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CHAPITRE V

Le Soudan égyptien. Le Madhi. Les affaires du Haut-Nil 1882-1895 (1)

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SOMMAIRE. Le Soudan Egyptien. Sa conquête sous MéhémetAli, puis sous Ismaïl. Le Madhi. Le Soudan se soulève, Après la chute de Karthoum, il est abandonné aux Madhistes sur les conseils de l'Angleterre. Celle-ci songe à conquérir le Soudan par le sud pour son propre compte. Pour cela elle se débarrasse d'Emin-Pacha, gouverneur de l'Equatoria; elle appelle l'Italie à Massaouah pour contenir la France à l'est et l'Abyssinie; puis, par traités avec les Etats voisins du Soudan égyptien, elle se fait reconnaître sur cette région des droits qui ne sauraient lui appartenir : traités du 1er juillet 1890 avec l'Allemagne, du 15 avril 1891 avec l'Italie, du 12 mai 1894 avec l'Etat libre du Congo. Protestations de la Turquie, de l'Allemagne et de la France contre ce dernier traité : il est annulé par la convention franco-congolaise du 14 août 1894.

Sur la question d'Egypte, déjà quelque peu compliquée en elle-même, est venue se greffer une question du HautNil. Le Madhi l'a fait naître au sein de l'Empire Ottoman ; l'ambition de l'Angleterre en a fait une question internationale.

(1) Voir pour ce chapitre et le suivant: H. de Sarrepont, « Le Soudan égyptien », Revue britannique, 1884, p. 135. - J.-L. Deloncle, « La question de Fachoda. Avant et après », Revue politique et parlementaire, 1898, XVIII, p. 277.-F. Despagnet, « Au sujet de la convention angloégyptienne du 19 janvier 1899 », Revue génér, de droit internat. public, 1899, p. 169. Blanchard, « L'affaire de Fachoda et le droit international», Revue génér, de droit internat. public, 1899, p. 380. Chroniques dans la Revue générale de droit international public: 1894, p. 374; 1895, p. 354; 1896, p. 486; 1897, p. 124; 1899, pp. 169, 308, 385.

On n'a jamais su au justę jusqu'où s'étend l'Egypte dans le sud; la seule chose certaine c'est que les possesseurs successifs du Delta ont cherché, toutes les fois que les circonstances le leur ont permis, à s'étendre dans cette direction, et à arriver jusqu'à la région des grands lacs.

Méhémet-Ali a suivi la voie de ses devanciers; en 1820 puis en 1821, il envoya, sous la direction de deux de ses fils, deux armées qui conquirent la Nubie, le Sennaar, le Kordofan et le Darfour, c'est-à-dire tout le bassin du Haut-Nil, moins la région des grands lacs : celle-ci ne fut occupée que beaucoup plus tard, sur les ordres d'Ismaïl, par Samuel Baker, puis par Gordon qui y organisa en 1874 la province d'Equatoria. En sorte que, dans des limites d'ailleurs assez vagues, on peut dire, que, lors de la déposition d'Ismaïl en 1879, l'Egypte comprenait tout le bassin nilotique: elle s'étendait même jusqu'à Zeilah (1) et à la côte des Somalis.

Quand, à l'avènement de Tewfik, le Khédive sortit des mains de l'Europe, humilié et amoindri, et que, sous un prince faible et tenu en tutelle, on ne sentit plus, même dans le Delta, la main du maître, on conçoit ce qui advint dans des provinces éloignées de cinq cents lieues et plus du pouvoir central. Ce qui était au Caire de l'anarchie prit dans le Haut-Nil le caractère d'un soulèvement.

Un prophète, depuis longtemps attendu par les populations musulmanes de ces régions, apparut MohammedAhmed, le Madhi, exerçant sur les fanatiques une haute autorité, groupa vite autour de lui nombre de fidèles prêts à obéir à son geste ; il eut d'abord quelques difficultés de peu d'importance, avec certains gouverneurs égyptiens; puis, lorsque l'Angleterre eut bombardé Alexandrie, il déclara la guerre sainte, et le Soudan entier se trouva soulevé. Dès janvier 1883, il installait à El-Obéid le siège de son gouvernement. En novembre, il anéantissait l'armée du général Hicks forte de 10,000 hommes et commandée par des officiers anglais; puis tandis que deux de ses lieutenants se

(1) Un hatt impérial du 1er juillet 1875 confère à Ismaïl le gouvernement de Zeilah (Cité par O. Borelli, p. 414).

dirigeaient vers Kassala et Souakim, il prenait lui-même ses dispositions pour s'emparer de Karthoum.

Au Caire, plus exactement à Londres, on estima que le Soudan était perdu et qu'il fallait renoncer à le défendre (1); toutefois le général Gordon fut envoyé dans le Haut-Nil pour réunir les troupes égyptiennes éparses dans les diverses provinces, et se replier avec elles ; mais à peine arrivé à Karthoum, il s'y trouvait bloqué de toutes parts, les troupes du Madhi tenant la route du Nil au Nord depuis la prise de Berber; après des mois d'attente anxieuse, les renforts anglais n'arrivant pas, Karthoum succomba et ses défenseurs furent massacrés (26 janvier 1885). Le général Wolseley apprit en route la triste nouvelle; il revint en arrière, et le Soudan fut abandonné.

Déjà le 12 février 1884 (2), Gladstone avait eu l'occasion de déclarer aux Communes qu'il n'appartenait pas à l'Angleterre de préparer les troupes égyptiennes à reconquérir le Soudan. Après la chute de Karthoum, cette manière de voir ne fit que s'accentuer.

L'Angleterre, toujours prudente, entendait ne rien risquer: elle ne tenait à sacrifier ni la moindre somme, ni ses officiers, et ne voulait par conséquent pas se lancer dans une entreprise aléatoire, aux conséquences imprévues au point de vue militaire, et où il y avait tout à perdre et peu de chose à gagner.

Le Soudan pacifié, la mission de la Grande-Bretagne eût été finie en Egypte, et le rêve d'établissement définitif se fût évanoui. La défaite des troupes anglo-égyptiennes d'autre part, outre son côté blessant pour l'orgueil britannique, eût amené le complet épanouissement du Madhisme, avec toutes ses conséqences dont la plus probable eût été l'envahissement du Delta et le départ forcé des Anglais.

L'Angleterre n'a pas le génie de la colonisation, mais seulement celui du commerce; pour s'établir dans les pays d'outre-mer, elle a usé de deux seuls procédés: prendre

(1) Discours du trône du 5 février 1884.

(2) Archiv. dipl., 1884, I, p. 361.

presque toujours les possessions des autres, ou fonder quelques comptoirs en rayonnant à l'entour; il est rare que cela lui ait coûté beaucoup d'hommes ou de grandes dépenses ; prudence et habileté, diront certains évidemment, mais il est de ces vertus qui ne supportent pas l'excès sans changer de nature.

En Egypte, l'Angleterre est restée fidèle à ses traditions: nous avons préparé le terrain, aplani les difficultés premières, et elle est venue s'installer après un simulacre de bataille, avec une poignée de soldats destinés d'ailleurs à maintenir les populations et non à défendre le pays. Cela fait, en présence du péril madhiste, elle a estimé devoir s'abstenir, car en agissant elle risquait. Le cabinet de Londres, s'étant constitué le protecteur du Khédive, ne pouvait décemment l'abandonner en ces circonstances: il lui conseilla donc de renoncer au Soudan.

Le gouvernement égyptien resta libre de ne pas suivre ce conseil éclairé, mais à la condition d'agir sous sa propre responsabilité ; on lui avait déjà permis en décembre 1883 de s'adresser pour cela au Sultan afin d'obtenir le concours des troupes turques, à la condition qu'elles seraient payées par la Porte et se borneraient exclusivement à pacifier le Soudan (1); inutile de dire qu'à Constantinople on n'aurait pas accepté un seul instant de jouer ce rôle de dupe.

La conséquence fut que les troupes égyptiennes se replièrent vers le nord. Au 15 juillet 1885, la province de Dongola était évacuée. L'Egypte s'arrêta désormais, en fait, à OuadiHalfa; et toute l'action anglo-égyptienne consista dès lors à arrêter les incursions madhistes vers le nord, et sur la mer Rouge à défendre Souakim.

Au début de 1885, la politique anglaise est donc très nette. Sa situation en Egypte est bien précaire; il lui suffit de rêver à la possession définitive de la Basse-Egypte, et le rêve lui paraît chose si peu réalisable, si énorme, qu'elle ne songe pas encore au Haut-Nil. Elle voit d'autre part que les troubles du Soudan seront un excellent prétexte pour

(1) Discours de sir E. Fitz Maurice aux Communes, 12 mars 1885, Archiv. dipl., 1885, II, p. 113.

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prolonger l'occupation : elle s'est donnée pour mission d'abord de pacifier le Delta, puis de réorganiser les administrations; elle va rester maintenant pour défendre l'Egypte contre le Madhi, avec des troupes et de l'argent égyptiens.

C'est à ce moment que se place la convention angloturque du 17 novembre 1885 (1) relative à l'envoi en Egypte de deux hauts-commissaires. Nous savons ce qu'il en advint. Chacune des deux parties pensa jouer l'autre. On décida de pacifier le Soudan. Moukhtar-Pacha, le délégué ottoman, proposa de reprendre Dongola, et pour cela de réorganiser l'armée égyptienne avec des éléments exclusivement indigènes ou turcs. C'était signifier son congé à l'Angleterre. Celle-ci avait compté sur l'influence turque pour lui aplanir les difficultés; elle ne demandait pas mieux qu'on pacifiât le Soudan à condition qu'il ne lui en coutât rien. Mais, on lui demandait pour cela de retirer ses officiers des troupes égyptiennes ; au lieu d'aider sa politique on parlait de l'évincer; elle ne pouvait plus admettre pareille chose. Elle eût souffert que la Porte fit en Egypte de la politique anglaise ! Celle-ci, on le conçoit, ne pouvait vouloir que le contraire ; elle fut donc avisée que, dans ces conditions, son concours était inutile.

Le 25 avril 1886, sir H. D. Wolf remit à Moukhtar une note (2) dans laquelle il était dit entre autres choses, que le gouvernement de Sa Majesté ne pouvait consentir pour le moment à la reprise de Dongola, et que, comme en décembre 1883, après la défaite du général Hicks, il voyait la nécessité d'abandonner tous les territoires au sud d'Assouan. La politique du renoncement triomphait à nouveau. L'armée anglo-égyptienne se contenta de guerroyer dans les environs de Souakim pour défendre cette place, et d'une façon générale de protéger la frontière d'Ouadi-Halfa.

(1) Voir supra, pp. 227 et s.

(2) Archiv. dipl., 1893, III, p. 226. Le 3 novembre 1886, lord Salisbury déclarait d'autre part à M. Waddington, que du côté du Soudan, l'Angle

⚫ terre ne pensait plus qu'à protéger la frontière (Waddington à de Freycinet, Archiv. dipl., 1893, III, p. 236).

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