Page images
PDF
EPUB

viennent vous dire, qui viennent dire à la Commission et ce, à l'unanimité et sans entente: « Arrêtez-vous! Si vous supprimez les maisons de tolérance, vous allez augmenter le nombre des souteneurs, vous allez altérer la santé publique, vous allez multiplier les détournements des mineures! >> Et cet émouvant appel demeure ici sans écho! L'orateur s'adressera à tous les hommes impartiaux: ils seront plus justes pour apprécier la valeur de l'intervention des maires.

M. Bulot qui s'est élevé contre la proposition de l'orateur de faire appel à tous les membres de la Commission sans distinction de présents ou d'absents, se trompe gravement s'il croit que ce mode de votation n'aurait pas eu plus de poids que celui qui a été employé ou maintenu : « En jetant par-dessus bord nombre de collègues, vos majorités ont été maigres; sachez que les députés, appelés à prononcer en dernier ressort, appuyés sur les maires qui viendront devant eux répéter leur lettre à M. Hennequin, ne vous donneront pas raison. »

L'orateur ne défendra pas d'ailleurs les maisons de tolérance: il les a en horreur. « La prostitution en vase clos » n'a plus l'oreille du public; les maisons se meurent, les maisons sont mortes! soit. L'orateur en prendra son parti; un satirique du crayon a dit : « Il faut être de son temps. »> Eh bien, soyons de notre temps! Mais comment? que faire? et surtout que faites-vous?

:

Vous avez d'abord livré la rue aux filles il suffit, pour que la Police les ignore, qu'elles se promènent une à une, deux à deux; maintenant vous soulevez la dernière écluse et, sur ce même trottoir, vous déversez le résidu des maisons closes... Oh! sans doute c'est numériquement peu de chose... 500, dites-vous, tout au plus! Avec les 25.000 filles qui déambulent librement, cela fera 25.500! Est-ce la peine d'en parler? Je le reconnais, c'est peu, mais il ne s'agit pas de la quantité seulement, il s'agit aussi de la qualité, et quelle catégorie de filles allons-nous voir à Fair libre! Pour Paris passe encore, bien que lorsque l'on aborde le Boulevard devant les Trois-Quartiers, on soit littéralement arrêté par une véritable foule compacte de racoleuses. Mais la province?

L'orateur ouvrira ici une parenthèse il a été profondément surpris d'entendre M. Landouzy se plaindre de ce que l'on avait parlé d'utopie à propos de ses idées sur la prostitution, de ce qu'on l'avait appelé utopiste. M. Auffret constate que M. Landouzy n'est même pas un utopiste... Une utopie, c'est au demeurant un système, un organisme, rêvé sans doute, mais complet et tout agencé dans le cerveau de son auteur! Sans remonter à Platon, à Thomas Morus, à Fénelon, à la République de l'un, à l'Ile de l'autre, à la Salente du troisième, on se fait de suite une idée de ce que chacun a indiqué comme but et comme moyen,... mais la Commission attend encore que M. Landouzy décrive l'organisation toute prête à remplacer l'Administration actuelle?

L'orateur demande instamment qu'on lui indique le système nouveau; l'Administration future sera-t-elle médicale et platonique? Restera-t-elle en même temps policière? Dans le premier cas, devant le trottoir roulant

M. AUFFRET ; OBSERVATIONS GÉNÉRALES

217

de la prostitution, elle sera ridiculement impuissante avec une police endormie; dans le second, si la police veut effectuer une surveillance sérieuse, elle redeviendra tracassière, arbitraire... L'orateur attend également les statistiques de ceux qui ont raillé les statistiques militaires; il est sûr que certains les trouveront excellentes; il se réserve, quant à lui, d'en démontrer la valeur. Les ressorts inconnus de l'institution nouvelle lui paraissent autrement dangereux que ceux de la Police professionnelle qui fonctionne en ce moment et que la Commission aurait bien dù se contenter de réformer ou d'améliorer.

La grande erreur que l'on commet dans la Commission est de croire à la possibilité de l'ordre et de l'hygiène basée sur le bon vouloir des filles seules ou des couples bisexués: jamais ils ne viendront d'eux-mêmes au seuil d'une porte d'hôpital toute grande ouverte.

La liberté du trottoir est une vieille histoire qu'on réinvente : l'orateur la connue dans les dix dernières années de l'Empire, de 1860 à 1870; il avait vingt ans et il n'a pas oublié les tableaux auxquels une consigne officielle bienveillante, sans nul doute imposée en haut lieu à la Police même, permettait de se produire. C'était au lendemain de la guerre d'Italie, de 8 heures à 11 heures du soir; les principales rues étaient positivement envahies et, comme l'esprit vaudevillesque ne perd jamais ses droits chez les Français, on disait en voyant les femmes déambuler dans les rues qui se coupaient à angles droits, qu'elles faisaient leur quadrilatère comme les soldats de Benedeck! En province, dans des communes de 1.500 habitants, c'était le même manège. A cette époque, l'orateur a vu beaucoup de maires pour drainer, canaliser et cacher la prostitution, autoriser les maisons closes.

La Troisième République a tenu à honneur de se montrer beaucoup plus sévère que le Second Empire, et de 1872 datent beaucoup d'excellents règlements municipaux.

Aujourd'hui on veut changer tout cela et l'on crie : « Place à l'homme libre! L'homme libre viendra de lui-même dans les hôpitaux libres demander des secours volontaires... >>

L'orateur constate que ses contradicteurs se font de singulières illusions sur la psychologie du syphilitique : le syphilitique est avant tout un menteur qui se gausse du médecin quand celui-ci n'a pas obtenu sa confiance toute particulière et personnelle.

Veut-on voir exactement comment cette catégorie de malades vient chercher asile dans les hôpitaux, quand elle n'y est pas contrainte?

M. Auffret prendra pour exemple ce qui se passe dans les hôpitaux maritimes.

Dans ces cinq hôpitaux, le service de santé reçoit indifféremment et les militaires et les ouvriers des arsenaux : ces derniers sont des «< hommes libres»; quelle que soit la maladie dont ils sont atteints, vénérienne ou autre, ils entrent et sortent à volonté.

Trois de ces hôpitaux offrent des cas typiques: un dans le Midi, SaintMandrier; deux dans le Nord. A Saint-Mandrier, sur 60 vénériens en

traitement, il y a 56 militaires et 4 ouvriers « libres...

oui, 4 ouvriers en traitement sur 9.000 ouvriers! On nous objectera qu'à Saint-Mandrier les vénériens sont placés dans des salles à part et flétris par cet isolement même. Prenons les deux autres hôpitaux : là les vénériens sont confondus, mélangés avec les autres malades; il n'y a pas de salles spéciales; c'est la liberté absolue dans l'hôpital... Eh bien, sait-on combien il entre de vénériens dans l'un d'eux, de vénériens par an?... Deux, deux seulement! Si ces chiffres n'étaient pas officiels, l'orateur n'oserait pas les produire...

Ces malades-là veulent être des hommes libres, libres de se traiter à leur fantaisie ils vont partout, excepté dans les hôpitaux où ils seraient bien soignés; ils vont chez les « tapissiers d'urinoirs », chez les pharmaciens civils, chez les rebouteux, même chez les sorciers, quand ils ne s'abstiennent pas purement et simplement de tout soin!

On objectera peut-être encore à l'orateur, à la vue des chiffres dérisoires de vénériens dans ces hôpitaux, que la syphilis se meurt, qu'elle est morte! Libre à ces contradicteurs de se tenir à ces conclusions!

Encore une fois l'orateur ne tient pas aux maisons de tolérance, mais au moins qu'on lui offre, en leur lieu et place, un système pratique et qui se tienne debout!

La seule chose que l'orateur approuve, c'est l'institution des consultations publiques largement distribuées; sans doute plus d'un vénérien refusera d'en user pour mille mauvais motifs : l'heure, l'attente, la distance et même la gratuité... mais n'importe! l'institution est bonne. Elle peut d'ailleurs s'adapter à tous les régimes de surveillance de la prostitution.

En terminant, M. Auffret reprendra la formule du début de son discours il demande un pont, un pont solide entre les deux systèmes; il ne s'agit pas de viser surtout la réglementation à travers les maisons publiques; si le nouveau système est rationnel, si ce pont lui est offert pour y atteindre, encore une fois, il franchira le Rubicon; sinon, non!

Son dernier mot aux réformateurs sera celui-ci : « Libre à vous, si vous y tenez essentiellement, de compromettre Paris et Lyon, mais respectez la province, et mieux respectez la France tout entière! » (Bruits divers.) M. le Président donne la parole à M. Fiquet.

M. Fiquet, maire d'Amiens (1). L'exemple de la ville d'Amiens ayant été cité au cours de la discussion, je crois utile de faire connaître à la Commission certains faits concernant cette ville dont j'ai eu à plusieurs reprises et ai encore actuellement l'honneur d'être le maire. Il me sera permis de relever quelques inexactitudes dans les affirmations qui ont été produites et de ramener celles-ci à leur juste valeur.

On a dit que les maisons de tolérance supprimées en 1890 avaient dû être rétablies à la fin de 1895 sous la pression de l'opinion publique;

(1) Nous donnons ici littéralement, en y joignant le fac-similé du graphique, le texte du discours de M. Fiquet tel que l'honorable maire l'a communiqué à Mm. Avril de Sainte-Croix pour le journal l'Abolitioniste (no du 1er mai 1905).

M. FIQUET: SUPPRESSION DES MAISONS A AMIENS

219 c'est assurément une exagération. La vérité est que ce rétablissement a été effectué sous la pression de l'autorité militaire; il n'est pas douteux que cette mesure a été accueillie avec faveur par tous ceux qui trouvaient ainsi le moyen d'achever leurs soirées que les règlements sur la fermeture des cafés ne leur permettaient pas de prolonger à leur gré. Les avantages résultant de ce rétablissement ont-ils été bien sérieux? Je ne le pense pas, car il est un fait constant bien établi, c'est qu'à Amiens les maisons closes ne répondent plus à un besoin particulier. Il y avait, en effet, en 1880, 11 maisons renfermant 50 pensionnaires; il n'y a plus actuellement que 2 maisons comptant 14 femmes. Certains faits scandaleux ayant nécessité l'intervention de la Police et ayant amené celle-ci à se montrer plus sévère, l'une des tenancières vint à l'Hôtel de Ville se plaindre auprès du Secrétaire général de cette rigueur nouvelle et lui déclara tout net que si le débit des boissons devait être entravé dans l'établissement, elle serait forcée de fermer boutique. Et pour expliquer cette situation, elle tenait ce propos que je m'excuse de relater dans toute sa crudité caractéristique: « Si la vente des consommations est interdite, il n'y a plus moyen de vivre, on ne monte plus. »

La fermeture de ces maisons a-t-elle eu sur la santé publique l'influence fâcheuse que certains lui attribuent? Je sais bien que l'on ne peut attacher aux données de la statistique qu'une valeur relative, mais j'ai fait relever le nombre de journées des malades vénériens, civils et militaires, traités à l'Hôtel-Dieu d'Amiens depuis 1880 jusqu'à la fin de l'année 1904, et j'ai condensé ces renseignements dans le graphique ci-après.

On constatera, à l'aide de ce document, un accroissement assez sensible du nombre des journées entre 1890 et 1896, pendant la période de suppression des maisons publiques; il n'en faudrait pas toutefois conclure que la fermeture de ces maisons a exercé sur la santé publique une influence funeste. Il n'y a, en effet, qu'à remarquer qu'à l'époque où ces maisons étaient le plus nombreuses, en 1881 par exemple, le nombre des journées a été de 8.163, tandis qu'en 1894, il n'a été que de 7.329. Et si l'on tient compte de la différence du chiffre de la population qui était de 74.170 en 1881, alors qu'il atteignait en 1894 environ 86.700 habitants, on trouve en comparant les deux chiffres cités plus haut une différence de 23 0/0 en faveur de l'année 1894 pendant laquelle il n'existait plus de maisons closes. Je sais bien que ce n'est pas un argument concluant; mais cette constatation ne permet pas de dire qu'au point de vue sanitaire l'existence de ces maisons constitue un avantage. (Très bien.)

Je n'hésite pas, pour ma part, à déclarer que la fermeture générale de ces maisons ne me semble pas devoir présenter un inconvénient sérieux. Je ne suis pas partisan du régime de la déclaration qui n'aurait d'autre résultat que d'augmenter le nombre des foyers de prostitution en commun, et je me rallie complètement au projet tendant à la suppression radicale de l'industrie des trafiquants. Ma détermination est fondée sur l'exemple que m'a fourni une ville de près de 100.000 habitants dans

[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small]

(1) Dans ce graphique, les courbes figurées par deux traits parallèles indiquent les années pendant lesquelles Amiens a été sans maisons par suite de la suppression de 1890. (Note de M. Fiquet.)

« PreviousContinue »