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SECTION PREMIÈRE

THÉORIE CLASSIQUE

C'est Savigny qui, se fondant sur le droit romain, a affirmé le plus nettement le pouvoir créateur de l'Etat, en matière de personnalité morale.

L'homme, être physique, a des droits; il les a en vertu même de son existence; mais, en dehors de cette personne physique, il n'y a que le néant. Lorsqu'on voudra attribuer à une association les mêmes droits qu'à l'homme, il faudra les rattacher à une cause analogue à celle qui est la source des droits individuels, c'est-à-dire à une personnalité. Mais, nous venons de le dire, en dehors des personnes physiques, il n'y a que le néant. Il faudra donc supposer, feindre l'existence de cette nouvelle personne qui incarnera l'association : ce sera une personne fictive ou morale, car on emploie ces deux termes comme synonymes. Tout le monde, dit Laurent, le grand propagateur de cette théorie, tout le monde est d'accord pour déclarer que les personnes civiles sont des êtres fictifs ('). Il a fallu, en effet, un violent effort de l'esprit pour personnifier une réunion d'individus et leur permettre de prendre rang à côté des êtres physiques. Rien n'est plus artificiel, disent MM. Baudry-Lacantinerie et Houques-Fourcade, que la personnalité de cette association, conçue comme un être distinct de ceux qui la constituent.

Cela étant, qui aura le droit de créer cette personne ? qui sera assez puissant pour opérer un acte aussi grave? Les auteurs s'écrient alors, avec une remarquable unanimité, qu'il ne saurait y avoir de doutes le législateur seul a ce droit et Laurent nous le révèle en termes solennels : « Qui a

(1) Laurent, I, p. 369; Baudry-Lacantinerie et Houques-Fourcade, I, p. 202 s. Desgrauges 3

» le droit de créer ces fictions? Poser la question, c'est la >> résoudre, aussi la réponse est-elle unanime. A la voix du

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législateur, un être sort du néant et figure, sur un certain pied d'égalité, à côté des êtres réels créés par Dieu (')..... » Ailleurs, il nous confirme que « le principe qui exige l'inter»vention du législateur pour la formation des personnes » civiles, résulte de l'essence des choses » et, dans la ferveur de sa conviction, un de ses partisans va jusqu'à dire : « Si un législateur fantaisiste s'avisait d'attribuer la personnalité >> civile à la statue d'Henri IV, la capacité de ce nouveau-né juridique assurément ne serait pas contestable >> (*). MM. Huc, Baudry-Lacantinerie et Houques-Fourcade, Aubry et Rau, Batbie, Ducrocq, Planiol ("), etc., ne mettent pas un seul instant en doute le dogme du pouvoir créateur de la loi.

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Et pourquoi cette puissance accordée au législateur? C'est que la personnalité morale diffère profondément de l'Association cette dernière est un droit naturel, l'autre n'est qu'une fiction. Or, un acte aussi important a besoin d'une sanction supérieure, celle de l'Etat. Il ne peut dépendre de la seule volonté des individus de créer une pareille fiction (*). L'Etat ne pouvait le permettre, il aurait manqué à tous ses devoirs M. Piébourg, dans la Revue de législation ancienne et moderne, déclare qu'il y aurait de terribles dangers à accorder la personnalité à toutes les associations licites ce serait un écueil incessant pour la sûreté de tous; l'Etat doit

(1) Laurent, I, p. 369.

(*) Delassus, p. 238.

(3) Baudry-Lacantinerie et Houques-Fourcade, I, 203; Planiol, I, 270; Aubry et Rau, Cours de droit civil, Paris, 1869, 4o éd., I, 190; Ducrocq, Droit administratif, Paris, 1881, II, 476; Vauthier, 287; Batbie, Droit public el administratif, 2e éd., Paris, 1885, V, p. 2; Heisser, Les personnes morales en droit romain et français ; Colmar, 1871, passim; Seligman, Thèse, Paris, 1877, passim.

() Baudry-Lacantinerie et Houques-Fourcade, loc. cit.; Huc, Commentaire du code civil, Paris, 1892, I, 192.

veiller sans cesse à ce que, à raison de la puissance des moyens d'action dont peut disposer la personne morale, aucun corps semblable ne puisse se former sans son consentement. Du reste comment l'homme, qui ne peut même pas, de sa volonté privée, augmenter la capacité d'un être déjà existant, pourrait-il créer de rien une personne? Seul le législateur, de qui tout découle, le pourra (1). La loi sera le signe, le fait visible qui sera, pour cet être conventionnel, ce qu'est l'acte de naissance pour l'être physique (*). Enfin pour achever de confondre les hérétiques, comme dit Laurent (3), les empêcher d'émettre même une timide protestation, on agite, menaçant, le spectre antique de la mainmorte. On montre l'Etat, les familles succombant sous la puissance des biens accumulés entre les mains des personnes morales, et la nouvelle reine des sciences, l'économie politique venant justifier la prétendue tradition, proclame ainsi la toute puissance du législateur.

De la théorie, on passe à l'application. Quelle sera, d'après ces principes, la capacité de nos associations? Voyons la loi : le contrat d'association n'y est traité nulle part : le code civil l'ignore. Seul, le code pénal nous parle de l'association et i en parle pour l'interdire, sauf l'agrément du pouvoir ('), il crée deux situations bien tranchées : la non-reconnaissance

(') Piébourg, Revue de législation ancienne et moderne, 1876, De quelques questions sur les personnes civiles, p. 82 et 96.

(2) Ollivier, L'Eglise et l'Etat.

(3) Laurent, I, 381.

(4) « Nulle association de plus de vingt personnes dont le but sera de réunir tous les jours ou à certains jours marqués pour s'occuper d'objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu'avec l'agrément du gouvernement et sous les conditions qu'il plaira à l'autorité publique d'imposer à la société. Dans le nombre des personnes indiqué par le présent article, ne sont pas comprises celles domiciliées dans la maison où l'association se réunit » (art. 291 du code pénal).

par le pouvoir; ce qui rend l'association illicite, par suite la prive de toute capacité; et l'habilitation. Sur cette dernière position, il garde le silence. Mais la loi permet de reconnaitre certaines associations comme d'utilité publique et leur attribue certains avantages. Ces avantages sont précisément ceux qui découlent de la personnalité morale: donc l'association reconnue d'utilité publique jouit de la personnalité morale. Il s'ensuit, par un argument a contrario, que les autres associations n'en jouissent pas. Alors s'applique la théorie, et l'application se formule ainsi : l'association non reconnue d'utilité publique ne possédant pas la personnalité morale, est inexistante, elle est le néant au point de vue juridique. Elle n'est pas seulement incapable, elle est dépourvue de toute existence juridique, car la personnalité est une fiction qui ne peut exister que par la volonté toute puissante du législateur. Tant que l'association n'est pas reconnue, son but a beau être légitime, sa constitution licite, elle ne sort pas du néant, et doit être assimilée à l'enfant qui n'est pas encore conçu (1).

Il s'ensuit que l'association ne peut avoir aucun patrimoine, elle ne peut ni contracter, ni administrer, ni ester en justice. Peut-il être, en effet, question de droits exercés par le néant? Tous les auteurs répondent par la négative. Si les associations possèdent en fait, c'est une possession plus que précaire, car, nous dit Laurent, elle n'existe qu'en fraude de la loi (*). Elle ne peut pas contracter à titre onéreux car, pour contracter, il faut vouloir. L'association n'existant pas, n'a pas de volonté. Elle ne le peut pas en nom personnel, elle ne le peut

(1) Baudry-Lacantinerie et Colin, Des donations entre vifs et testaments, Paris, 1895, I, 139; Aubry et Rau, loc. cit.; Baudry et Wahl, Contrat de Société, Paris, 1898, p. 312 s.; Laurent, XI, 215; Lacour, Revue critique, 1881, p. 30 s. (2) Laurent, XVI.

pas plus par mandataire, car le mandant n'existe pas. Elle ne peut recevoir à titre gratuit: on ne donne pas au néant, ce serait une donation sans donataire, ce qui ne se comprendrait pas. D'autre part, la donation doit être acceptée, et qui donc pourrait manifester cette volonté? La solution serait la même si l'on donnait à un tiers à charge de rendre à l'association, car la condition ne pourrait s'accomplir.

Si cependant ces conventions recevaient une exécution, deviendraient-elles valables? On ne peut pas l'admettre, car l'association ne peut posséder et par suite prescrire, il lui manque, en effet, l'animus domini.

Peut-elle ester en justice? Non certainement ('). Qu'y feraitelle? Elle n'a rien à demander puisqu'elle n'a rien pu acquérir. Le néant ne peut ni attaquer, ni se défendre. D'autre part, si un associé agissait pour elle, il y aurait là une contravention à la maxime « Nul, en France, ne plaide par procureur, hormis le roi ». Il en résulte que les assignations signifiées aux directeurs ou administrateurs en cette qualité, seront frappés de nullité; les condamnations prononcées contre eux ou à leur profit seront dépouillées de toute sanction et ne sauraient être exécutées.

La sanction des principes que nous venons d'exposer est la nullité des actes faits en fraude de ces règles. Quel est le caractère de cette nullité? Est-ce une nullité relative ou absolue? Ces actes sont-ils annulables ou inexistants? Le fondement que nous avons assigné à l'incapacité de l'association, la cause que nous lui avons donnée, ne nous permettent pas d'hésiter sur la solution: les actes seront inexistants et, en effet, il manque un élément essentiel à la formation du contrat; on ne peut contracter avec un non-être. Il en résulte

(1) Vavasseur, Traité des Sociétés, 4o éd., Paris, 1892, I, p. 22; Ducrocq, op. cit., p. 476; Dain, p. 133; Lyon-Caen et Renault, I, 431.

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