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la part de la Conférence de Constantinople. L'Angleterre a agi de son plein gré, injustement d'ailleurs en ce qui concerne le bombardement d'Alexandrie, maladroitement dans la mesure où elle a provoqué, sans pouvoir ou sans vouloir les empêcher, le massacre des Européens et le pillage de leurs concessions : les gouvernements ont laissé faire. Ils ont suivi les mouvements anglais sans rien objecter. A Constantinople, le représentant anglais à continué à collaborer aux travaux de la Conférence; au sein de celle-ci, on s'est entretenu de l'action britannique, et on en a tenu compte absolument comme si l'Angleterre eût agi au nom de tous.

Cette attitude des puissances serait incompréhensible, si elles avaient pu admettre un seul instant que la GrandeBretagne agissait pour son compte, et rien que cela suffirait pour nous faire conclure dans le sens du mandat. Mais ce n'est pas tout, les puissances avaient des assurances positives. Dans une note à la Conférence, du 27 juillet 1882, la Porte annonçait qu'elle se décidait à envoyer en Egypte des troupes turques, et elle laissait entendre qu'elle espérait en conséquence en voir partir le contingent anglais. L'Angleterre riposta par la note suivante :

«La Grande-Bretagne ne peut retirer ses troupes, ni «ralentir ses préparatifs. L'inaction prolongée du Sultan, « en face d'une situation telle qu'elle se présente en Egypte, « a imposé à l'Angleterre, aussi bien dans l'intérêt général « que dans le sien propre, le fardeau qu'elle a maintenant entrepris de supporter.

L'arrivée et la coopération des forces turques en Egypte, << seront agréées par le gouvernement de Sa Majesté Britan«nique, pourvu que le caractère de cette intervention soit ‹ défini d'une manière satisfaisante, et dégagé de toute << ambiguité par des déclarations préalables du Sultan.

«Le gouvernement de Sa Majesté a l'honneur de faire <«< connaître à la Conférence, qu'une fois le but militaire "visé atteint, il réclamera le concours des puissances pour « les mesures à prendre en vue du futur et bon gouver«nement de l'Egypte » (1).

(1) Livre Jaune, Egypte, 1882, VI, p. 12.

L'Angleterre se chargeait donc, devant la Conférence, de pacifier l'Egypte dans l'intérêt de tous; cela fait. elle devait réorganiser le pays avec le concours des puissances. Les affaires égyptiennes restaient internationales, l'Europe demeurait saisie de leur règlement; l'Angleterre s'engageait simplement, du consentement de tous, a rétablir l'ordre avant toute chose; elle était le gendarme de l'Europe. Aussi le 14 septembre 1882, après la bataille de Tel-elKébir, lord Granville put justement répondre à M. Tissot, venu pour le complimenter, que c'était là une « victoire européenne »> (1). Tout cela, surtout les déclarations répétées des hommes d'Etat anglais, nous conduit à nous prononcer nettement dans le sens d'un mandat.

En Egypte, l'Angleterre est donc la mandataire de l'Europe. Elle fait les affaires de la collectivité, non les siennes propres. Elle l'a bien voulu et serait mal venue de s'en plaindre.

Mais les puissances n'ont certainement pas donné óu consenti à l'Angleterre le mandat d'occuper indéfiniment le pays, et d'y établir un protectorat plus ou moins déguisé; la mandataire, a de beaucoup et depuis longtemps, outrepassé ses pouvoirs. Son rôle eût dù se borner à protéger les Européens lors de la révolte d'Arabi, et au besoin à rétablir l'ordre. Tout ce qu'elle a fait en dehors de cela est illégitime, et elle ne peut se prévaloir pour se justifier, ni de la complicité des puissances, ni du consentement de la Porte et du Khédive, qui n'ont jamais consenti à rien, mais se sont bornés à ne pas se plaindre outre mesure par crainte des coups.

Personne n'a chargé l'Angleterre de réorganiser l'administration égyptienne avec des éléments anglais, ni de pacifier le Soudan égyptien, encore moins d'essayer d'y établir sa domination propre. Le lourd fardeau, dont on a si souvent parlé à Westminster, eût pu être déposé depuis longtemps on n'a j'amais demandé à l'Angleterre tant de patience altruiste, tant de persévérance désintéressée.

(1) Tissot à Duclerc, 14 septembre 1882, Livre Jaune, Egypte, VI, p. 48.

D'ailleurs tout est terminé maintenant. L'Egypte a recouvré ses frontières, la prospérité de ses finances, le fonctionnement régulier de son administration; elle n'a plus rien à craindre, ni au dedans, ni au dehors; elle n'a plus besoin d'être en tutelle; l'Angleterre a mené sa tâche à bonne fin l'heure de l'évacuation a sonné pour elle.

Et cependant, personne à Londres, ne parle de rappeler du Caire un seul soldat. Il est certain que cette mesure est assez difficile à prendre, surtout à l'heure présente ou l'impérialisme semble avoir conquis tous les cerveaux anglais. A notre époque, surtout dans un pays doté du suffrage universel, l'opinion publique doit être ménagée ; et si on n'est pas à même de la diriger, il faut nécessairement la suivre. Or nul doute que l'opinion anglaise ne soit plus portée à annexer l'Egypte qu'à y renoncer tout à fait. Et c'est là une des raisons qui fait que l'occupation anglaise dans la vallée du Nil a de fortes tendances à devenir permanente.

Ensuite, l'Angleterre a peur, ou du moins feint d'avoir peur, d'être remplacée après son départ d'Egypte par quelqu'autre Etat, surtout par la France. Nous l'avons vu, chaque fois que des pourparlers pour l'évacuation ont été engagés, l'Angleterre a trouvé là son plus fort argument. De peur que la France n'occupe l'Egypte, l'Angleterre y demeure. Est-on en cela de bonne foi de l'autre côté de la Manche? qu'il nous soit permis d'en douter. La France a pris à ce sujet des engagements solennels (1); elle n'a pas coutume de manquer à sa parole. Elle a assez de ses colonies

(1) Notamment lorsque des pourparler eurent lieu en 1886, entre l'Angleterre et la Turquie, à la suite de la mission de Moukhtar-Pacha et de sir Drummond Wolf, la Porte manifesta le désir, pour répondre victorieusement à la principale objection de l'Angleterre, d'avoir du gouvernement français la déclaration nette et formelle que la France n'avait aucune visée sur l'Egypte et ne cherchait pas à y remplacer l'Angleterre. M. de Freycinet répondit en ces termes à M. de Montebello, Ambassadeur à Constantinople: « Vous pouvez donner au Grand « Vizir l'assurance très précise que nous n'avons aucunement l'inten«tion d'occuper l'Egypte quand l'Angleterre l'aura quittée. Nous som«mes formellement opposés à l'occupation de l'Egypte par une puissance quelconque ». Archiv. dipl., 1893, III, p. 233.

actuelles, trop vides de Français, trop coûteuses et suffisamment vastes. Elle n'a, elle ne saurait avoir aucune visée sur l'Egypte; son attitude, en 1882, l'a montré surabondamment. D'ailleurs il est permis de penser que si la France voulait un jour s'établir en Egypte, il se trouverait immédiatement plusieurs puissances, l'Angleterre en tête, pour l'en empêcher. Les convoitises de la France au sujet, de l'Egypte sont du domaine de l'imagination pure, et une chimère n'est pas un argument.

Les publicistes anglais (1), sentant toute la faiblesse de l'argumentation ordinaire de leurs hommes d'Etat, ont essayé de venir en aide à ces derniers, et d'invoquer, en faveur de l'occupation anglaise, le droit de légitime défense. Selon eux, la situation prise par la France en Algérie d'abord, puis en Tunisie, a rompu l'équilibre dans la Méditerranée, et il ne peut être rétabli que si l'Angleterre s'installe définitivement en Egypte.

Si les gouvernants protestent de leur désir de rester fidèles aux engagements pris et se bornent à temporiser, on le voit, la Presse, fidèle reflet de l'opinion, jette bas le masque et réclame l'annexion. D'ailleurs, dit-elle, pour colorer ses prétentions d'une apparence de droit, la situation de l'Angleterre en Egypte est identique à celle de la France en Tunisie; les droits de l'une et de l'autre sont les mêmes, et l'Angleterre n'a pas à partir du Caire, tant que la France restera à Tunis.

Nous entendons établir ici combien est erronée une telle affirmation (2). L'Angleterre est en Egypte en vertu d'une cause illégitime; elle est intervenue par la force dans les affaires intérieures de ce pays sans y avoir été appelée, et au-delà de ce qui était nécessaire pour le règlement des difficultés pendantes; le bombardement d'Alexandrie a été une monstruosité inutile et non justifiée pour l'ordonner,

(1) Voir notamment dans le Times du 25 janvier 1895, l'article signé Un anglais résidant en Egypte depuis 20 ans ».

(2) V. à ce sujet, Engelhardt, « Situation de la Tunisie au point de vue international Revue de droit internat. et de législation comparée, 1881, p. 331.

l'amiral Seymour a trouvé des prétextes, non des raisons. Aucun texte n'est venu depuis donner à l'Angleterre le titre légitime qui lui manque; le Khédive à le droit d'exiger le retrait des troupes britanniques; par suite de la situation du Sultan dans le pays, ce dernier a aussi le droit de demander leur départ; il n'est pas jusqu'aux puissances qui ne soient autorisées à rappeler à l'Angleterre qu'elle a promis de tout temps l'évacuation, et que le moment est venu de tenir ses promesses. Toute autre est la situation de la France en Tunisie.

D'abord le débarquement des troupes françaises en Tunisie était absolument justifié et nécessaire le mauvais vouloir du gouvernement beylical, l'état d'anarchie du pays, créaient à nos nationaux, qui y étaient établis, de constantes difficultés ; on avait pu voir un navire français échoué sur les côtes pillé par des bandes arabes; des déprédations étaient constamment commises par des tunisiens au préjudice des tribus algériennes de la province de Constantine; enfin, au début de 1881, de véritables troupes de Kroumirs, organisées et armées, avaient envahi le territoire algérien. Le Bey était impuissant à éviter ces abus; peut-être même n'était-il pas décidé à les empêcher; ce qui est certain, c'est qu'il restait impassible, malgré les remontrances fréquentes de notre représentant à Tunis, M. Roustan. C'est dans ces conditions que furent envoyées en Afrique les troupes qui devaient tout remettre dans l'ordre, disperser les bandes arabes et assurer la sécurité de la frontière algérienne. L'action de la France était pleinement justifiée; c'était l'exercice du droit de légitime défense.

Venue en Tunisie en vertu d'un droit, la France y est restée en vertu d'un droit que lui ont reconnu deux traités passés avec le Souverain légitime. Le traité du Bardo du 12 mai 1881 (1) convient que l'occupation française sera provisoire, et durera « jusqu'à ce que l'administration locale << soit en état de garantir le maintien de l'ordre »; il place auprès du Bey un Ministre résident français, et décide que

(1) De Clercq, XIII, p. 25.

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