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Parti pour le sud, le Général anglais avait déclaré au retour, à M. Marchand, que tout le pays était sous son autorité militaire, et que par conséquent tout transport de matériel de guerre sur le fleuve était interdit.

Le Sirdar eut d'ailleurs l'occasion de dire que le chef de la tribu des Schilloucks niait avoir conclu un traité avec les Français, et que, si la défaite des Madhistes à Ondurman avait eu lieu quinze jours plus tard, l'expédition française eût été totalement anéantie (1).

M. Delcassé fit transmettre ses instructions à M. Marchand, par la voie du Nil et par l'entremise des autorités anglo-égyptiennes, et les pourparlers continuèrent. Notre Ministre des affaires étrangères, chargé d'aplanir des difficultés presque inextricables, à lui léguées par ses prédécesseurs, parla le langage qui convient à celui qui dirige la diplomatie d'un grand pays conscient de sa force. Le 30 septembre 1898, lors d'une entrevue avec sir E. Monson, comme l'Ambassadeur d'Angleterre faisait remarquer à M. Delcassé que la France, en s'établissant dans « la sphère d'influence anglaise », marchait à un conflit avec l'Angleterre, celui-ci répondit nettement :

« Nous sommes arrivés les premiers à Fachoda, et nous <«< ne l'avons pris qu'à la barbarie, à laquelle vous deviez « deux mois plus tard arracher Karthoum. Nous demander << de l'évacuer, préalablement à toute discussion, ce serait << au fond formuler un ultimatum. Eh bien ! qui donc con« naissant la France pourrait douter de sa réponse? Vous << n'ignorez pas mon désir d'entente avec l'Angleterre, <<< entente aussi avantageuse à l'Angleterre qu'à la France, << ni mes sentiments conciliants. Je ne les ai affirmés si librement, que parce que je savais, parce que vous êtes « sûr vous-mêmes, qu'ils ne m'entraîneront pas au-delà <«< de la limite tracée par l'honneur national. Je puis faire « à l'entente entre les deux pays, des sacrifices d'intérêt « matériel; dans mes mains, l'honneur national restera << intact. Personne à cette place ne vous tiendra un autre

(1) Memorandum remis, le 27 septembre 1898, à M. Delcassé, par l'Ambassadeur d'Angleterre à Paris, Liere Jaune, p. 10.

langage, et peut-être n'y apporterait-on pas les mêmes « dispositions » (1).

A la fois conciliant et digne, M. Delcassé voulait rester sur le terrain diplomatique; comptant sur le résultat de conversations amicales, il estimait sagement que le Bahr-elGhazal ne valait pas la douloureuse calamité d'une guerre, mais qu'il ne saurait plus en être de même si les susceptibilités de la France n'étaient pas rigoureusement respectées.

L'Angleterre persista à dire que l'expédition française, faite avec une centaine d'hommes de troupes sénégalaises, était sans valeur, sans portée politique, et que Fachoda n'était pas res nullius et ne pouvait être occupé, laissant entendre qu'il appartenait à l'Egypte si on considérait l'expédition du Soudan, seulement comme une œuvre de pacification en territoire égyptien, ou qu'il relevait de l'Angleterre et de l'Egypte si on le regardait comme arraché à l'Empire madhiste (2).

M. Delcassé riposta, dans une conversation avec sir E. Monson, que le Bahr-el-Ghazal avait été abandonné par l'Egypte, et par conséquent était un territoire sans maître parfaitement susceptible d'occupation, et que pour Fachoda, nous pouvions, usant de l'argument même de l'Angleterre, opposer à celle-ci que nous l'avions pris aux Madhistes, et ce, d'autant plus justement que la prise de Fachoda avait précédé de deux mois la chute de Karthoum (3).

A ce propos, lord Salisbury fit observer à M. de Courcel que les théories de la France, en ce qui concerne le HautNil, s'étaient quelque peu modifiées, et il rappela le discours de M. Hanotaux proclamant au Sénat les droits de l'Egypte et de la Porte sur toute la vallée du Haut-Nil.

Notre Ambassadeur eût très facilement pu rappeler de son côté les variations du Foreign Office; il préféra dire

(1) Delcassé à Geoffray, 3 octobre 1898, Livre Jaune, p. 15.

(2) Télégramme de lord Salisbury à sir Monson, cité par M. Delcassé dans une dépêche à M. de Courcel, Ambassadeur à Londres, du 4 octobre, Livre Jaune, p. 17.

(3) Delcassé à de Courcel, 4 octobre 1898, Livre Jaune, p. 18.

que M. Delcassé pouvait ne pas absolument partager les idées de M. Hanotaux, et il ajouta cette phrase quelque peu énigmatique « Si vous vous référez aujourd'hui à ces « déclarations, il faut considérer l'esprit dans lequel elles << ont été faites. Lorsque nous reconnaissions que les « provinces du Haut-Nil pourraient être un jour légitime«ment réclamées par l'Egypte, cela voulait dire que le « jour où leur sort définitif serait examiné, l'examen porte<«<rait sur l'ensemble de la question égyptienne » (1).

Notre Ambassadeur voulait indiquer évidemment par là, que l'opinion de la France ne variait pas, mais qu'il fallait distinguer le droit et le fait. En droit, les difficultés du Soudan devaient se rattacher à la question d'Egypte et être réglées, en même temps qu'elle et avec elle, au profit du Khédive et du Sultan. En fait, l'Angleterre avait occupé une partie de la vallée du Haut-Nil, elle avait traité avec d'autres Etats au sujet de ces territoires, elle avait même voulu en concéder à bail une partie la France ne pouvait s'abstenir de la suivre sur ce terrain du fait, et elle avait en cela un droit qui manquait à l'Angleterre, celui de légitime défense; au fait, elle opposait le fait; à l'occupation inique, l'occupation justifiée ; cela ne l'empêchait pas de réserver les droits de l'Egypte pour le jour où se règleraient les difficultés pendantes et intéressant ce pays.

En allant à Fachoda, la France voulait arrêter l'Angleterre, et elle entendait si peu faire table rase de ses anciennes déclarations et des droits du Khédive, que très vraisemblablement elle n'avait lancé l'expédition Marchand, que pour fournir un prétexte à des pourparlers avec l'Angleterre, et amener une entente des puissances au sujet de la question d'Egypte elle-même.

D'ailleurs, dans l'entrevue dont nous venons de parler, qu'il eut avec lord Salisbury, le 5 octobre, M. de Courcel s'étonna de cette prétention anglaise de parler au nom du Khédive « si vous nous parlez aujourd'hui au nom de « l'Egypte, nous vous demandons en vertu de quel mandat << vous le faites, et en quoi votre titre serait meilleur que le

(1) De Courcel à Delcassé, 5 octobre 1898, Livre Jaune, p. 19.

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«< nôtre ». C'était assez clairement inviter le Ministre de la · Reine à entrer en conférence sur l'occupation du Delta, les promesses d'évacuation, l'évacuation même. Nous pensons qu'en toute cette affaire c'était là le but de la France. C'était au contraire ce que lord Salisbury tenait avant tout à éviter: il répondit d'une façon évasive, disant que la question pourrait plus avantageusement être soulevée à Paris.

La longue série de ces pourparlers inutiles fut close et résumée par une conversation de M. de Courcel avec lord Salisbury, du 12 octobre 1898 (1) : « J'ai dit qu'à mon avis — « écrit notre Ambassadeur nous avions le droit d'en«voyer nos expéditions jusqu'à Fachoda, si les territoires « occupés ou traversés par nous étaient sans maître; mais « que si la légitimité des prétentions égyptiennes était <«< reconnue, il n'était pas prouvé que la présence de nos << troupes dût nécessairement y déroger, ni qu'elle fût plus incompatible avec l'autorité du Khédive, que la présence « de troupes anglaises dans d'autres parties de territoire plus incontestablement égyptiennes...; j'ajoutai qu'en ce qui concerne la région du Bahr-el-Ghazal, elle n'avait « guère été sous la domination de l'Egypte que pendant << trois ou quatre années, ce qui était bien peu pour fonder « la légitimité inaliénable qu'on prétendait nous opposer ».

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A cela lord Salisbury répondit qu'après la victoire d'Ondurman, tout l'Empire du Madhi était tombé aux mains de l'armée anglo-égyptienne. M. de Courcel répliqua que cela était une question de fait, et qu'en fait nous étions arrivés les premiers à Fachoda. Lord Salisbury invoqua alors la faiblesse des forces de Marchand pour se maintenir à Fachoda, et même pour pouvoir parler d'occupation; mais son interlocuteur fit valoir de son côté que l'usage en Afrique était admis de se créer un droit par des occupations quasi-fictives. Finalement, il déclara que la France tenait essentiellement à avoir sur le Nil un débouché commercial, et le Ministre de la Reine répondit que, sur ce point, il consulterait ses collègues.

(1) De Courcel à Delcassé, 12 octobre 1898, Ar hir. dipl,, 1898, III, p. 70; Litre Jaune, p. 24.

Les pourparlers se terminèrent là, aucun des deux Etats adversaires ne voulant se laisser convaincre ; l'œuvre de la diplomatie était terminée, et arrivait l'heure des résolutions.

Le courage, pour un homme d'Etat, ne consiste pas dans le fait de lancer une déclaration de guerre, chaque fois que se rencontre à l'extérieur une difficulté sérieuse ; il réside plutôt dans la volonté inébranlable de résister aux courants d'opinions qui mènent aux aventures, de braver le grondement belliqueux des masses imprévoyantes, pour rester ce qu'il doit être, le bon génie de son pays.

Certes la guerre est belle, mais d'une beauté sanglante et horrible; triomphe de la force brutale, elle est profondément immorale et stupide; nous Français, qui aimons l'art et le succès en toutes choses, nous avons toujours admiré les grands capitaines qui ont su être des maîtres dans ce terrible jeu; aimons plutôt les pacifiques qui savent détourner l'orage de nos têtes, éviter ces calamités inutiles trop grosses de désastres et de douleurs.

La possession de Fachoda valait-elle un conflit avec l'Angleterre ? Très sagement, M. Delcassé estima que non. Le péril anglais n'intéresse pas seulement la France, mais tout le monde ; et nous n'avons pas à batailler pour autrui, si on ne veut pas nous aider. Nous avons d'autres devoirs. Nous devons être, et nous conserver forts, pour des heures plus solennelles.

A quoi servirait un conflit avec l'une de nos deux terribles rivales, sinon à nous affaiblir, et à nous mettre à la discrétion de l'autre. La politique de la France ne doit pas, ne peut pas être belliqueuse; il faut qu'elle soit pacifique, faite de prudence et de dispositions conciliantes... du moins, tant que nous conserverons la folle prétention de vouloir lutter à la fois contre la plus puissante armée, et contre la première flotte du monde, tant que, entre la haine pour l'ennemie d'hier et la haine pour l'ennemie héréditaire, le cœur de la France n'en aura pas oublié une pour mieux soigner l'autre.

Le 11 décembre 1898, le commandant Marchand a quitté Fachoda pour rentrer en France par l'Abyssinie. L'orgueil

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