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CHAPITRE XV

II.

Dixième séance: 17 décembre 1904.

ORDRE DU JOUR :

De la protection des bonnes mœurs et de l'ordre sur la voie publique.

Discussion du délit de racolage commis par les hommes et les femmes. (Suite de la discussion.

Caractère et taux des peines applicables.

Projet de M. Bulot, Procureur général à la Cour d'appel.
Vote des modifications des articles 330 et 479 du Code pénal.

Sommaire. Modifications apportées par M. Bulot à ses premières propositions. M. Bulot examen des circonstances du délit d'outrage aux bonnes mours: exemple tiré des poursuites intentées contre les femmes exhibitionnistes du bal des « Quatz'Arts »; le racolage en Italie; nécessité d'empêcher le racolage exécuté en réunion de plus de deux personnes; le racolage de l'isolée : comment il prend un caractère délictueux: gestes et paroles obscènes ou contraires aux bonnes mœurs, provocation au libertinage sur la voie publique. Observations de M. le Professeur Le Poitte vin: nécessité de rendre, par un texte précis, tout arbitraire de police impossible. - Réplique de M. Bulot: l'établissement du droit commun et la juridiction des tribunaux réguliers suppriment l'omnipotence des agents des mœurs; le tribunal de simple police d'abord, le tribunal correctionnel ensuite, connaîtront du délit de racolage : Thèses de la contravention et du délit. Observations de M. le Professeur Landouzy: le racolage dans les grandes villes d'Italie; nécessité d'étendre le texte de M. Bulot et d'y comprendre le délit de racolage par « fausse mineure », par tenue scandaleuse; complicité de la police actuelle dans le racolage des femmes. - Observations de M. l'inspecteur général Auffret : le racolage par l'isolée ne doit pas être négligé. — Observations de M. Fiaux sur la nécessité de définir les cas de racolage punissables; rappel des conclusions de la Commission municipale de la Police des mœurs: Proposition de répression du racolage par préhension, paroles bruyantes et stationnement obstiné. Proposition de M. Hennequin, empruntée à la répression du racolage dans les textes des règlements de province. Seconde proposition de M. Hennequin pour la nomination d'une sous-commission chargée de rédiger les textes juridiques. Discours de M. Brunot, inspecteur général des services administratifs : Distinction entre la prostitution et la débauche; les divergences d'opinions entre les membres de la Commission militent en faveur de la nomination d'une sous-commission; nécessité d'établir un « Comité des femmes traduites en justice pour faits de prostitution »>, destiné à les relever par des œuvres humanitaires. Discours de M. Bérenger sur la proposition rectifiée de M. Bulot: approbation de la plupart des dispositions nouvelles : le tribunal régulier, le racolage visé nommément, le racolage punissable (gestes et paroles obscènes), la « tenue provocatrice », etc. Réserves de M. Bérenger sur les poursuites contre la femme misérable en cas de premier

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ou unique racolage; indulgence pour étudiants, grisettes et militaires. - Réponse de M. Bulot la loi de sursis, une nouvelle loi de pardon (absolution complète) répondent au desideratum; concessions de M. Bulot; le premier racolage sera justiciable de l'article 479 et même de l'article 471 du Code pénal; application de la loi de sursis aux contraventions; jurisprudence actuelle des parquets, discernement des moindres cas; le volumineux dossier des « impoursuivies ». — Observations de M. Le Professeur le Poittevin: proposition de contraventionnaliser tous les actes de provocation repréhensibles par l'article 479 du Code pénal, et de correctionnaliser les seuls actes de récidive par l'article 330 du Code pénal. - Observations nouvelles de MM. Bulot, conseiller Denis, Hennequin. — Proposition de M. le Professeur Le Poittevin concernant la protection des mineurs victimes de racolage public. Observations de M. Hennequin à ce sujet. Débats sur la nomination d'une sous-commission de rédaction : elle est repoussée sur la proposition de MM. Bérenger et Bulot. Mise aux voix et vote des trois propositions de M. le Procureur général visant la répression du racolage : 1° en réunion de plus de deux personnes; 2o par tenue, gestes ou paroles publiques obscènes, contraires aux bonnes mœurs et provoquant, sur la voie publique, au libertinage; 3 taux des peines correctionnelles en cas de récidive.

La séance est ouverte à 9 heures et demie sous la présidence de M. Dislère.

M. le Président rappelle à la Commission que la présente séance est consacrée à la continuation de la discussion sur le rapport de M. le Procureur général et le projet de modifications apporté par lui à Farticle 330 du Code pénal.

Trois textes sont en présence: celui de M. Bulot d'abord, ainsi conçu : « ART. 330, § Jer (ancien). Toute personne qui aura commis un outrage public à la pudeur sera punie d'un emprisonnement de trois mois à deux ans et d'une amende de 16 à 200 francs.

§ 2 (nouveau).

Sera punie des mêmes peines toule personne qui aura provoqué des tiers à la débauche d'une façon publique et scandaleuse ». Puis les deux amendements suivants :

1o L'amendement de M. Bérenger ainsi conçu :

Le racolage habituel sur la voie et dans les lieux publics est un délit »: 20 L'amendement de M. Paul Meunier :

ART. 330, § 2. Sera punie des peines portées par les articles 479 et suivants du Code penal, toute personne qui aura publiquement provoqué des tiers à la débauche par gestes ou par paroles.

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M. le Président rappelle également que nombre d'orateurs étaient inserits à la séance de l'avant-veille le premier était M. Bulot auquel il donne la parole.

M. Bulot voulait en effet répondre de suite à M. Bérenger; lui aussi. il apporte un amendement à son texte personnel primitif; il a écouté attentivement la discussion de la séance d'avant-hier et il la tient pour instructive; il espère que son amendement remplira les divers desiderata qui ont été signalés.

Cependant l'orateur fera observer de suite à M. Bérenger que son texte, en érigeant ipso facto le racolage sans autre détermination caractéristique

M. BULOT AMENDEMENT A SA PROPOSITION

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en délit, est en contradiction formelle avec une décision antérieure de la Commission: l'honorable sénateur oublie que, dès la première séance, il y a eu un vote acquis, à savoir: « La prostitution n'est pas un délit ». M. Bérenger supprime cette première décision ou l'oublie.

M. Bulot observera d'un autre côté à M. le Député Meunier que son texte est susceptible d'encourir le même reproche en faisant du racolage une contravention, M. Meunier doit s'attendre à cette objection: c'est que la prostitution n'étant pas un délit, le législateur n'a pas à formuler de texte qui l'interdise même indirectement. Le point de départ du débat est que la prostitution, eu égard à la loi pénale, est un acte licite si l'on reconnaît à l'homme et à la femme le droit de se prostituer, certes il n'y a pas à lui en faciliter le moyen; mais il ne faut pas lui en retirer le moyen; d'ailleurs il n'est personne dans la Commission qui pense que l'exercice de la prostitution puisse rester invisible ou se pratiquer dans une tour d'ivoire. (Bruit. Sourires.)

Si l'orateur modifie le premier texte qu'il avait proposé, la Commission voudra bien n'en pas inférer que cette rédaction avait été écrite à la légère ce premier texte « provocation publique et scandaleuse à la débauche » lui paraissait justifié et répondre à tout. Le taux des peines restait d'ailleurs à reprendre et à apprécier définitivement; mais l'idée ne présentait rien que d'entièrement juridique. M. Bulot fera du reste à l'adresse de ses critiques une assimilation avec un délit existant. Nous avons déjà dans la loi la répression du « tapage injurieux ». Forateur n'a pas dit « tapage nocturne », autre expression dont le sens est très précis. Or tapage injurieux » pourrait encourir de la part de ses contradicteurs le même reproche que provocation scandaleuse à la débauche; tapage injurieux, dans le même ordre d'idées, n'est pas plus précis. Mais jamais l'agent ne se sert de l'unique expression de tapage injurieux dans son rapport; il dit le fait, il dit par exemple : « J'ai arrêté X... qui a fait telle chose, poussé tel cri, proféré telle injure ». Sur cette description le juge apprécie.

M. Bulot le rappellera à M. Le Poittevin il n'y a pas dans la loi pénale de formule sacramentelle. Ici la provocation scandaleuse est le fait. C'est le scandale public que l'on veut réprimer. Pourquoi ne pas désigner le fait par son nom? Il y a là une idée parfaitement précise que. Ton fournit au juge. On m'objecte: ce n'est pas clair. M. Bulot ne voit pas l'obscurité. M. Denis trouvait l'expression vague; le mot scandaleux a cependant un sens très net; qu'y a-t-il d'antijuridique dans tout ceci ? Néanmoins, et pour tenir compte d'un certain état d'esprit commun aux deux camps de la Commission, M. Bulot modifiera son texte en ajoutant au mot « scandaleux » l'expression sur la voie publique »: par cette addition, il espère donner satisfaction d'abord à M. Bérenger. L'orateur, pour plus de précision, empruntera même un mot au texte de la loi italienne, il dira : « provocation des tiers au libertinage sur la voie publique ». M. Bérenger avait parlé de poursuites à exercer jusque dans les cafés-concerts, les promenoirs des Folies...

M. Fiaux.

Si ce ne sont pas des lieux clos, ce n'est cependant

pas la voie publique!

M. Bulot. Le promenoir des Folies-Bergère n'est pas la voie publique... Que demande-t-on à la Commission? de moraliser les promenoirs de ce genre, d'atteindre le vieux marcheur et la fille galante dont les provocations non déguisées vont s'échanger lå publiquement? de les arrêter, de les poursuivre devant le tribunal? Pour sa part M. Bulot sy oppose radicalement; il n'a pas, comme son contradicteur, l'irréalisable prétention de moraliser les music-halls et les salles de spectacle, coulisses et dépendances; s'il lui convient un jour ou l'autre de s'aventurer aux Folies-Bergère et d'y louer un fauteuil d'orchestre, il sait très bien à quoi il s'expose; il sait d'avance les conversations qu'il entendra, les scènes qu'il verra; il n'ignore pas qu'elles blessent la pure morale! Mais ce qu'il savait bien en entrant, c'est que le promenoir n'était pas la voie publique et que personne ne pouvait songer à y prévenir ou à y punir la provocation. La provocation y est fatale et personne n'est forcé de s'y exposer en entrant. (Très bien ?)

Il y a quelques années, on a poursuivi des femmes nues qui avaient figuré dans le bal des «< Quat'z'Arts »; est-ce pour le fait même d'y avoir paru en costume d'Eve? En aucune façon. Des artistes, des étudiants avaient organisé au Moulin-Rouge une fête plus ou moins esthétique à laquelle chacun se rendait sur invitation; plusieurs femmes, des modèles, s'exposèrent sans aucun vêtement et furent portées en triomphe comme des statues aux acclamations du public d'invités... Jusque-là rien à reprendre. Mais ces mêmes modèles ayant été, après le bal, portées sur la place, dans le même simple appareil (l'orateur se trompe), avec un parapluie pour tout manteau, les agents les cueillirent à ce moment: elles furent poursuivies et condamnées. Aux « Quat'z'Arts », elles étaient libres de s'exhiber en toute nudité; personne, dans le Moulin-Rouge, ne se plaignait de les avoir vues. Mais au dehors il n'en était plus de même : sur la place, l'assistance, c'était le public; c'étaient des femmes, des enfants, et, dans la rue, ces modèles n'avaient pas le droit, sans offenser gravement la morale publique, de s'exhiber dans l'appareil des statues féminines des jardins des Tuileries ou du Luxembourg. Le distinguo est frappant dans cet exemple et la distinction est capitale. C'est au dehors qu'il faut supprimer le scandale; ce sont les passants qu'il faut mettre à l'abri.

L'exposé, fait par M. Hennequin, de l'état des législations suisse et italienne a contribué à accentuer une certaine tendance parmi les membres de la Commission. L'orateur croit que le texte qu'il avait tout d'abord proposé aurait répondu à cette préoccupation, mais il est évident que ce que l'on veut surtout empêcher c'est le fait choquant ou d'aspect immoral qui viendrait frapper quelqu'un au dehors, étant établi que ce quelqu'un n'a pas recherché ce spectacle, et l'a même fui soit parce que son caractère personnel, soit parce que les personnes en sa compagnie s'en trouveraient offensées.

M. BULOT: AMENDEMENT A SA PROPOSITION

M. Paul Meunier a découvert tout récemment la législation italienne et il en a constaté dans un voyage d'hier les merveilleux effets : on ne racole plus, il nous l'assure, en Italie! C'est là une opinion, une optique toutes personnelles à M. Meunier. Il y a deux ans, voyageant lui aussi en Italie, M. Bulot a vu de fort près, à Florence, à Venise, les Italiennes racoler, racoler elles-mêmes, s'entend, sans plus d'intermédiaires ou de façons ; à Saint-Marc, aux Esclavons, à la Piazzetta, les femmes couraient littéralement après les hommes et surtout les étrangers; elles parlaient même français. A Venise, on pouvait remarquer que le racolage était pratiqué sans distinction par toutes les catégories de femmes : les unes étaient en schall et nu-tête, les autres en chapeau: celles qui racolaient sans chapeau avaient un peu la silhouette des filles publiques de Paris sur nos boulevards extérieurs, L'orateur confesse que c'étaient surtout les étrangers qui étaient le point de mire de cette galanterie de voie publique. A côté de la vieille provocation prostitutionnelle, M. Bulot a observé le racolage par les hommes. Passant tous les jours régulièrement à midi, à la Merceria, pour se rendre au même restaurant, il fut vite remarqué par ce genre d'intermédiaires et, quelque éclatant que fût le jour, quelque radieux que fût le soleil, il était sùr de se voir très publiquement aborder par des hommes qui venaient tout cru et en plein trottoir lui proposer des femmes...

M. Bérenger. Cela ne vous a pas scandalisé ?

M. Bulot. Non, du tout, monsieur le Sénateur. J'étais seul; je suis adulte... Mais j'aurais été scandalisé si, ayant ma femme, ma fille à mon bras, j'avais été importuné par ce même racolage; ou si hommes ou femmes m'avaient racolé à voix haute, ou en termes scandaleux! Mais j'étais seul, et en ne s'adressant qu'à moi, adulte, et ce d'une voix suffisamment basse pour que les autres passants ne pussent entendre leurs paroles, je ne pouvais, je ne puis trouver dans leur conduite matière à intervention de la loi pénale. L'orateur ira plus loin: il ne peut imaginer, comme jurisconsulte, que l'offre de l'amour vénal, à la condition expresse qu'elle soit faite d'une manière discrète et à voix basse, constitue un outrage public à la pudeur et même offense d'une façon générale et l'accomabsolue la morale publique. La fille qui propose ses caresses pour plissement d'un acte naturel use du droit de libre disposition de sa personne; tant qu'elle reste dans la mesure stricte qu'il vient d'indiquer, l'orateur tient que cette femme, toute immorale qu'elle soit, n'est pas pénalement répréhensible. (Bruits divers.) Messieurs, en faisant cela elle exerce la prostitution et, vous l'avez déclaré : la prostitution n'est pas un délit.

Mais alors, continue l'orateur, où va commencer le délit? M. Bulot concède qu'avant d'en arriver à la répression sévère et peut-être trop uniforme qu'il a proposée dans son texte, il y a à distinguer pratiquement les cas divers que peut offrir le racolage.

Il y a une sorte de racolage que tout d'abord l'ordre public ne peut tolérer, c'est le « racolage en réunion » : le racolage en réunion doit être

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