne partie du territoire.

'Sonthonax qui en voulait à Montbrun avant même l'échauffourée du 18 Mars où le commissaire civil fut obligé d'embarquer son protégé Desfourneaux, l'avait accusé d'avoir livré Port-au-Prince aux Anglais. Cet officier s'était pourtant vaillamment battu au fort Bizoton où il fut blessé.-Rigaud profitant de la rivalité existant entre Beauvais et Montbrun fit arrêter et déporter ce dernier.-Après quatre ans de détention Montbrun comparut le 2 Juin 1798 à Nantes devant un conseil de guerre et fut acquitté des accusations portées contre lui. Il servit ensuite en France où il parvint au grade de Général. Il mourut à Bordeaux en 1831 à l'âge de 75 ans.-Ardouin, p. 21, 3me. Vol.

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