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D'ailleurs, l'Angleterre avait un autre intérêt à voir l'Egypte renoncer au Soudan. Elle avait pris pied sur la côte orientale d'Afrique, entre le pays des Somalis et la colonie allemande : de là, elle pouvait arriver vers le lac Victoria, et, remontant vers le nord, s'établir dans le bassin du Haut-Nil redevenu sans maître. La conception ne manquait pas d'habileté : son énorme avantage c'était de préparer la conquête, au seul profit de l'Angleterre, de vastes territoires qui, s'ils avaient été recouvrés par une armée anglo-égyptienne, l'eussent été au nom de l'Egypte.

Occuper le Soudan en partant du Delta, c'était pour l'Angleterre s'exposer à tout perdre au jour du règlement de la question d'Egypte ; l'occuper au contraire en partant de la région des lacs, c'était faire œuvre exclusivement anglaise, créer à côté de la question d'Egypte une question du Soudan, bien différente de la première, et pouvant être réglée en dehors d'elle. Du moins c'est ce que pensa l'Angleterre, car nous verrons que de toute façon les puissances ne peuvent disjoindre la question, si elles entendent rester dans la vérité juridique.

Dans la région du Nyanza, un premier obstacle se dressait en face de la Grande-Bretagne. Alors que tout le HautNil était devenu madhiste, il était demeuré là, à peu près intact, un coin d'Egypte toujours gouverné par l'administration égyptienne. Dans cette province d'Equatoria se maintenait, grâce à son autorité et à son talent, Emin-Bey, autrement dit le docteur Schnitzer, distingué botaniste autrichien, qui menait de front ses études et le gouverne. ment du pays. Sa seule présence était la condamnation radicale, au point de vue du droit, des projets anglais; aussi mit-on tout en œuvre pour faire partir ce Pacha dont le zèle était si intempestif : la ténacité que montra le cabinet de Londres, en cette affaire, est bien caractéristique de la politique que nous indiquons comme ayant été celle de l'Angleterre dans le Haut-Nil à cette époque.

Emin avait demandé des secours au Caire: on ne lui en envoya d'aucune sorte. Il reçut seulement, en février 1886, des nouvelles de Nubar-Pucha lui annonçant qu'on ne pou

vait rien pour lui et lui conseillant d'abandonner son gouvernement et de rentrer en Egypte il préféra rester à son poste où le retenait, outre son intérêt personnel, le désir de mener à bonne fin la tâche civilisatrice qu'il avait entreprise.

Cette attitude ne découragea pas l'Angleterre. Les conseils de Nubar étant restés inefficaces, on dépêcha à Emin l'explorateur Stanley (1) qui était chargé de lui offrir le choix entre diverses solutions impliquant toutes la suppression de la souveraineté égyptienne dans l'Equatoria.

Le Pacha dut donc choisir entre ces trois alternatives: ou bien retourner à la côte, vers Zanzibar, avec Stanley, et dans ce cas, il resterait au service de l'Egypte et pourrait regagner le Caire; ou bien se maintenir dans sa province, où on lui fournirait des secours, mais à charge alors d'administrer soit au nom de l'Etat indépendant du Congo, soit pour le compte de la Compagnie anglaise de l'Afrique orientale. Avec la première solution, l'Equatoria, comme le reste du bassin du Haut-Nil, pouvait être considérée comme devenant res nullius et susceptible d'une occupation anglaise. Avec la seconde, l'Equatoria passait à un tiers, mais ce tiers eût été personne interposée, simple mandataire clandestin; il n'est pas permis d'en douter quand on pense au rôle joué par l'Etat indépendant lors du traité du 12 mai 1894 (2). Enfin, si le Pacha optait pour la troisième hypothèse, c'était la main mise directe de l'Angleterre sur le pays.

Il est curieux à ce propos de savoir par qui furent donnés les subsides nécessaires à l'expédition Stanley. Nous voulons tenir pour désintéressée la contribution qu'apporta la société royale de géographie de Londres les combinaisons tortueuses de la politique ne franchissent pas en principe le seuil des sanctuaires de la science; la compagnie de l'Est africain, imbue d'une philantropie toute britanni

(1) Sur la mission Stanley, voir Times, 26 mai 1890; Interview de Stanley dans le New-York Herald, avril 1890 ; et H. Pensa, L'Egypte et le Soudan égyptien, p. 307.

(2) Voir infra, p. 252 et s.

que, tint aussi à donner en cette occurence son appui financier; il ne fut pas jusqu'à l'Egypte qui, vraisemblablement sans y tenir, dut consacrer une somme importante à la mission dont le but était de la chasser du Haut-Nil.

Donc, Stanley arriva auprès d'Emin le 29 avril 1888, et s'acquitta de sa mission. Le Pacha hésita quelque peu avant de prendre une décision. Mais sa situation, si on ne l'aidait pas, devenait intenable; il comprenait qu'il serait abandonné s'il continuait à vouloir se maintenir dans l'Equatoria au nom de l'Egypte il suivit donc à Zanzibar le représentant de l'Angleterre, dans le courant d'avril 1889. Dès ce moment la domination égyptienne disparaissait en fait du bassin du Haut-Nil; le Soudan était ouvert en entier aux convoitises européennes ; mais au Sultan et au Khédive restait le droit.

Il faut reconnaître, que dans ces affaires du Haut-Nil, l'Angleterre a merveilleusement manœuvré. Au moment où nous arrivons, c'est-à-dire en 1890, sa liberté d'action dans le Soudan égyptien devenait à peu près complète. Elle aurait pu craindre deux rivales, la France et l'Abyssinie pour les contenir, elle fit intervenir l'Italie.

Celle-ci, établie depuis 1880 dans la baie d'Assab, s'installa en 1885, d'accord avec l'Angleterre, sur le territoire du Khédive à Massaouah, et en 1889 dans le pays des Somalis. De la sorte, la France se trouvait bloquée à Obock, vers Souakim et Kassala par la colonie italienne, vers Fachoda et la région des lacs par l'Ethiopie et le territoire italien de la côte des Somalis. D'autre part le Négus d'Abyssinie était le seul capable dans ces régions de lutter avec succès contre le Madhi, et en devançant l'Angleterre, de déjouer tous ses projets; en attachant aux flancs de l'Empire abyssin la colonie italienne de Massaouah, la Grande-Bretagne pensa bien se débarrasser d'un rival capable de devenir gênant, sans faire intervenir pour cela une force capable à son tour de constituer une gêne.

L'Italie rêva de gloires lointaines et d'un empire africain. L'Angleterre exploita ces illusions; sa persévérance intéressée et son habileté lui ont permis de moissonner souvent

les récoltés semées par d'autres; jamais encore elle n'avait appelé le laboureur dont elle escomptait voler le travail et le champ. Seule l'Angleterre a pu retirer quelque profit de l'occupation de Massaouah. L'Italie n'a été qu'une dupe; elle a retiré de cette aventure des humiliations et des embarras; le fait seul d'avoir été appelée sur la mer Rouge par la Grande-Bretagne prouve combien sa puissance inspirait peu de crainte à cette dernière; elle a travaillé pour celle-ci; pour elle, elle a perdu son argent et ses hommes, elle a subi Adoua, sans qu'on lui tendît la main ; elle peut compter que si les puissances sont assez faibles pour laisser l'Angleterre s'installer définitivement dans la vallée du Nil, celle-ci la chassera de l'Afrique orientale, aussi bien de Massaouah que de la côte des Somalis.

Débarrassée d'Emin-Pacha et du Négus, libre de toute crainte au sujet de la France du côté de l'est, l'Angleterre songea à faire reconnaître sa situation dans le Soudan égyptien par les Etats limitrophes; elle conclut avec eux des traités qui lui garantirent leur neutralité bienveillante, nous ne voulons pas dire leur complicité, dans son œuvre de conquête du Soudan. Elle a ainsi en sa possession des chartes, constatant sa prise de possession du territoire égyptien du Haut-Nil, chartes qu'elle semble pouvoir opposer à l'Allemagne, à l'Italie, et à l'Etat indépendant du Congo, et qu'elle a voulu opposer comme preuve de droit à tous les intéressés, notamment à la France.

Le traité du 1er juillet 1890 (1) concerne l'Allemagne. L'Angleterre lui céda Héligoland; en revanche, elle en obtint la reconnaissance de son protectorat sur Zanzibar (2), et de son occupation de la région des lacs. En ce point, l'Allemagne avait aussi des intérêts; on détermina donc la ligne de séparation des deux zones d'influence. Cette ligne

(1) Archio, dipl., 1892, III, p. 244.

(2) Par convention du 5 août 1890, la France a reconnu le protectorat anglais sur Zanzibar. L'Angleterre reconnaissait de son côté notre protectorat sur Madagascar, et nos droits dans le Soudan occidental où les limites de notre zone d'influence étaient déterminées. Archiv, dipl., 1890, IV, p. 353.

de direction sud-est, nord-ouest, allant de la côte de l'Océan Indien à la frontière congolaise, laissa à l'Allemagne la rive sud du Victoria-Nianza, et à l'Angleterre, la rive nord. Du côté du nord-est, le territoire anglais devait s'étendre jusqu'aux possessions italiennes de la côte des Somalis; du côté de l'ouest, jusqu'à l'Etat du Congo.

Le texte est d'ailleurs assez peu précis ce qui est certain, c'est que l'Ouganda et l'ancienne province égyptienne de l'Equatoria étaient reconnues à l'Angleterre, que le pays des Gallas et l'Ethiopie étaient considérés comme relevant de l'Italie. Pour le surplus, l'Angleterre peut facilement dire que l'Allemagne lui a reconnu tout le Soudan.

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Voici d'ailleurs les propres termes du traité, pour la partie qui nous intéresse; on en remarquera l'obscurité pro bablement voulue : « La sphère d'influence réservée à la << Grande-Bretagne est limitée..... au nord, par une ligne qui commence sur la côte, à la rive nord de l'embou«<chure de la rivière Juba, suit cette rive, et coïncide << avec la frontière du territoire réservé à l'influence de l'I<< talie dans le pays des Gallas, et en Abyssinie jusqu'aux << confins de l'Egypte ; à l'ouest, par l'état libre du Congo et << par le faîte (ligne de partage des eaux) occidental du bas<< sin du Nil ».

Le territoire anglais semble bien, d'après cela, occuper tout le Haut-Nil et avoir pour limites, à l'ouest le bassin du Congo puis le Désert, à l'est la sphère d'influence italienne, et au nord les confins de l'Egypte, c'est-à-dire la frontière égyptienne non encore entamée d'Ouadi-Halfa. Interprêter les mots confins de l'Egypte » de toute autre façon, ce serait réduire l'Angleterre à une bande de territoire sur la côte de l'océan indien, puisque tout le reste à appartenu et continue en droit à appartenir à l'Egypte. Or, ce n'est pas évidemment ce qu'ont voulu dire les contractants. Par le traité du 1er juillet 1890, l'Allemagne a reconnu à l'Angleterre le droit de s'emparer de tout le bassin du Haut-Nil.

L'année suivante, ce fut avec l'Italie que l'Angleterre s'entendit au sujet du Soudan. Par le traité du 15 avril 1891 (1),

(1) Archiv. dipl., 1891, II, p. 259.

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