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chacune d'une vie propre et vivant également d'une vie commune. C'est leur association matérielle qui forme le corps de la personne physique; de même, l'âme individuelle sera formée de la réunion, de la coordination de la conscience obscure de chacune de ces cellules étroitement unies les unes aux autres et que leur union même portera au degré éminent où nous voyons parvenue la volonté individuelle. Ainsi en est-il des associations ordinaires et, en premier lieu, de cette grande association qu'est l'Etat. Là aussi, il y a un être organique réel. Les divers individus qui les composent, par leurs volontés d'être ensemble, produisent une âme, une volonté collective qui trouve son expression dans le pouvoir central comme la volonté collective des cellules la trouve dans le cerveau. On pourrait aller jusqu'au bout dans cette comparaison de l'Etat et de l'individu on y trouverait les mêmes phénomènes physiques et moraux.

Un jurisconsulte allemand, Gierke (1), sentant tout ce que cette théorie pouvait présenter d'étrange, a cru devoir atténuer cette idée de l'organisme biologique. Il l'a, en quelque sorte, idéalisée, immatérialisée. Pour lui, les personnes morales sont bien des réalités, des personnes réelles collectives, mais cet organisme est purement volontaire. Des volontés unies en vue d'un but commun se dégage une âme composite, une volonté unique, permanente, distincte de celle des associés ut singuli. La personne morale ainsi formée sera capable non seulement de droits, mais capable aussi de vouloir et d'agir. Mais, naturellement, elle ne le peut qu'au moyen d'un intermédiaire. Il faut bien se garder d'assimiler ce dernier à un représentant ou à un mandataire; c'est un organe analogue à ceux de la personne physique avec lesquels,

(1) Capitant, p. 126; Rousse, p. 171; Goudy, p. 38; Planiol, I, p. 260; Epinay, p. 225 à 240.

du reste, il ne faut pas non plus le confondre. Ainsi l'association matérielle produit naturellement une conscience collective et les volitions de cette conscience s'exerceront au moyen d'organes matériels. Il y a là une suite de réflexes du physique sur le moral et du moral sur le physique. Ces organes, chargés d'opérer la mise en acte de la volonté collective, ce seront les divers services publics, administrateurs ou gérants, c'est-à-dire les individus mêmes composant l'Etat ou l'association, dans les limites de leurs attributions. En dehors, ils n'expriment plus que leur volonté individuelle. Telle est la reale gesammt person. La différence avec la personne physique réside seulement en ce fait que, dans ce dernier cas, l'individu n'a pas conscience d'être la résultante d'une association, que les organes sont séparément inconscients de leur rôle. Au contraire, dans l'Etat, chaque individu a conscience d'être un des mille organismes créant la personne collective, et quand il agit sur l'ordre de celle-ci, il a conscience de son rôle d'organe du pouvoir central; il se rend compte de l'incarnation qu'il réalise, il comprend que ce n'est pas sa propre volonté qu'il met en acte, mais bien une volonté supérieure et différente de la sienne. Et c'est au moyen de ces organes que l'association manifestera sa capacité, laquelle sera, en droit, aussi étendue que celle de la personne physique, même au point de vue des droits de famille et, en effet, ne parle-t-on point de la tutelle de l'Etat ou de certaines associations charitables? Pourquoi ne pourraient-elles pas se créer une famille civile, adopter, par exemple? Elles auront une liberté complète de contracter, aliéner, acquérir, car, partout où réside une volonté réelle et distincte, doit exister la capacité complète, et, effectivement, dans l'individu, c'est l'âme, la volonté consciente et libre qui est protégée, qui est le sujet des droits beaucoup plus que le corps. Si elles

ont des droits, elles auront aussi des devoirs si elles les violent, elles commettront un délit et en deviendront responsables. Cela existe déjà, du reste, dans la législation positive. Qu'est-ce que l'amende, la dissolution de l'association, sinon le châtiment de délits collectifs?

Gierke demande que l'on reconnaisse enfin cette capacité naturelle de l'association qui résulte de sa formation spontanée sans l'intervention de la puissance publique. Celle-ci ne peut que la reconnaître, la confirmer, et prendre, en tant que de besoin, les mesures nécessaires pour sa propre sûreté. Ce n'est qu'un pouvoir de direction et de contrôle.

Que penser de ces théories? Elle contiennent une idée qui nous semble vraie ce n'est pas l'Etat qui crée la personne morale, elle existe en dehors de lui; mais nous estimons que la base qu'on lui donne est inexacte. Nous ne croyons pas à la réalité organique de l'association ou de l'Etat; nous trouvons même assez étrange l'idée de faire de l'individu une association, en quelque sorte, volontaire de cellules; nous ne voyons pas comment, de plusieurs consciences obscures, pourrait s'extraire une conscience nette. Puis, si l'on met ainsi l'association à la base de toute réalité sociale ou organique, il faudra dire aussi que la cellule est le produit d'une association et l'on se demande à quelle véritable poussière d'organismes on finira par arriver. Au reste, cette idée de la réalité organique des sociétés humaines est aujourd'hui abandonnée.

Et si nous rejetons le corps collectif, nous serons aussi amenés à rejeter l'âme unique, car elle ne correspondrait plus à rien de réel pouvant la produire. Nous estimons aussi que Gierke va trop loin en accordant les droits de famille à l'association, car alors on se demande pourquoi elle ne pourrait pas contracter un mariage, et si elle le faisait,

comme le dit spirituellement M. de Vareilles-Sommières (1), on ne pourrait, dans l'état actuel de notre droit, l'annuler que pour défaut de sexe suffisamment caractérisé. Nous devrons donc rejeter la théorie de Gierke comme reposant sur une base inexacte et conduisant à des conséquences manifestement exagérées.

Nous devons maintenant examiner brièvement une autre théorie allemande qui se rapproche de celle de Gierke, sans en avoir, au premier abord, l'aspect aussi choquant. C'est la Willenstheorie ou théorie de la volonté, présentée par Zitelmann (2). La personne morale est une réalité qui repose sur la volonté. C'est celle-ci seulement que le droit considère, c'est elle seule qui constitue la personne; ce n'est pas l'homme qui est le sujet du droit, c'est la volonté humaine. Les individus ne sont, d'après notre auteur, qu'un « superflu physique ». Or, si nous pouvons trouver une volonté collective réelle, nous aurons, du même coup prouvé l'origine spontanée de la personnalité. Zitelmann fait observer qu'un ensemble d'individus (et nous prenons ici ce mot dans son sens général, et non dans son sens restreint d'être humain), dès qu'il est uni organiquement, devient un être réel, nouveau, distinct des individus qui le composent, mais ayant en luimême la qualité commune de ces individus. Zitelmann emprunte alors des exemples aux diverses sciences: 7+5=12, mais 12 est autre chose que 5 +7; une maison est autre chose qu'un assemblage de pierres; un composé chimique, l'eau, par exemple, est autre chose que H'O. Il y a, dans tous ces composés, un principe d'unité. Ce principe, c'est le but en vue duquel le groupement est fait. Il en sera

(1) Vareilles-Sommières, Revue cath. des institutions et du droit, janv. 1901,

(2) Michoud, p. 199; Epinay, p. 223; Goudy, p. 36; Georg, p. 39.

de même en sociologie: l'association aura une personnalité réelle différente de celle des individus qui l'auront formée : mais ce qui est uni dans l'association, ce ne sont pas les hommes (car on retomberait dans la théorie de Gierke et on arriverait à un composé être humain), ce sont les volontés humaines groupées, fondues ensemble autour d'un principe d'unité commun, le but poursuivi. Et leur union conservera la qualité commune à chacune d'elles, elle sera une Volonté. Ce sera cette volonté commune qui sera le sujet du droit.

Au premier abord, cette théorie semble séduisante, mais elle appelle de nombreuses critiques. D'abord, elle est un peu nuageuse, et la démonstration de cette unité distincte issue de plusieurs composés est trop métaphysique. Les exemples choisis nous paraissent dangereux, car ce qui est vrai dans une science ne l'est pas forcément dans une autre. On ne voit pas très bien quel est le principe d'unité des deux chiffres 7+5, ni de la formule chimique H2O. Enfin, on peut faire une autre objection: le droit ne protège pas que la volonté, car autrement, tout accord de volontés devrait être protégé par lui et, comme le demande Ihering, il faudrait alors construire une action en justice pour une valse accordée, puis refusée. D'autre part si, en psychologie, on peut considérer séparément la faculté de vouloir, il faut reconnaitre qu'en pratique on ne peut la séparer d'une substance physique. Pour vouloir, il faut un voulant. Cependant, la théorie de Zitelmann, quoique devant être rejetée, a, sur celle de Gierke, l'avantage d'idéaliser la personnalité morale, au lieu de lui chercher, au moyen de comparaisons douteuses et de théories physiologiques contestables, une réalité organique absolument inadmissible.

M. Hauriou fait reposer sa théorie sur la réalité du phénomène de la représentation. Il distingue l'individualité et la

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