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«< cession observé dans le royaume »; elle donne aux Beys tous les pouvoirs d'un Chef d'Etat, et cependant il ne paraît pas que la Porte ait jamais protesté à ce sujet.

Le Bey dirige toute l'administration, nomme à tous les emplois publics. Il fixe l'effectif de l'armée, sa composition; il la paye, il désigne les chefs qui doivent la commander.

A l'extérieur, nous pouvons constater la même indépendance: le Bey a le droit de guerre et de paix; il a été souvent en hostilité ouverte avec certaines puissances pourtant en paix avec la Porte. En 1819, à la suite du Congrès d'Aix-la-Chapelle, les puissances signifièrent à Tunis un ultimatum menaçant, ordonnant de faire cesser la piraterie : la Turquie ne fut avertie que « par courtoisie », comme dit Barthélemy-Saint-Hilaire, mais on ne la consulta pas. Le 28 mars 1833, les rois de Sardaigne et de Sicile, bien qu'en paix avec Constantinople, conclurent un traité d'alliance avec Tunis.

Les conventions signées par les Beys sont absolument valables en dehors de toute ratification; la France a souvent traité directement avec eux comme avec des Souverains véritables; ainsi en 1742, en l'an III, en 1824, 1830, 1832, 1861.

Dans le traité du 19 juillet 1875 (1), entre l'Angleterre et la Régence, le Bey est qualifié « Altesse sérénissime, Souverain de Tunis »; on oppose les « sujets tunisiens» aux << sujets anglais » ; l'article 37 dispose : « Le gouvernement << anglais et Son Altesse le Bey, mûs par un sentiment << d'humanité et ayant égard aux institutions libérales << dont leurs nations respectives jouissent heureusement «sous la garde de Dieu, s'engagent réciproquement à faire • tout ce qui sera en leur pouvoir pour supprimer l'escla«vage ». Sous la garde de Dieu, dit le texte, et il n'est point parlé comme puissance intermédiaire du Sultan. Bien mieux, dans l'article 39, le Bey s'engage à ne laisser armer aucun corsaire dans les ports de la Régence par les ennemis de Sa Majesté la Reine; la généralité des termes

(1) Archie. dipl., 1876-77, III, p. 99.

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conduit à penser que ceci s'applique même à la Porte, ce qui, disons-le en passant, ne s'accorderait guère avec une obligation pour le Bey de secourir le Sultan en cas de conflit. Il est à noter que le Divan n'a pas protesté contre ce traité.

Tunis a toujours entretenu des relations diplomatiques avec les puissances, sans intermédiaire le gouvernement ottoman a bien dit à ce propos que de notoriété publique, les Consuls des puissances recevaient leur exequatur de la Porte, mais cela n'a pas été démontré. Pendant le cours du XVIIIe siècle, la Tunisie faisait si peu partie de l'Empire Ottoman, qu'à Constantinople il n'était rien répondu aux doléances des puissances se plaignant des actes de piraterie commis par les populations des côtes de la Régence.

Le Sultan n'entretient pas en Tunisie de garnisons ottomanes; il ne perçoit ni impôt, ni tribut; il ne compte pas en temps de guerre sur les troupes tunisiennes, et c'est seulement, à titre très exceptionnel, qu'en 1854, à l'instigation d'ailleurs de Napoléon III, le Bey envoya au Sultan un contingent pour combattre la Russie.

C'est donc vainement que l'on cherche le lien qui unit Tunis à la Porte; et on ne saurait le trouver dans la volonté de cette dernière d'implanter dans la Régence une domination qui, à vrai dire, n'a jamais été sérieusement établie. En 1835, la Turquie a essayé de faire reconnaître par la Tunisie, comme elle l'avait fait pour la Tripolitaine, ses prétendus droits la France ne le lui a pas permis. Il en a été de même en 1864, quand il fut question à Constantinople de dépêcher, auprès du Bey, un envoyé porteur d'un firman d'investiture. Rappelons l'octroi du firman de 1871 qui est un simple fait et ne prouve rien, et les protestations de la Porte pendant l'expédition française, protestations qui n'ont pas plus de portée. Prétendre avoir un droit sur un pays est chose facile; le démontrer est plus épineux; cette démonstration n'a pas encore été faite par la Turquie en ce qui concerne Tunis.

Il est vrai que l'on peut objecter l'aveu du gouvernement beylical lui-même. Mais pouvons-nous nous incliner vrai

ment devant cet argument aux apparences si solides? certainement non.

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Le premier Ministre du Bey déclara, le 27 avril 1881, à M. Roustan, en parlant de l'occupation française : « Il est « de notre devoir de protester contre cette violation de tou«tes les lois, non seulement en notre nom, mais aussi au " nom de l'Empire Ottoman, duquel nous tenons ce pays « dont le territoire est confié à notre honneur et à notre loyauté. L'intégrité de l'Empire Ottoman, dont la Régence << fait partie, étant sous la sauvegarde des stipulations du « traité de Berlin dont le gouvernement de la République << est un des signataires, nous avons adressé également aux << grandes puissances notre protestation, pour mettre à « l'abri notre responsabilité, et afin qu'elles avisent aux « moyens de conserver cette intégrité qu'elles ont garan<<< tie » (1).

Puis ce fut une lettre du Bey à lord Granville et à Cairoli, dans laquelle, au nom de son « auguste suzerain », il en appelait à ces deux hommes d'Etat : « Je laisse, disait-il, <«< mon propre sort, et le sort de mon pays entre vos mains << et entre celles de mon suzerain avec lequel j'ai toujours << maintenu une loyauté parfaite jusqu'à aujourd'hui » (2). Le Bey éprouvait le besoin, dans ce texte, de déclarer solennellement sa loyauté passée vis-à-vis de la Porte, tant cette loyauté était peu évidente.

D'ailleurs ces déclarations tunisiennes n'étaient qu'une feinte pour écarter la France, et fournir aux puissances une raison d'intervenir. En réalité, le Bey avouait si peu être le Vali du Sultan que, dès le 8 mai 1881 (3), en présence des armements de la Porte, il déclarait à M. Roustan qu'il était peu rassuré, et qu'éventuellement il comptait sur l'amitié de la France. N'avait-il pas dit du reste à notre Chargé d'affaires: « Je reconnais l'autorité du Sultan, comme les catho«liques reconnaissent celle du Pape, rien de plus » (4). Et

(1) Archiv. dipl., 1884, I, p. 174.

(2) Archiv. dipl., 1884, I, p. 182.

(3) Roustan à Barthélemy-Saint-Hilaire, Archiv. dipl.. 1884, I, p. 186. (4) Despagnet, Essai sur les Protectorats, p. 201.

le prétendu aveu du Bey se réduit ainsi à une manœuvre diplomatique.

Disons enfin que l'indépendance évidente de la Tunisie a rarement été mise en doute à l'étranger. Lord Aberdeen, Ministre des affaires étrangères d'Angleterre, constatait, dans une dépêche du 23 mars 1831, que « beaucoup d'Etats « de l'Europe... avaient depuis longtemps l'habitude de trai<< ter les Régences comme des puissances indépendan«tes » (1); et Gladstone, dans la séance de la Chambre des Communes du 24 juin 1881, déclarait : « Il est impossible «d'affirmer, comme une proposition de loi européenne, que << la Tunisie fait partie de l'Empire Ottoman » (2).

Il ne reste, pour faire croire à une sujétion de Tunis vis-à-vis la Porte, que le cadeau envoyé à Constantinople à chaque changement de règne, les prières publique faites en Tunisie pour le Sultan, et la frappe des monnaies à l'effigie de celui-ci. Faibles preuves. Hommage pieux rendu à un chef religieux respecté de tout l'Islam et rien de plus. Le Bey, jusqu'à 1881, a été un chef d'Etat absolument indépendant, mais, en bon musulman, il s'est toujours incliné, il s'incline encore devant le Khalife.

Il est donc établi que la France pouvait valablement traiter avec le Bey seul, sans avoir besoin d'une ratification quelconque venue de Constantinople. Il reste à rechercher si, d'autre part, elle était engagée envers les puissances à ne rien entreprendre à Tunis, ou du moins à ne pas s'y établir.

D'abord, d'une façon générale, on ne saurait opposer à la France qu'ayant à garantir le maintien de la Régence dans l'Empire ottoman, elle ne peut l'en détacher. Nous venons de voir que Tunis était libre de tout lien vis-à-vis de Constantinople, et que par suite les devoirs imposés aux signataires des traités de Paris et de Berlin n'ont rien à voir en l'espèce.

(1) Barthélemy-Saint-Hilaire à Tissot, 18 avril 1881, Archio. dipl., 1884, I, p. 160.

(2) Engelhardt, « Situation de la Tunisie au point de vue international », Revue de droit international et de législation comparée, 1881, p. 335, note 1.

D'autre part, la France ne s'était jamais engagée vis-à-vis de personne à renoncer à toute entreprise en Tunisie. Bien mieux, elle y est allée avec l'approbation de l'Angleterre, qui même l'y a poussée. Nous nous basons pour affirmer ceci sur les paroles échangées à Berlin, en juillet 1878, entre lord Salisbury et M. Waddington, paroles rapportées par ce dernier:

«... Faites à Tunis ce que vous jugerez convenable, m'a << dit sa Seigneurie; l'Angleterre ne s'y opposera pas et respectera vos décisions... Revenant dans une autre occa«sion sur ce sujet, lord Salisbury n'hésita pas à me confier « qu'il regardait comme moralement impossible que le << régime actuel pût durer à Tunis, et qu'aux yeux du « cabinet anglais, il appartenait à la France de présider « à la régénération de ce pays consacré par de grands sou<venirs.

«... Il est possible, lui ai-je dit, que l'avenir nous impose, à l'égard de la Tunisie, une responsabilité plus « directe que celle qui nous incombe aujourd'hui. Le cours << naturel des choses, je l'admets avec vous, destine sans << doute cette contrée à compléter un jour l'ensemble << des possessions de la France en Afrique; aussi bien, dès « aujourd'hui, ne permettrions-nous à aucune puissance «< étrangère de s'y établir, et repousserions-nous par les << armes toute tentative de ce genre.

‹... Bien que j'ignore quelles peuvent être les intentions « de mon gouvernement à ce sujet, je ne crois pas qu'il acceptât, dans les circonstances actuelles, une annexion «pure et simple telle que vous êtes disposé à l'envisager « dès à présent. Ce qui rentrerait, à la vérité, dans les don<«<nées de la situation comme nous la comprenons, c'est <«< que notre protectorat dans ce pays fût reconnu d'une <«< manière formelle » (1).

La lettre précédente ayant été communiquée par notre Ambassadeur à lord Salisbury, celui-ci écrivit à ce sujet à lord Lyons à Paris : «< Le gouvernement de la Reine

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(1) Waddington au marquis d'Harcourt, Ambassadeur à Londres, 26 juillet 1878, Archio. dipl., 1884, I, p. 214.

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