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la France dirigera les relations extérieures de la Régence, et que les agents diplomatiques et consulaires de la France en pays étrangers seront chargés de la protection des intérêts tunisiens et des nationaux de la Régence.

Le traité de la Marsa, du 8 juin 1883 (1), établit en Tunisie le protectorat français. Désormais, la suprématie de la France dans ce pays, tant au point de vue de l'administration interne que pour les relations internationales, est nettement établie ; reconnue et consacréé par un texte formel signé par le principal intéressé, elle s'impose juridiquement à tous.

On peut objecter, et on a objecté toutefois que le Bey n'avait pas pu aliéner ainsi partie d'une souveraineté que lui-même ne possédait pas, et que, même après la convention de la Marsa, en l'absence de l'assentiment du Sultan suzerain, la France n'avait que l'ombre d'un droit. Nous sommes amenés ainsi à rechercher si vraiment la Porte a des droits dans la Régence, et si entre les deux pays, il existe un lien de nature à restreindre plus ou moins la souveraineté du Bey.

Sur cette question, la doctrine est divisée! LawrenceWheaton admet qu'il y a un lien entre la Porte et Tunis ; il se base pour cela sur les traités passés par la Turquie et intéressant les Etats barbaresques, et sur un firman adressé au Bey en 1803 (2). Bluntschli (3) donne la Tunisie comme un Etat vassal de la Porte, sans commentaires. TraversTwiss (4) considère le firman du 23 octobre 1871 comme ayant fondé le droit et créant entre les deux Etats un lien de vassalité. F. de Martens (5) conclut dans le même sens, en se basant sur le payement d'un tribut, sur les traités de la Porte, et sur le firman de 1871: pour lui, « les droits de la Tur

(1) De Clercq, XIV, p. 244.

(2) Lawrence-Wheaton, Commentaires sur les éléments du droit international, I, pp. 258 à 261; IV, p. 203.

(3) Bluntschli, Droit international codifié, no 76.

(4) Travers-Twiss, Le droit des gens, I, p. 91.

(5) F. de Martens, Traité de droit international, I, pp. 342 et 343.

quie sont incontestables ». Enfin, Geffcken, (1) considère la situation actuelle de la Tunisie comme un fait; en droit, elle dépend de la Porte et reste indépendante de la France. MM. Engelhardt (2), Calvo (3), Despagnet (4), PradierFodéré (5), pensent au contraire que si la Tunisie a incontestablement fait partie de l'Empire Ottoman, on ne saurait admettre qu'il en soit encore ainsi à l'heure présente.

Naturellement, la Porte ne partage en aucune façon cette dernière manière de voir. Elle a constamment revendiqué sur la Tunisie un droit souverain. Dans une dépêche du 10 mai 1881, Essad-Pacha, Ambassadeur ottoman à Paris, écrivait à Barthélemy-Saint-Hilaire : « ... La Sublime-Porte << avait pris pour règle de choisir les chefs de l'administra<< tion tunisienne parmi les descendants des premiers << Vali nommés par elle. C'est cette règle qui a été invaria<<< blement suivie jusqu'à nos jours. Les divers Vali qui se « sont succédés, nommés tous par firman impérial, ont << rempli aussi bien que la population tunisienne leurs

devoirs de sujétion envers la Sublime-Porte, et chaque << fois que nous nous sommes trouvés en guerre, la Tunisie n'a pas manqué de nous envoyer son contingent militaire <et maritime. Le firman octroyé en 1871, à la requête de << Son Altesse Sadock-Pacha et de la population, n'était « lui-même que la consécration d'un principe séculaire in⚫ contestable.

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Depuis cet acte solennel, reconnu par les puissances « en général, rien n'est venu modifier le statut organique de la Tunisie, partie intégrante de l'Empire Ottoman; les << prières publiques sont lues toujours au nom de Sa Majesté << Impériale le Sultan, dans les Mosquées; la monnaie « continue à être frappée à son chiffre; en un mot, toutes

(1) Geffcken, notes sur Heffter, Le droit international de l'Europe, p. 52.

(2) Engelhardt, « Situation de la Tunisie au point de vue international», Revue de droit internat. et de législation comparée, 1881, p. 331. (3) Calvo, Le droit international théorique et pratique, I, pp. 222 et s. (4) Despagnet, Essai sur les Protectorats, pp. 201 et s.

(5) Pradier-Fodéré, Traité de droit international public, I, pp. 173 et s.

<< les marques distinctives de sa souveraineté sont conser- . «<vées religieusement et, cette fois encore, le Vali et les << habitants affirment à nouveau par des déclarations for«melles, réitérées, leur devoir de sujets fidèles et loyaux « du Sultan, et partant, les droits souverains de Sa Ma« jesté » (1).

A la même date, dans ses instructions à Essad (2), AssimPacha, Ministre des affaires étrangères de la Porte, soutenait la thèse suivante: Depuis 1534, le Sultan est souverain de Tunis, la chose est « incontestable » et « en général incontestée ». Il faut en voir une preuve dans les différents firmans octroyés par le Grand-Seigneur, dans le fait que le Bey, à l'heure actuelle, implore le secours de son suzerain. Vers le milieu du xvne siècle, le Sultan eut l'occasion d'adresser un firman au Bey, au sujet « de l'exéquatur « délivré par la Sublime-Porte au consul de France à Tunis, <<< firman autorisant ce dernier à cumuler les fonctions de << Consul des puissances non représentées à ce moment-là « à Constantinople. » Les traités conclus entre la Porte et la France, notamment celui de 1668, énumèrent les titres du Sultan et parmi eux celui de « Souverain de Tunis ». Dans ces mêmes traités, il est stipulé que les conventions s'appliquent à la Tunisie. D'autres traités, conclus entre la Porte et l'Autriche, conviennent que les autorités d'Alger, Tunis, Tripoli protègeront les navires du Saint Empire Romain. En 1825, le Sultan a ordonné aux autorités d'Alger, Tunis, Tripoli, de ne pas se mêler aux différends entre l'Autriche et le Maroc. En 1830, il a dicté au Bey les conditions d'organisation de sa milice. En 1860, le Bey a fait sa soumission à Sa Majesté Impériale par un acte écrit. De tout cela, Assim-Pacha conclut que la Tunisie n'a pas cessé d'être une province ottomane.

Les deux principales manifestations turques au sujet de Tunis sont le firman du 22 octobre 1871 et la note du 27 avril 1881. Le firman fut octroyé au Bey, qui ne le deman

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dait pas, à un moment où les difficultés avec lesquelles la France était aux prises sur le continent ne lui permettaient pas de s'opposer à un pareil acte. Il constate la complète sujétion du Bey: « Au Vali de la province de Tunis, mon Vizir Mohammed-Sadyk-Pacha », débute le texte ; et il continue, en prodiguant à chaque ligne les mots de province. et de sujets, pour se terminer ainsi : « Et comme la conser«vation absolue et permanente de nos droits séculiers << et incontestables sur la Tunisie, ainsi que la sûreté cons<< tante des biens, de la vie, de l'honneur et des droits géné<< raux de nos sujets demeurant dans cette province confiée

à ta fidélité, constituent les conditions fondamentales «<et arrêtées du privilège d'hérédité, il faut que tu veilles << constamment à préserver ces conditions essentielles de « toute atteinte, et que tu t'abstiennes de tout acte con<< traire »> (1).

La note du 27 avril 1881 (2) adressée aux puissances, lors de l'expédition française, est une protestation contre la politique de la France, et une affirmation des droits « incontestables de la Porte sur Tunis.

La France a toujours refusé de reconnaître ces prétentions de la Porte, et elle s'est appliquée à les considérer comme non avenues. On comprend qu'elle ne tienne nullement à voir la Turquie se réinstaller aux portes de l'Algérie, et lui susciter des difficultés dans cette région. Nos gouvernants ont donc répondu constamment au Divan que, s'il y avait un lien entre la Porte et Tunis, il était purement religieux : en conséquence, la France s'est opposée par la force à toute tentative de la Turquie sur Tunis, et elle a déclaré considérer le firman de 1871 comme lettre morte; quant à la note de 1881, il n'en a été tenu aucun compte par per

sonne.

Mais en dehors de l'opinion de la Porte, de la France et de l'Europe, il est facile de se faire une idée nette de la

(1) Firman du 22 octobre 1871, Archiv. dip., 1875, II, p. 103. — Martens, Recueil général de traités, 2o série, VIII, p. 234.

(2) Note du 27 avril 1881. Pradier-Fodéré, Traité de droit international public, I, p. 173.

situation du Bey vis-à-vis du Sultan, en considérant la suite des faits dans l'histoire, et en étudiant les textes.

Les prétentions ottomanes sur Tunis ne remontent pas au-delà du xvIe siècle. A ce moment, la Tunisie fut successivement conquise par les Osmanlis, par Charles-Quint, par le Dey d'Alger, par don Juan d'Autriche, pour devenir en 1573 la proie des janissaires, qui se partagèrent le pays, et le morcelèrent en une foule de petites souverainetés n'ayant de commun avec les Turcs que la religion. Comme le disait Barthélemy-Saint-Hilaire, la domination ottomane ne fut à cette époque qu'« un accident passager, qui ne « pouvait produire de conséquences juridiques devant « survivre aux conséquences matérielles qui l'avaient << amené »> (1).

En 1705, les Ottomans ayant été expulsés, un soldat de fortune Hussein, chef de la dynastie actuelle, monta sur le trône de Tunis, sans recevoir de la Porte aucune investiture. Depuis, rien n'est venu montrer que la Tunisie fit partie de l'Empire Ottoman.

Au point de vue interne, le Bey est resté absolument indépendant, et l'on ne trouve trace de rien qui puisse paraître un indice de sujétion. Il promulgue et modifie les lois à sa guise; il lève les impôts suivant son bon plaisir ; il est libre de changer l'organisation des plus importants services de l'Etat. Le 26 janvier 1864, après les troubles qui éclatèrent dans la Régence à cette époque, le Bey, dans un rescrit aux gouverneurs de provinces, supprima des impôts impopulaires, transforma l'organisation judiciaire, sans consulter la Porte, et en spécifiant bien qu'il travaillait pour le bien de l'Etat » et le bonheur de ses « sujets ».

Non seulement le Bey fait les lois ordinaires librement, mais c'est encore lui qui donne force aux lois organiques, et lui seul la constitution tunisienne, œuvre des Beys, confirmée en 1859, dispose très nettement, dans son préambule, que « le Souverain règne en vertu du choix unanime << des hauts dignitaires et conformément à l'ordre de suc

(1) Dépêche de Barthélemy-Saint-Hilaire à Tissot, Ambassadeur à Constantinople, 18 avril 1881, Archie. dipl., 1884, I, p. 157.

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