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CONSEIL DES PRISES. 13 nivôse an IX.

Lorsqu'un capitaine neutre modifie en route la composition de son équipage, il faut qu'il fasse viser les changements par le consul de sa nation dans le port où il se trouve.

Le visa est nul s'il ne mentionne pas les changements opérés, et si ces changements sont présumés faits en fraude après le visa du consul.

LA JULIANA Contre LE TÉMÉRAIRE.

Conclusions du commissaire du gouvernement.

« Il est certain, en fait, que tout prouve la neutralité du navire et de la cargaison, que toutes les pièces de bord sont parfaitement en règle.

Il n'est pas moins certain, en fait (et l'on en juge par le caractère de l'écriture), que le rôle d'équipage était primitivement composé de douze personnes, moins le capitaine.

« Il est également certain que cette liste est suivie d'un laisser-passer et d'un visa écrit de la même main que le corps de la liste, et que ce visa n'est suivi d'aucun sceau.

« Ce défaut de formalité est-il l'effet d'une omission ou d'un défaut d'usage? C'est ce qu'il n'est pas possible de savoir; mais ce que l'on peut vérifier, c'est que tous les changements opérés sur le rôle sont antérieurs au visa de Barcelone, moins un, qui est à la date du 27 décembre.

« Il est visible que l'homme qui a été remplacé à cette époque l'a été dans l'intervalle du visa de Barcelone à celui de Valence, puisque ce dernier visa est du 27 mars 1798.

Je conviens que ce rôle n'est pas exempt de critique; mais, loin de voir la simulation et la fraude dans les changements qu'il a soufferts; loin de voir la violation des engagements du capitaine pris à la suite de ce rôle, je ne vois dans tout cela que l'ouvrage de l'inexpérience et l'ignorance des formes de la part d'un marin occupé de tout autre objet.

Faire au capitaine le reproche du consul, d'avoir violé son engagement en recevant à bord d'autres hommes que ceux qui étaient porlés sur son rôle, est lui reprocher ce qu'il n'était pas en son pouvoir d'éviter; car il est bien de règle que le capitaine s'engage à ramener les hommes de son équipage; mais c'est autant qu'il y a possibilité ou volonté de la part de ces derniers; car, s'ils meurent, désertent ou abandonnent le navire dans sa course, il faut bien renouveler l'équipage pour ramener le bâtiment au lieu du départ.

«Il est inutile de s'appesantir sur un point que les lois ont prévu. «Mais, dit le corsaire, les hommes remplacés sont censés ennemis. Il ne suffit pas de le dire, il faudrait pouvoir le prouver; car toutes les probabilités contrarient cette assertion, par la raison bien simple que le navire n'ayant abordé que des ports espagnols, les changements ne peuvent pas porter sur des ennemis de l'Etat.

« lei, tout est neutre; la neutralité n'est point contestée, elle est même convenue; la seule défectuosité d'une pièce fait l'objet de la critique du corsaire capteur.

«Mais, disait aussi mon éloquent prédécesseur, ce serait une erreur « de croire que le défaut d'une seule pièce, ou la moindre irrégularité dans l'une d'elles, pût faire prononcer la validité d'une prise. » Quel

quefois des pièces en forme cachent un ennemi, que d'autres circonstances démasquent; dans d'autres occasions, le caractère de la neutralité perce à travers des omissions ou des irrégularités de forme qui proviennent d'une simple négligence, ou qui sont fondées sur des motifs étrangers à toute fraude.

« Il faut aller au vrai, et dans ces matières comme dans toutes celles qui sont régies, non par des formules sacramentelles ou de rigueur, mais par des principes de bonne for, il faut dire, avec la loi, que de simples omissions ou de simples irrégularités de forme ne sauraient nuire à la vérité, si, d'ailleurs, la neutralité est constatée : Et si aliquid ex solemnibus deficiat, cum equitas poscit, subveniendum est.

Aussi le règlement du 26 juillet 1778, art. 2, après avoir dit que les maîtres des bâtiments neutres seront tenus de justifier sur mer de leur propriété neutre, par les passe-ports, connaissements, factures et autres pièces de bord, ajoute: L'une des pièces, au moins, constatera la propriété du navire, ou en contiendra une énonciation précise, et quant aux chartes-parties et autres pièces de bord qui ne seraient pas signées, veut, Sa Majesté, qu'elles soient regardées comme nulles et de nul effet.

Il ne s'agit donc pas, dans toutes les hypothèses, de justifier de la propriété neutre, par le concours simultané de toutes les pièces énumérées dans les règlements; mais il suffit, selon les circonstances, que l'une d'elles constate cette propriété, si elle n'est contredite ou combattue par des circonstances plus décisives.

L'essentiel, en toute occasion, est que le juge puisse être raisonnablement convaincu que la propriété est neutre, ou qu'elle ne l'est pas.

Ici, elle n'est pas même désavouée, et toutes les pièces de bord la constatent à ne pouvoir s'y méprendre. Le pis qui peut arriver serait d'annuler le rôle d'équipage, qui cesserait par là de concourir à établir la preuve de neutralité. Mais comme cette pièce n'est point supposée, qu'elle n'est point fausse, qu'elle ne présente que quelques défectuosités, elle ne peut jamais nuire à la neutralité, puisque le Conseil est convaincu que la propriété du navire et de la cargaison est neutre.

«Le gouvernement, en établissant le Conseil, a voulu dégager les affaires de prises des formes judiciaires qui les obstruaient; en lui déléguant une partie de ses fonctions, il n'a établi qu'un jury administratif et politique, qui se dirigeàt par le fond des choses et non par leur forme; c'est donc dans l'esprit de l'institution du Conseil que je conclus à l'invalidité de la prise et à la restitution du navire et de la cargaison sans dommages-intérêts. »

Le CONSEIL, Vu les pièces desquelles il résulte principalement que la neutralité des treize hommes trouvés à bord de la Juliana, dont la preuve est exigée par toutes les ordonnances et règlements maritimes et doit être faite par les capturés, ne repose que sur un acte informe dans son origine, comme n'étant ni signé du capitaine, ni arrêté par un officier public, ni revêtu d'aucun sceau de l'autorité, et qui a visiblement été surchargé et altéré dans le cours du voyage par les ratures des noms de cinq hommes inscrits sur le rôle d'équiqage, qui ne comprenait primitivement que onze hommes d'équipage, sans compter le capitaine;

Qu'à la vérité les capitaines des navires neutres ont la faculté de faire, dans le cours de leurs voyages, des remplacements ou des renouvellements d'équipage en cas de nécessité évidente ou constatée, et que ces changements sont valablement faits dans les ports étrangers par les con

suls de la nation sous le pavillon de laquelle les bâtiments naviguent; en sorte que le visa apposé par le consul danois, à Barcelone, au dos de la liste d'équipage de la Juliana, pour en attester l'exactitude, ferait disparaître son illégalité, et ce même visa eût régularisé les substitutions, additions, ou ratures qui se trouvent sur la liste; mais que n'en faisant aucune mention, il est par cela même évident que les altérations sur ledit rôle sont postérieures au visa du consul danois, qui ne l'eût pas laissé subsister dans une forme aussi vicieuse, ou du moins aurait indiqué une cause valable;

Que le visa du consul danois qui, s'il n'était pas évidemment antérieur aux altérations, aurait réparé les premières irrégularités, ne pouvant s'appliquer à la liste d'équipage dans l'état où elle a été présentée, la patrie, le domicile, ni la légitimité de l'embarquement des hommes qui se sont trouvés à bord sans être portés sur le rôle ne sont attestés par aucune autorité quelconque, qu'ils ne peuvent être considérés, ainsi que le passager non porteur de passe-port particulier, que comme des ennemis, et que formant plus du tiers de l'équipage, la confiscation du navire et de la cargaison est textuellement écrite dans les art. 9 et 10 du règlement de 1778, indépendamment de l'apparente régularité des autres pièces de bord;

Vu qu'enfin, dans l'espèce, il ne s'agit pas de simples irrégularités ni de défauts de forme sur lesquels on ne doive pas s'appesantir trop fortement, mais d'attention et de substitution qui, étant le fait même des parties, caractérisent démonstrativement la fraude;

DECLARE bonne et valable la prise de la Juliana.

CONSEIL DES PRISES. 23 fructidor an VIII.

Est valable la prise d'un navire dont le passe-port énonce un autre capitaine que celui qui le commande, lorsque la substitution d'un capitaine à un autre n'a pas été régulièrement constatée sur le rôle d'équipage.

Le navire LA COLUMBIA contre le corsaire français LE JUSTE.

Conclusions du commissaire du gouvernement.

« Le navire la Columbia, chargé de tabac, sucre, merrains et racines de serpentaire, partit de Norfolk, en Virginie, pour Londres, le 1er frimaire an VII, et fut capturé par le corsaire le Juste, de Saint-Malo, le 18 nivôse suivant.

«Le navire fut expédié pour Belle-Isle, et la question sur la validité ou l'invalidité de la prise fut portée au tribunal de commerce de Lorient. « Ce tribunal, par son jugement du 28 pluviôse an VIII, relàcha le navire et une partie de la cargaison, et confisqua l'autre partie en faveur du corsaire.

« Les armateurs du corsaire appelèrent de ce jugement au tribunal civil du département du Morbihan.

« Les parties étaient en l'état de cet appel, lorsque la loi du 26 ventôse intervint.

«Les moyens du capteur sont: 1° que le navire la Columbia était muni d'une lettre de marque; 2o que le rôle d'équipage trouvé à bord de ce navire n'est arrêté par aucun officier public du lieu du départ; 3o que

le capitaine est Irlandais; 4° que le passe-port fait mention d'un autre capitaine que celui qui avait le commandement; 5o que, sur treize connaissements, il y en a neuf sans signatures; 6° que le capitaine capturé a lui-même déclaré, lors du procès-verbal de capture, que son navire était de bonne prise, et que la cargaison était pour compte anglais.

Je ne m'arrêterai point à la lettre de marque; un tel acte, par sa nature, ne rompt point la neutralité.

« Quant au rôle d'équipage, il n'a point été arrêté par un officier public; il n'offre qu'une simple liste, sans aucun caractère quelconque d'authenticité.

« Cette seule circonstance ne déterminerait pourtant pas mon opinion si toutes les autres pièces de bord étaient en règle.

<< Mais on querelle le passe-port: il est accordé à Thomas Topman, tandis que c'est Félix Corran qui commandait le navire.

« Je sais que, selon les circonstances, un capitaine peut être remplacé par un autre, et qu'alors il est impossible que le passe-port originaire contienne le nom du capitaine remplaçant. Mais il faut, dans ce cas, que le remplacement d'un capitaine par un autre soit fondé sur une cause légalement justifiée et capable d'écarter tout soupçon.

L'art. 3 du titre des Congés de l'ordonnance de la marine de 1681 porte Le congé contiendra le nom du maître, celui du vaisseau, son port et sa charge, le lieu de son départ et celui de sa destination.

Le nom du maître est donc une des parties les plus essentielles du passe-port.

Il n'a point été dérogé à l'ordonnance par le traité passé entre la France et les Etats-Unis d'Amérique, en 1778; car il est dit, au contraire, dans l'art. 25 de ce traité, « qu'afin d'écarter et de prévenir, de part et d'autre, toute discussion et querelle, il a été convenu que, dans « le cas où l'une des deux parties se trouverait engagée dans une guerre, les vaisseaux et bâtiments appartenant aux sujets ou peuple de l'autre « allié, devront être pourvus de lettres de mer, ou passe-ports, lesquels exprimeront la propriété et le port du navire, ainsi que le nom et la « demeure du maitre ou commandant dudit vaisseau, afin qu'il apparaisse « par là que le même vaisseau appartient réellement et véritablement aux sujets de l'une des deux parties contractantes ; lequel passe-port ⚫ devra être expédié, selon le modèle annexé au présent traité. »

« Le capturé invoque l'art. 35 du traité de navigation et de commerce, de 1786, passé entre la France et la Grande-Bretagne; mais ce traité ne contredit en aucune manière ce que nous venons d'établir. Nous lisons, dans l'art. 35, cité par le capturé, que, « s'il arrive que le maître du <navire, dénommé dans les lettres de mer, soit mort, ou qu'ayant été « autrement ôté, il s'en trouve quelque autre à sa place, le vaisseau ne « laissera pas d'avoir la même sûreté avec son chargement, et les lettres <de mer auront la même vertu. Tout cela rentre dans le cas d'un remplacement nécessaire et légitime, dont nous avons déjà parlé.

« Nul doute que si, dans le cours du voyage, le maître du navire meurt, tombe malade, ou quitte le commandement du vaisseau, il est indispensable qu'un autre prenne ce commandement. Dans toutes ces hypothèses, la nécessité fait droit, mais on doit faire conster de la cause qui forme le remplacement.

Dans les circonstances présentes, le passe-port indique un capitaine, et nous en trouvons un autre sur le navire. Nous ne voyons pas quand et comment ce remplacement a été opéré; il paraît que tout s'est fait

dans un temps même antérieur au départ. On pouvait donc rapporter un nouveau passe-port, ou faire conster du remplacement sur le passeport même.

« On exhibe un acte du district et port de Norfolk, en Virginie, dans lequel Félix Corran est appointé capitaine du navire la Columbia, est substitué à Thomas Topman; cet acte est du 19 novembre 1799, conséquemment postérieur de plus de huit mois au passe-port délivré à Thomas Topman, le 12 février 1799.

Mais cette nouvelle pièce fait naître de nouvelles objections.

Est-il croyable qu'on ait demandé et obtenu un passe-port plus de huit mois avant le voyage?

N'est-il pas apparent que Thomas Topman aura fait un premier voyage avec le passe-port dont il s'agit, et qu'ayant quitté le commandement à son retour, on aura voulu appliquer le même passe-port au nouveau capitaine? I.'hypothèse que nous faisons est d'autant plus vraisemblable que les passe-ports d'Amérique, n'ayant qu'un an de durée, les Américains doivent être très-économes de temps.

« Quoi qu'il en soit, un même passe-port ne peut servir que pour un scul voyage. On serait donc en contravention aux règlements si l'on avait voulu faire servir le même passe-port à deux voyages différents. Si, au contraire, il n'y a eu qu'un voyage, et si ce voyage n'a commencé qu'avec la mission du nouveau capitaine, pourquoi n'a-t-on pas pris un nouveau passe-port pour le capitaine remplaçant ?

« Au surplus, soit qu'il y ait eu deux voyages ou un seul, et en supposant que le passe-port pût être appliqué au capitaine remplaçant, comme au capitaine remplacé, ce passe-port demeurerait toujours invalide par le défaut de déclaration assermentée de la propriété neutre ; telle qu'elle est exigée par le traité de 1778.

Enfin, il résulte du procès-verbal de capture que le capturé est convenu que son navire est de bonne prise, et que la cargaison était pour compte anglais. A la vérité, on veut donner à entendre qu'on a vraisemblablement mal interprété la réponse du capturé, dont on connaissait peu la langue, dit-on, et qui ne connaissait pas du tout la nôtre; cela peut être. Mais le procès-verbal de capture se trouve consacré par la signature du capturé lui-même. Il est alors difficile de révoquer en doute les faits contenus dans une pièce revêtue de tous les caractères qui peuvent nous déterminer à y ajouter foi.

Ainsi l'irrégularité des pièces de bord, le défaut de connaissement non signés, les aveux du capturé concourent à faire prononcer la validité de la prise.

son.

En cet état, je conclus à la confiscation du navire et de sa cargaì-
Signé, PORTALIS. »

Le CONSEIL décide que la prise faite par le corsaire français le Juste du navire sous pavillon américain la Columbia est bonne et valable.

TRIBUNAL DE CASSATION.- 11 frimaire au VII.

Le navire qui a renouvelé son équipage dans un pays neutre n'est pas de bonne prise, même à défaut de preuve de la nécessité de ce renouvellement.

Le navire LE FÉLIX contre le corsaire L'AIGLE.

Du 11 frimaire an VII, jugement du tribunal de cassation, section ci

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