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CHAPITRE PREMIER

Les finances Egyptiennes et l'occupation Anglaise (1)

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SOMMAIRE. L'occupation anglaise rend légitimes les diverses institutions européennes créées en Egypte. Lutte de l'Angleterre contre la Caisse de la Dette. Le gouvernement Egyptien veut diminuer les attributions des Commissaires. Il en est empêché par un jugement du tribunal mixte du Caire. Lord Granville s'adresse alors à l'Europe en vue d'une modification de la loi de liquidation. Jules Ferry demande, avant tout, des assurances au sujet de l'évacuation. Des pourparlers s'engagent. Politique anglaise en Egyp Conférence de Londres de 1884. Projets anglais et français. Attitude des puissances, de l'Italie, de la Turquie. Le délégué ottoman proteste contre l'ingérence des puissances et revendique hautement les droits de la Porte. - La Conférence ne peut aboutir. Réunie le 28 juin elle se sépare le 2 août. Gladstone déclare, aux Communes, que sa promesse d'évacuation à terme firé est caduque. Reprise des négociations en 1886. Convention financière du 4 novembre 1886, autorisant l'emprunt sous la garantie des puissances. En 1889, l'Angleterre propose la conversion. Nouveaux pourparlers au sujet de l'évacuation. Ils n'aboutissent pas. La conversion est ajournée. Elle n'est effectuée qu'en 1890.

Nous avons vu comment la Grande-Bretagne arriva à supprimer le Contrôle. Ce fut le dernier coup porté à la prépon

(1) Kauffman, Le droit international et la dette publique égyptienne », Revue de droit intern. et de législation comparée, 1890, p. 556, et 1891, pp. 48, 144, 266. —Souchon, « A propos de la conversion de l'unifiée égyptienne », Revue politique et parlementaire, 1895, IV, p. 122.

dérance française en Egypte ; désormais notre influence dans ce pays se mesurait sur celle des autres grands Etats.

Il avait été facile à l'Angleterre de se débarasser de la France, dont la liberté d'action, souvent entravée à l'intérieur par des déclamations ignorantes ou par des courants d'opinions déraisonnables, nés on ne sait comment, venus on ne sait d'où, est toujours gênée à l'extérieur depuis la guerre avec l'Allemagne. Ecarter l'Europe fut chose que l'Angleterre n'osa pas tenter. Elle eût volontiers supprimé tout ce qui existait d'étranger en Egypte, à l'exception, bien entendu, des instruments qui lui étaient propres. Mais elle supposait aussi, non sans raison, que l'Europe ne permettrait jamais pareille chose.

Cela d'autant moins que, par le fait même de l'occupation anglaise, les institutions européennes établies en Egypte prenaient une importance toute nouvelle, et devenaient irréprochables au point de vue du droit. La Caisse de la dette, le Contrôle, les Tribunaux mixtes, nés d'interventions caractérisées sur lesquelles on ne peut fonder rien de juridique, ont été considérés par nous comme n'ayant jamais eu qu'une existence de fait le Contrôle n'existait plus, mais il restait la Caisse de la dette et les Tribunaux mixtes, avec toutes les règles conventionnelles internationales en matières financière et judiciaire..L'Europe ne pouvait abandonner ces forces, organisées depuis déjà un certain temps et par suite respectées; elles constituaient une garantie trop sérieuse contre les empiètements possibles de l'Angleterre ; au fait représenté par l'occupation de cette dernière, on allait donc opposer le fait créé dans le passé, par elle et par les puissances; et cela ainsi compris était légitime. Chaque Etat pouvait arguer, non sans raison, de ce que l'Angleterre, en s'installant en Egypte, menaçait l'équilibre européen, pour fonder un droit à une immixtion dans les affaires égyptiennes, imposer légitimement au Khédive des dispositions garantissant l'avenir, et à fortiori faire maintenir celles qui avaient déjà la consécration du temps.

Nous ne prétendons pas que l'Angleterre ait attaché quelque importance, ou ait même' pensé à l'argument de droit

que nous présentons ainsi ; mais à coup sûr, elle jugea que l'Europe était assez forte et pas tellement désunie, qu'elle ne pût formellement s'opposer à la disparition d'institutions utiles pour elle.

Le cabinet de Londres biaisa donc : puisqu'il était impossible de supprimer, on pouvait toujours essayer de modifications avantageuses. On essaya d'abord de les imposer par un acte d'autorité.

Le Conseiller financier prépara, et Nubar-Pacha remit, le 18 décembre 1883, aux Commissaires de la Dette, une note portant décision du Conseil des Ministres, aux termes de laquelle les chefs d'administration dont les revenus avaient été affectés par la loi de liquidation au payement de la dette consolidée, devraient désormais verser, non plus à la Caisse de la dette, mais au Ministre des finances, les sommes qui rentreraient en sus de l'annuité de la dette privilégiée et de l'intérêt de la dette unifiée, c'est-à-dire les sommes destinées au rachat de cette dernière dette.

En un mot, le gouvernement égyptien, sur l'ordre de l'Angleterre, allait puiser dans la Caisse de la dette, contrairement aux arrangements conclus, et diminuait illégitimement les attributions des Commissaires.

Ceux-ci protestèrent, sauf naturellement le représentant anglais; mais on n'écouta pas leurs protestations. Ils assignèrent alors le gouvernement égyptien devant le tribunal mixte du Caire. Celui-ci rendit son jugement, le 9 décembre 1884 il déclara bien fondée la demande des Commissaires, et condamna le gouvernement égyptien et le Ministre des finances, solidairement, au remboursement des sommes soustraites (1).

Lord Granville eut alors recours à d'autres moyens. Les Commissaires de la dette conservant leurs prérogatives, rien n'empêchait qu'on pût, malgré cela, retoucher les dispositions arrêtées par les Puissances, lors du dernier règlement des questions financières, et augmenter en ces matières la liberté d'action du Khédive, c'est-à-dire celle

(1) Arehio. dipl., 1885, I, p. 221.

de la Grande-Bretagne elle-même. C'est à ce dernier parti qu'on s'arrêta..

Le 19 avril 1884, lord Granville s'adressa à l'Europe. Il lui dépeignit la situation égyptienne fortement compromise par les derniers événements, par la nécessité pour le gouvernement de réparer les dommages causés lors des émeutes (1), par les dépenses nécessaires à l'expédition du Soudan et à l'entreprise de travaux urgents d'irrigation, enfin par l'accumulation des déficits des dernières années si particulièrement mauvaises, toutes choses qui étaient d'une absolue vérité. Sa conclusion fut, qu'il lui paraissait utile de réunir, soit à Londres, soit à Constantinople, une conférence dans laquelle on chercherait les moyens de modifier la loi de liquidation, dans un sens favorable à l'Egypte (2).

Jules Ferry, successeur de M. Duclerc au Ministère des Affaires étrangères, accepta, au nom de la France, le principe de la proposition anglaise. M. Waddington, Ambassadeur à Londres, fut chargé d'en aviser le cabinet anglais, et de demander en même temps, qu'avant toute décision définitive, un échange de vue ait lieu entre les deux cabinets, au sujet de « questions connexes » à celles dont il s'agissait spécialement. Cela ne manquait véritablement pas d'habileté. L'Angleterre ne pouvait guère se refuser à cette discussion préalable, et l'objet devait en être, chose facile à deviner, celui qui tenait tant à cœur à la France, l'évacuation (3).

Que pensait-on chez nos voisins de cette importante question? Il faut admettre qu'on l'envisageait différemment suivant les milieux. L'opinion publique anglaise avait déjà bâti son rêve d'universelle domination; comme elle procédait de la foule, elle voyait de ce rêve surtout le côté étincelant, et parce qu'elle était anglaise, elle pensait

(1) V. supra, pp. 188 et s.

(2) Circulaire de lord Granville à ses Ambassadeurs, Archiv. dipl., 1884, III, p. 21.

(3) Ferry au comte d'Aubigny, Ambassadeur à Londres, 29 avril 1884, Archiv. dipl., 1884, III, p. 155.

bien qu'après les triomphes viendraient les profits. Les homines d'Etat, bien que sensibles à l'une et à l'autre considérations, avaient à tenir compte d'un troisième élément, les difficultés pratiques, parmi lesquelles, au premier rang, devait être rangée l'opposition éventuelle de l'Europe.

En ce qui concerne l'Egypte, l'opinion anglaise était pour l'annexion. Les gouvernants, au contraire, se seraient contentés de la certitude qu'aucun Etat ne se fût installé en Egypte après le départ des troupes britanniques ; sachant bien que l'annexion était grosse de difficultés, et devinant très justement qu'une simple occupation trop prolongée deviendrait une source d'ennuis continuels, peut-être même de conflits, ils estimaient qu'il ne fallait pas espérer rester dans la vallée du Nil. Seulement, ils devaient nécessairement tenir compte du désir de la masse de là naissait une politique à double portée.

Le rôle des Gouvernants n'est point précisément de fuïr le danger, mais de le détourner habilement, et de s'assurer quand même les bénéfices dont il est la contre partie. Le gouvernement anglais, responsable devant l'opinion, ne pouvait guère agir que de la sorte. Il devait avoir en Egypte une politique anglaise, c'est-à-dire une politique d'annexion, cela dans le domaine des faits; et quant à la forme, il devait au contraire déclarer bien haut son intention de retirer un jour ses troupes. En promettant l'évacuation, il tranquillisait l'Europe, et par conséquent écartait tout obstacle pour le temps présent, ce qui permettrait de mieux préparer l'avenir, et de rendre un jour l'annexion inévitable, même aux yeux des puissances; d'autre part, il habituait l'opinion anglaise à cette idée qu'il faudrait un jour quitter l'Egypte. En sorte qu'au moment où une décision devrait être prise le plus tard possible d'ailleurs il serait facile au gouvernement de la GrandeBretagne, suivant les circonstances, soit d'annexer l'Egypte sans trop froisser l'Europe, soit de la quitter sans mécontenter outre mesure l'opinion.

Hâtons-nous de dire que ni le peuple anglais, ni les puissances se sont laissés convaincre l'un n'accepterait

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