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la sphère italienne fut nettement limitée par une ligne, partant de Ras-el-Kazar sur la mer Rouge, pour venir aboutir sur l'Océan indien à l'embouchure de la rivière Juba, et englobant le territoire de Massaouah, l'Abyssinie, l'Ethiopie, le Choa, le Harrar, le pays des Gallas et celui des Somalis.

Au sein de ces vastes territoires reconnus à l'Italie, se trouvaient encastrés notre colonie d'Obock et le territoire anglais de Berbera sur le golfe d'Aden. Dans la suite, au traité du 5 mai 1894, l'Angleterre se fit attribuer la possession de Zeilah, qui située entre Obock et Berbera et en face d'Aden et de l'île de Perim, lui permet de commander l'entrée de la mer Rouge.

Dans le traité du 15 avril, l'Italie aussi bien que l'Angleterre se faisaient reconnaitre des droits qui ne leur appartenaient en aucune façon. Ceux qu'invoquait l'Italie étaient moins sérieux encore que ceux de l'Angleterre. Celle-ci pouvait se prévaloir de son occupation, soit du Delta, soit d'une partie de la région des lacs. L'Italie n'avait rien pour elle, si ce n'est une convention inexistante (1).

Le traité d'Ucciali, qu'elle avait conclu le 2 mai 1889 avec Ménélick, était en effet sans valeur : il avait été convenu, aux termes de ce traité, que le gouvernement italien ferait tenir en prêt au Négus, par l'intermédiaire de la Banque nationale de Florence, une somme de 4 millions remboursables en 20 ans. En échange, l'Italie - elle le disait du moins obtenait un droit de protectorat sur le pays. A la vérité, il n'y avait pas eu entente: le texte italien et le texte amara ne concordaient pas; alors que le premier disait : « Le roi des rois d'Ethiopie devra... » le second portait « Le roi des rois d'Ethiopie pourra se servir de la << diplomatie italienne pour traiter toutes ses affaires avec « les puissances européennes. » Le traité était nul. Quand Ménélick apprit. l'interprétation qu'on lui donnait en

(1) De plus, aux termes de la convention du 8 février 1888 avec la France, l'Italie s'était interdit toute visée sur le Harrar. Voir le texte de la convention dans Martens, Nouveau Recueil général de Traités, 2e série, XX, p. 757.

Europe, et quand il connut le traité anglo-italien du 15 avril 1891, il s'empressa de rendre (août 1891) deux millions déjà reçus, et il déclara qu'il considérait la convention du 2 mai 1889, comme absolument sans valeur.

Quoi qu'il en soit, après son entente avec l'Italie, l'Angleterre fut assurée qu'elle ne rencontrerait de son côté, comme de celui de l'Allemagne, aucune opposition à ses projets concernant le Haut-Nil.

Elle se gardait d'ailleurs bien de dire ce qu'elle comptait faire à ce sujet, ou d'indiquer les limites dans lesquelles elle se proposait d'agir: sir J. Fergusson, interpellé aux Communes le 2 mars 1891 (1), et pressé de répondre nettement par M. Labouchère, s'était contenté de déclarer que << la dénomination de Soudan s'appliquait à des régions << non délimitées, et que toutes n'appartenaient certaine«ment pas à l'Egypte » et il avait ajouté que « le gouver<<nement anglais, ne pouvait assumer la responsabilité de <<< définir les limites de la souveraineté égyptienne dans ces «< contrées. »

Le cabinet de Londres, après avoir écarté de la vallée du Haut-Nil l'Allemagne et l'Italie, déclarait que toutes les parties n'en appartenaient pas à l'Egypte, mais ne voulait pas dire quels étaient ces territoires considérés comme vacants et par conséquent, en vertu de la règle « chose sans maître chose anglaise », destinés à devenir sa propriété.

Toutefois, l'Angleterre n'avait pas encore atteint son rêve. Il lui restait à convaincre, par persuasion ou autrement, l'Etat qui, par la force des choses, devait se montrer le plus réfractaire la France. Celle-ci, installée au Congo et dans le Soudan occidental, avait des visées vers l'est, et désirait s'y enfoncer le plus possible. De plus, très opposée à l'occupation de l'Egypte par l'Angleterre, elle était assez mal préparée à laisser cette dernière faire la conquête du pays par le Sud.

Dès le jour où l'Angleterre a eu l'idée de prendre pied

(1) Archio. dipl., 1891, II, p. 102.

dans le Haut-Nil, tous ses actes n'ont eu d'autre objet, que de se forger des armes contre la France, afin de contenir l'hostilité de celle-ci elle a passé des traités avec l'Allemagne et l'Italie, surtout pour nous en opposer les termes et en user comme de titres de propriété. Elle s'est servie de l'Italie du côté de l'est, pour se préserver de nous et de l'Abyssinie où elle craignait de voir s'établir notre influence. Du côté de l'ouest, entre les territoires objet de ses convoitises et nos propres possessions, elle pensa à établir, comme un tampon, un prolongement de l'Etat indépendant et neutre du Congo.

Ce dernier avait été en pourparlers avec la France, dans les premiers mois de 1894, pour des rectifications de frontières ces pourparlers n'avaient pas abouti. L'Angleterre en profita aussitôt pour faire des avances à l'Etat indépendant, et se faire reconnaître, en échange de territoires égyptiens généreusement donnés par elle, de sérieux avantages.

Par le traité du 12 mai 1894 (1), l'Angleterre cédait à bail au Congo, pour toute la durée du règne du roi Léopold II, le Bahr-el-Ghazal avec Fachoda et une partie de l'ancienne province égyptienne d'Equatoria; à la mort du souverain, le bail devait toutefois persister pour la partie la plus ouest de la concession, tant que « les territoires du Congo reste<<< raient comme Etat indépendant, ou comme colonie belge, << sous la souveraineté de Sa Majesté ou des successeurs de « Sa Majesté ».

L'Angleterre, outre la reconnaissance par le Congo du traité du 1er juillet 1890 et de ses droits sur la région équatoriale du Haut-Nil, obtenait de son côté, également à bail, mais en bonnes terres congolaises appartenant bien au cédant, une bande de 25 kilomètres de large, partant du lac AlbertEdouard et longeant, jusqu'à son extrémité sud, le lac Tanganika. Cette bande réunissait l'Ouganda, où s'était installée l'Angleterre, à sa colonie de Rhodésia on y devait faire passer le chemin de fer anglais du Centre africain d'Alexandrie au Cap.

(1) Archiv. dipl., 1894, II, p. 176.

Pour quiconque n'avait pas suivi de près les combinaisons britanniques en Afrique, le traité de 1894 dut être une révélation on put voir très nettement se dessiner le plan anglais, avec la conception d'une vaste colonie allant du nord au sud de l'Afrique, englobant les territoires les plus riches au point de vue agricole ou minier, faisant de la Basse-Egypte un pays protégé, du Soudan égyptien une colonie, de l'Afrique du Sud un vaste empire.

De ce jour, on pensa de l'autre côté de la Manche à asservir le Transvaal et l'Etat libre d'Orange; sans doute reva-t-on plus encore: expulsion d'anciennes alliées, asservissement d'Etats faibles, éviction totale de l'ennemie héréditaire, puis de la menaçante rivale qui grandit chaque jour; peut-être ne fut on pas absolument téméraire à Londres en caressant des projets si vastes: l'attitude présente de l'Europe permet à l'Angleterre tous les espoirs.

Le traité du 12 mai 1894 comblait donc les voeux de l'Angleterre; de plus, à ses yeux, il constituait un titre consacrant son droit de propriété dans le Soudan. Dès l'instant où elle cédait à bail la partie sud-ouest du bassin du Nil, le cessionnaire ne pouvait que la considérer comme propriétaire; d'autre part elle escomptait le silence des puissances, et pensait qu'il serait facile de l'interpréter plus tard dans un sens favorable et de s'en prévaloir sur ce point ses prévisions ne se réalisèrent pas.

La Turquie protesta aussitôt contre cet acte international, dans lequel un tiers se permettait de céder des territoires appartenant à son vassal et dont elle avait le domaine éminent.

Le cabinet de Londres répondit qu'il ne contestait pas les droits de la Porte, que son but était simplement d'ouvrir à la civilisation et au commerce les vastes territoires du Haut-Nil, que d'ailleurs un acte annexé au traité réservait formellement les droits du souverain légitime.

Cet acte était ainsi conçu: « M. le Secrétaire d'Etat, le «< comte de Kimberley, en m'autorisant à signer l'accord << daté de ce ce jour, pour la cession à bail de certains ter<< ritoires situés dans la sphère d'influence britannique de

« l'Afrique orientale, à Sa Majesté le roi Léopold II, m'a << chargé de mettre par écrit l'assurance que les signataires « de l'accord n'ignorent pas les prétentions de la Turquie et « de l'Egypte dans le bassin du Haut-Nil » (1). Dans un second acte, le plénipotentiaire belge faisait la même déclaration.

Seulement, il faut remarquer l'expression « ne pas igno«rer les prétentions »; les deux contractants ne reconnaissent pas des droits à la Porte sur les territoires; qui ont fait l'objet de leur convention; ils savent simplement que celle-ci a élevé des prétentions sur ces territoires; du moins, pour être plus exact, ils ne les ignorent pas. Quoiqu'il en soit, ils passent outre, sans s'arrêter davantage devant ces prétentions. Voilà bien le sens de la double déclaration ci-dessus. Sir Edward Grey, interpellé aux communes le 1er juin, par MM. Labouchère et Chamberlain, déclara qu'on avait, dans la convention, réservé les droits de l'Egypte, mais ne voulut pas déterminer quelle valeur et quelle étendue ils pouvaient avoir: « Nous n'avons pu définir quels sont les droits de « l'Egypte et nous avons inséré des réserves en termes « généraux » (2).

Inutile de dire que la Turquie, qui est un Etat faible, dut se contenter des explications de l'Angleterre.

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Il n'en fut pas de même de l'Allemagne. La clause concernant la cession de la bande de terre, dont nous avons plus haut parlé, lui parut inquiétante. Si elle laissait faire, sa colonie de l'Afrique orientale se trouvait prise de toutes parts, englobée en terre anglaise la mer n'est-elle pas aussi le domaine de l'Angleterre ; aussi protesta-t-elle à son tour, et elle obtint du cabinet de Londres sa renonciation à cet avantage si ardemment convoité. Sir E. Grey déclara, le 25 juin 1894 aux Communes, que l'article 3 de la convention était abrogé.

On continuait à croire toutefois à Londres que le traité

(1) Archio. dipl, 1894, II, p. 179.

(2) Discussion au Parlement anglais, citée in-extenso dans le discours de M. F. Deloncle à la Chambre des Députés, le 7 juin 1894, Journal officiel, 8 juin.

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