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M. HENNEQUIN PLAIDOYER POUR LES LUPANARS

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Ce sont des sévérités pour la forme! On sait ce qu'elles

valent...

M. Hennequin.

Le caractère de l'autorisation lui-même a été altéré... On semble croire qu'il y a une sorte de contrat passé entre le tenancier et le maire...

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Une voix. Cela arrive! M. Hennequin. En aucune façon. La forme de l'autorisation est variable. Ici, il est vrai, la formule en usage est administrative : le maire prend un arrêté autorisant nommément tel numéro, telle rue, l'ouverture d'une maison par le tenancier un tel. Mais, dans beaucoup de villes, l'admi nistration se contente d'une simple lettre de notification au commissaire de police qui réplique par un accusé de réception. Enfin il y a des villes où l'autorisation de tolérance est purement verbale...

M. d'Iriart d'Etchepare dit qu'il en est ainsi dans beaucoup de villes de province.

M. Hennequin ajoute qu'il a entre les mains des formules officielles toutes faites d'autorisations imprimées remises aux commissaires, des formules d'arrêtés et même des lettres octroyant la tolérance verbale... (Exclamations.) Ce ne sont pas des documents bien solennels!

De l'exposé qu'il vient de faire, l'orateur conclut que la suppression officielle des maisons de tolérance en France rencontrera les mémes oppositions, les mêmes obstacles qu'à l'étranger et n'aboutira pas plus dans notre pays qu'au dehors.

C'est un jeu oratoire facile que de faire du sentiment et de donner cours à son indignation, mais c'est aussi un jeu dangereux pour les intérêts publics. Toute la question est de se répéter qu'il faut faire la part du feu et se résigner, en conservant les maisons, à une solution très pénible, si l'on veut, mais inévitable. Assurément il est plus commode, plus séant, plus séduisant de demander la suppression de ce genre d'établissements que d'en préconiser l'établissement ou le maintien : mais l'orateur fait passer ce qu'il tient pour un devoir avant les considérations personnelles.

Un argument des adversaires des maisons de tolérance est de faire appel à la statistique et de montrer que dans les grandes villes, tout au moins, ces maisons sont en pleine décadence et diminuent d'année en année.

S'il en est ainsi, pourquoi vouloir précipiter les événements, provoquer du trouble? Ne serait-il pas plus sage de laisser au temps faire son œuvre? Pourquoi ne pas laisser les maisons publiques disparaître par voie d'extinction, mourir de leur belle mort? La méthode sera plus lente sans doute, mais aussi plus sûre, et ne présentera ni les risques ni les inconvénients d'une brusque réforme législative... (Bruits divers.)

Plusieurs membres font observer que M. Hennequin change complètement son argumentation. (Bruits divers.)

M. Hennequin proteste d'ailleurs que les raisons, alléguées dans un but hostile pour expliquer la diminution des maisons de tolérance, sont

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mauvaises, tout au moins inexactes: il ne saurait se dispenser d'indiquer à son tour les causes véritables, à ses yeux, de cette disparition, et de joindre au tableau l'énumération de ses conséquences qui sont loin d'être rassurantes.

C'est d'abord une erreur évidente de représenter la diminution du nombre des maisons comme l'indice d'une amélioration dans les mœurs publiques. Le tenancier, à qui l'on a fait la vie dure dans ces dernières années, a préféré abandonner la maison autorisée pour exercer son vil métier sous une forme plus commode: il est devenu logeur, loueur en garni: c'est ce qui est arrivé à Marseille. Le métier est tout aussi fructueux et moins dangereux; le personnage continue à exploiter la femme, mais il échappe à toutes les obligations imposées par la police au tenancier de maison publique et à toutes les responsabilités de l'emploi. L'orateur demande où est le progrès dans cette transformation?

Le second inconvénient résultant de la disparition des maisons de tolérance a été l'efflorescence de la prostitution clandestine. Les rapports transmis au Ministère de l'Intérieur ne laissent aucun doute sur l'importance numérique nouvelle prise par cette catégorie de femmes.

Enfin la maison de tolérance a reçu également un coup des plus sensibles du fait de la loi du 17 juillet 1880 qui a proclamé dans notre pays la liberté du commerce des débits de boisson. Femmes de maison et clients de maison ont déserté l'établissement séculaire. Les pensionnaires sont parties, elles sont venues se prostituer dans les cabarets: les hommes les ont suivies; en quittant les maisons, les femmes avaient fait le vide derrière elles... Mais la prostituée de maison est allée plus loin dans la voie de l'indépendance et, pour achever de conquérir sa liberté, elle a trouvé un moyen ingénieux que les maires des grandes villes de province connaissent bien inscrite hier en maison, on l'a vue ouvrir elle-même un débit de boissons, prendre patente de débitant, et aller jusqu'à recevoir des ex-pensionnaires qui continuent à se prostituer sous ce nouveau protectorat! C'est une situation qui, à Lyon, a vivement préoccupé M. Augagneur: un de ses actes les plus récents, comme maire de cette ville, a été la fermeture de nombre de ces débits.

L'orateur ne croit donc pas que l'on puisse voir dans ce qu'il appellera la transformation des maisons de tolérance une amélioration de la morale et de l'hygiène, non plus qu'une amélioration du sort de la femme.

En présence de ces explications que M. Hennequin s'est efforcé de rendre le plus complètes possible, en raison de l'existence générale des maisons de tolérance en Europe, l'orateur croit que la Commission hésitera à se prononcer sur une matière aussi difficile sans une étude longue et sérieuse de la question, envisagée à tous les points de vue.

Ainsi la Commission n'oubliera pas que l'amendement de M. Bulot à l'article 334 comporte un examen de détail des plus attentifs : la portée de l'amendement est tellement étendue qu'il atteindrait non pas seulement le proxénète avéré, obstiné à l'exploitation clandestine ou publique des femmes, mais toute une catégorie de personnes susceptibles de se trou

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ver en rapports tantôt fàcheux, tantôt au contraire réguliers et avouables avec les prostituées; comme l'orateur l'a rappelé au cours même de son discours à propos de Marseille, les logeurs et les propriétaires ou principaux locataires d'immeubles peuvent être inquiétés ici à raison, mais là à tort. De telles situations ne comportent que des solutions mûries.

Il en est de même de la situation plus grave encore qui serait faite à nombre de villes de province, si, du jour au lendemain, l'interdiction absolue des maisons de tolérance venait à être prononcée par une loi.

L'orateur a fini il prend la liberté de recommander aux méditations de la Commission un conseil très sage qui a été donné par un esprit aussi profond qu'avisé à ceux qui s'occupent des questions publiques : c'est Machiavel qui a dit : « Prenez le moindre mal pour un bien. » {Très bien ! dans une partie de la salle. Protestations. Bruits divers.)

M. le Professeur Gide a la parole.

M. Gide s'est tu jusqu'ici; il lui semble presque vain de parler; il ne se fait aucune illusion sur l'inutilité de ce qu'il va dire. (Non, non! Parlez, parlez!) L'orateur voudrait cependant exprimer à la Commission combien il avait été heureux de voir implicitement comprise dans l'amendement de M. le Procureur général Bulot la suppression des maisons de tolerance et combien il est navré aujourd'hui de voir cette proposition retirée par son auteur. Quelques collègues ont repris l'amendement à l'article 334 pour leur compte; M. Gide les approuve absolument : il essaiera avec eux de le défendre.

M. Gide répondra d'abord aux deux sortes d'arguments présentes par M. Bérenger pour combattre l'amendement: il a été désolé d'entendre toute cette argumentation dans les lèvres de l'éminent sénateur qui lui a prété l'autorité de sa parole si justement respectée.

Le premier motif, le plus ancien, que M. Bérenger ait invoqué, est la nécessité de la maison de tolérance au point de vue social. Quelle est cette idée de nécessité sociale? Entend-on par là la nécessité, pour les hommes, des rapports sexuels avant le mariage? M. Gide aurait à faire certaines réserves à cet égard si nous étions une Commission de morale: mais la question est toute différente. Autre chose est de proclamer la nécessité de satisfaire ses besoins sexuels; autre chose de proclamer la nécessité d'une institution permanente, d'une industrie, des maisons en un mot. L'orateur éprouve un profond sentiment de dégoût en face d'une doctrine qui juge indispensable de prélever certaines dimes sur le sexe féminin pour pourvoir aux appétits de l'homme, d'établir au profit de ce dernier et au détriment de la femme, des cantonnements, des réserves, à seule fin que nos femmes et nos filles puissent circuler en paix dans les rues. Non seulement cette thèse est révoltante, mais en fait elle est inexacte elle ne repose sur aucun fondement.

Il existe en Europe des pays où il n'y a pas de maisons de tolérance : dans toute la Suisse par exemple, sauf à Genève : c'est un exemple cité par M. Hennequin. Que M. Hennequin n'a-t-il apporté à la Commission la statistique comparative des viols et des attentats à la pudeur commis

dans les cantons où les maisons ont été supprimées et dans le canton où elles existent encore on aurait vu dans quelle région se produit le plus fréquemment cette catégorie de crimes. Si cette enquête n'a pas été faite, qu'on la fasse! M. Gide est sûr qu'elle donnera des résultats négatifs, absolument contraires aux assertions de M. Bérenger.

Non, cette assertion que l'intérêt de l'ordre social exige le maintien de la maison de tolérance, ne repose sur aucun fait. C'est un argument mauvais que de faire craindre les attaques contre les femmes honnêtes : on professe vraiment une opinion trop fâcheuse sur la nature humaine en argumentant qu'il y aura plus de viols et d'attentats aux mœurs si l'on ne canalise pas - par les maisons les exubérances personnelles d'une partie des populations masculines.

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M. le sénateur Bérenger a parlé des maisons de tolérance comme si elles étaient des annexes obligatoires de nos Facultés... Mais à Oxford, à Cambridge, il n'existe pas de maisons et cependant nous ne voyons pas que les femmes et les filles des professeurs de ces Universités soient inquiétées, attaquées dans les rues et sur les promenades publiques.

La Commission extraparlementaire compte nombre de magistrats parmi ces membres eh bien! l'orateur s'adressera particulièrement à eux et leur demandera si, 99 fois sur 100, les individus coupables de crimes contre les mœurs ne sont pas précisément des habitués des maisons de tolérance? Les maisons, loin de jouer ce prétendu rôle de diversion, d'atténuation, sont au contraire de véritables serres chaudes où s'allume, se surchauffe, s'exalte l'instinct sexuel. Le danger n'est pas là où le voit et le dénonce M. Bérenger; il est sur un terrain opposé; il est tout à fait inverse. La maison de tolérance est une provocation permanente à la pire débauche; elle est le bouillon de culture où trouve sa genèse et se prépare le crime sexuel à tous les degrés. (Bruits divers, très bien, très bien !)

Le second argument mis en avant pour sauver les maisons de tolérance est celui-ci : « La Commission a elle-même proclamé que la prostitution n'est pas en soi un délit, donc le commerce de la prostitution, le proxénétisme, ne peut être un délit. » Assurément l'orateur qui professe l'économie politique et sociale à la Faculté de Droit ne se donnera pas comme un juriste impeccable, mais il est sur de pouvoir s'inscrire en faux et sans hérésie contre cette proposition devant son éminent collègue M. Le Poittevin, le professeur de Droit pénal, et de dire hautement qu'elle est antijuridique. Le fait de greffer un commerce, une industrie sur la prostitution même, d'en tirer profit, peut être en droit incontestablement considéré comme un délit, sans qu'il soit besoin de savoir au préalable si la prostitution est, ou non, un délit elle-même. (Très bien, dans plusieurs parties de la salle.) Tout à l'heure M. le professeur Gaucher avait à propos du suicide soulevé une question de complicité, et on lui a répondu qu'en Droit français cette complicité ne constitue pas un délit. On peut soutenir que le tenancier de la maison publique n'accomplit pas précisément un acte de complicité, mais exerce purement et simplement une industrie

PROFESSEUR GIDE RÉFUTATION DES ARGUMENTS DE M. HENNEQUIN 85 délictueuse. Nombre d'entre les membres de la Commission ont peut-être lu ce roman d'un auteur américain dans lequel il est imaginé une association singulière, un club, le Club des Suicidés, qui a pour but de mettre chacun de ses adhérents à même de quitter la vie par le moyen qui lui agréera le mieux; à celui-ci il est fourni de la morphine, à celui-là un poison rapide, etc. M. Gide demandera à son tour: Si une Société semblable se constituait à Paris, s'il s'y fondait un établissement réel qui facilitât à ses membres la mort dans de telles conditions, est-ce que MM. les juristes ne seraient pas les premiers à réclamer des poursuites contre ses organisateurs considérés comme de véritables délinquants?

D'ailleurs, sans faire d'hypothèses puisées dans des œuvres d'imagination, on trouve, dans la réalité des événements quotidiens et dans le jeu même des lois positives, les exemples les plus assurés pour ériger le proxénétisme en délit, tout en ignorant juridiquement la prostitution : le fait de boire, le fait de jouer sont-ils en soi délictueux? En aucune façon ce sont des actes parfaitement licites, et cependant n'existe-t-il pas des lois pénales contre l'alcool, contre ceux qui le débitent? contre le jeu, contre ceux qui l'organisent? Un projet de loi n'est-il pas en préparation contre la maison de jeu? Personne ne niera que, dans ces deux cas, ce soit bien l'acte du commerce qui seul est retenu comme susceptible d'être puni.

Il en est exactement de même de l'industrie du tenancier de maison publique. M. Gide professe juridiquement que chacun a le droit de faire commerce de son corps, mais que nul n'a le droit de faire commerce du corps des autres. La maison de tolérance présente à cet égard un caractère absolument spécial; tandis que la femme isolée a sa liberté, la pensionnaire l'abdique tout entière; elle signe en entrant l'engagement de ne plus s'appartenir, de se prostituer à toute heure, à tout venant... L'isolée a la liberté de choisir; la pensionnaire n'a même pas la liberté du choix; l'organisation de la maison ne le lui permet pas. L'orateur se révolte contre une si abjecte servitude; il veut en délivrer ces malheureuses... (Très bien! très bien!) Que leur personnalité humaine, si misérable soitelle, puisse au moins s'affirmer par la liberté du choix! (Mouvement.)

M. Hennequin a fait appel à un troisième genre d'argument; il a dit : « A quoi bon interdire les maisons? Cela ne servira de rien; elles renaîtront publiquement ou clandestinement; il n'y aura qu'une mesure inefficace de plus ». Mais, dit M. Gide, n'en peut-on pas dire autant de toutes les lois? Alors même que la réforme ne supprimerait pas dans la réalité tous les établissements officiellement abolis, n'y aurait-il pas encore un avantage considérable à la voter et à s'efforcer de l'appliquer? Tous les jurisconsultes le savent, il est nombre de lois des plus utiles qui ne sont pas intégralement appliquées et personne n'invoque l'inaction plus ou moins fréquente de ces lois pour en blâmer l'existence ou en demander l'abrogation. M. Bérenger, par exemple, connait fort bien la loi du 16 mars 1898, cette loi qui prohibe les publications, les photographie obscènes. Que se passe-t-il ici dans ce domaine qui confine à la question

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