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pas là un reproche adressé aux présomptions simples qui, si elles sont appliquées sévèrement et d'une manière logique par des esprits sagaces et avisés, permettent d'arriver à la certitude relative suffisante pour rendre la justice aussi équitablement que possible.

Quant aux présomptions légales, elles sont pour la plupart bien fondées et le législateur a eu raison de les imaginer. Elles présentent des utilités diverses et se justifient facilement.

Les unes, comme les présomptions de survie des art. 720 et 722 du code civil, la présomption de paternité, étaient nécessaires pour fixer des règles précises dans des cas où il n'est pas possible de connaître la vérité d'une façon positive. « Il y a, disait Domat à ce sujet, un ordre de faits qui sont tels qu'il est impos»sible de connaître la vérité de ce qui est et où néan» moins il faut se déterminer à prendre pour vrai l'un » des faits opposés, quoiqu'il n'y ait que de l'incerti»tude en l'un et l'autre et qu'il puisse arriver aussi >> facilement qu'on prenne le faux pour le vrai ».

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D'autres présomptions légales ont pour but de faire respecter certaines règles impératives de notre droit ou d'établir des responsabilités et des garanties.

Toutes enfin, ou presque toutes, ont été créées parce que la conséquence du fait connu sur lequel elles reposent au fait inconnu qu'elles établissent est pour ainsi dire forcée et a été souvent constatée. Ce sont des probabilités de fait. La présomption de libération de l'art. 1282 du code civil, par exemple, a été édictée par le législateur parce qu'il est très probable et pres

que certain que le créancier qui se défait de son titre pour le remettre à son débiteur, a été payé ou a fait une remise de dette. De même, l'art. 1908 du code civil contient une présomption de paiement parce qu'il est logique de penser que celui qui donne quittance du capital qui lui était dû, sans faire de réserve pour les intérêts, a reçu ceux-ci ou a renoncé au droit de les exiger.

Ce sont là les motifs qui expliquent et justifient les présomptions légales. Mais le but principal du législateur en les créant est d'éviter le plus grand nombre de procès possible.

Et cependant, malgré ces raisons excellentes, malgré ce but très légitime, les présomptions légales sont vivement attaquées par certains auteurs et par quelques jurisconsultes.

M. Geffroy, dans sa thèse si intéressante et si documentée sur les présomptions légales, leur reproche de manquer de fondement logique et d'être arbitraires. « Elles » ont pour résultat, dit-il : 1o en bouleversant complè»tement l'ordre et les principes de la preuve, non seu>>lement de restreindre, mais souvent même de sup

primer la liberté qu'a tout individu dans une société >> normale de faire valoir et de défendre ses droits en » justice; 2° d'enlever tout poids à la preuve dont elles » tiennent lieu, en empêchant le débat contradictoire >> auquel celle-ci serait soumise >> (').

Ces reproches s'adressent surtout aux présomptions

() Thèse de Geffroy, p. 163 et 164.

absolues et ils s'évanouiraient si ces présomptions étaient supprimées et si la preuve contraire était toujours permise pour combattre les présomptions légales. Le seul tort du législateur est d'avoir prohibé, dans certains cas, cette preuve contraire. Les présomptions légales, en effet, ne sont jamais que des probabilités de fait, elles ne permettent point d'arriver à la certitude, Elles sont basées sur ce procédé de l'esprit qui consiste à tenir pour constants des phénomènes souvent observés et le monde moral est loin d'ètre uniforme; de plus, l'expérimentation y est très relative et très restreinte.

Sans doute, dans bien des cas, la présomption légale est l'expression de la vérité, mais il peut arriver cependant que dans une espèce déterminée elle soit erronée et il faut permettre alors à celui qu'elle paraît condamner de la combattre et d'en démontrer l'inexactitude.

Nous pensons avec certains auteurs que la prohibition absolue de la preuve contraire est exagérée et ne devrait point exister, sauf, bien entendu, en ce qui concerne les présomptions légales qui intéressent l'ordre public.

Comme le fait très justement remarquer M. Laurent, l'interdiction de la preuve contraire contre une présomption sur le fondement de laquelle la loi annule un acte, « peut conduire à une injustice, en annulant » comme frauduleux un acte qui est fait sans fraude ». Et cet auteur donne l'exemple suivant: I suppose une donation faite par une personne, pendant la maladie dont elle est morte, à la femme de son médecin.

Dumora

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Cette donation est nulle; la loi la considère, en effet, comme faite au médecin lui-même par personne interposée, aux termes de l'article 911 du code civil et le médecin est incapable de recevoir dans ce cas, en vertu de l'article 909 du même code. « Il se trouve cependant >> que la femme est séparée de corps de son mari; » l'inimitié qui règne entre eux ne permet pas de sup» poser que la femme soit une personne interposée » pour faire parvenir la libéralité au mari, tandis que » de longues relations d'amitié expliquent et justifient >> la donation faite à la femme » (). Et cependant, malgré cette circonstance particulière, la présomption légale triomphera, et une telle donation sera déclarée nulle sans que la preuve contraire soit possible.

Pourquoi donc, dans ce cas, défendre à la partie intéressée de prouver qu'elle n'est pas une personne interposée, de combattre la présomption légale, d'établir que c'est à elle, à elle seule que la donation s'adresse? La loi est trop inflexible, trop sévère. Pour prévenir la fraude, elle peut, comme nous venons de le voir, consacrer une injustice.

L'exemple donné par M. Laurent, d'une nature toute spéciale et rare sans doute dans la pratique, n'est pas le seul qu'on puisse donner pour montrer combien le législateur a eu tort d'édicter, dans bien des cas, la prohibition de la preuve contraire. N'est-il pas notamment souverainement injuste et parfois immoral de n'admettre que le serment pour combattre la présomp

(1) Laurent, Principes de droit civil français, XIX, § 617.

tion de paiement qui résulte des courtes prescriptions établies par les art. 2271 à 2273 du code civil, et le créancier auquel le débiteur oppose la présomption de libération de l'art. 1282 du code civil ne peut-il pas être lésé par la prohibition de la preuve contraire?

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<< A notre avis, dit M. Laurent, la théorie du code est

sujette à critique. Nous comprenons que la loi sacri>> fie un intérêt particulier à un intérêt général, mais >> nous n'admettons pas que la loi sacrifie le droit des particuliers à l'intérêt de la société. Le premier inté» rêt de la société et le plus grand, c'est que les droits >> des individus soient garantis : c'est un des fondements » de l'ordre social. Donc si un homme prétend avoir un » droit, il faut lui permettre de le faire valoir en justice. Qu'importe que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent le » procès ne soit pas fondé? Il suffit qu'une fois sur cent >> la loi refuse de faire justice pour condamner une théorie » qui aboutit à légitimer l'iniquité. Quant aux plaideurs » téméraires, il y a d'autres moyens de les punir » (').

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C'est notre conclusion. Tout en reconnaissant l'utilité et même la nécessité des présomptions légales, nous condamnons les présomptions légales absolues, contre lesquelles la preuve contraire n'est pas admise. Nous pensons que, sauf en ce qui concerne les présomptions légales qui touchent à l'ordre public, la preuve contraire devrait être toujours permise pour combattre les conséquences plus ou moins exactes tirées par la loi d'un fait connu à un fait inconnu. Une réforme dans ce sens

(') Laurent, Principes de droit civil français, XIX, § 619.

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