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Non, certainement, car c'est en cela que résiderait la déchéance infligée aux membres de l'association : elle sera juris tantum, admettant la preuve contraire, autrement dit: l'associé pourra toujours prouver que, comme tout citoyen en a le droit, il a contracté pour lui-même. Mais s'il contracte dans l'intérêt de personnes autres, réunies en association, et que l'acte, en fait, profite à ladite association, nous dirons que l'interposition est suffisamment prouvée et nous annulerons le contrat. Ce système est pour nous le seul logique il résulte de la combinaison de l'incapacité de l'association avec les principes réglant l'acquisition de la propriété. Les conséquences en seront que les biens acquis par personnes interposées ne sauraient leur appartenir à elles ou à leurs héritiers, car elles ne peuvent faire la preuve de leur propriété. C'est ce que décide la jurisprudence lorsqu'elle va jusqu'au bout des princiqes (Affaires Lacordaire, Parabère et de la loge maçonnique de Rodez. Voir aussi Coutances, 16 juin 1875). D'autre part, les biens, nous l'avons dit, ne pouvant appartenir à l'association, il se trouve, lorsque le vendeur ou le donateur a gardé le silence pendant trente ans, que les biens sont sans maîtres et appartiennent à l'Etat. Telle est, pour nous, la conséquence suprême, la conclusion logique des principes de la théorie classique.

Que doit-on penser de la théorie que nous venons d'exposer?

Examinons-la au point de vue théorique et au point de vue pratique.

Au point de vue théorique, cette opinion repose toute entière sur la nature fictive de la personnalité morale et elle en déduit qu'une pareille fiction ne peut être l'œuvre que de l'Etat. Nous pourrions commencer par faire observer que cette prétendue fiction n'est inscrite nulle part dans la loi, or

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c'est un principe qu'il n'y a pas de fiction sans un texte législatif formel.

Au point de vue philosophique, cette opinion fait passer l'effet avant la cause on a observé qu'il y avait des besoins réels, appartenant à l'association envisagée comme telle et distincts de ceux des associés; on comprend que, pour leur donner satisfaction, une action commune est nécessaire, que les droits de tous ne peuvent s'identifier avec les droits de chacun. D'autre part, on ne conçoit pas un droit sans titulaire, c'est alors que, pour servir de support à ces droits dont on a constaté l'existence, on imagine la personne fictive, car, par un reste d'anthropomorphisme, on se refuse à admettre un sujet de droit autre qu'une personne humaine. Ainși, les païens ne concevaient leurs dieux qu'avec nos apparences, nos passions et nos vices. Les associés seront alors les représentants de cette personne fictive, car elle ne peut évidemment agir par elle-même. Mais comme il n'y a point de représentant sans représenté, il faut encore feindre l'existence de cette représentation, supposer un mandat donné aux associés par cet être fictif. Nous échafaudons ainsi les hypothèses les unes sur les autres, sans le moindre fondement réel et notre monument, œuvre d'un législateur capricieux et bizarre, s'écroulera, ainsi qu'un château de cartes, à son moindre changement de volonté. A vrai dire, il s'écroulera même avant de même qu'on ne peut bâtir une maison en commençant par les toits, de même un système qui n'a qu'une base purement imaginaire et fictive, n'a aucune valeur scientifique et se trouvera le plus souvent en défaut devant la réalité des faits auxquels il devra servir de support et d'explication. Autant vaut, disait Brinz, feindre un clou au mur pour y suspendre son manteau (').

(') Georg., p. 13.

Desgranges

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De ce que la personnalité est une fiction, on en déduit que l'Etat seul peut la créer et on s'appuie sur ce raisonnement que la volonté privée, ne pouvant augmenter une capacité. déjà existante, ne peut, à plus forte raison, créer de rien un être capable. Nous répondrons que ce n'est pas exact. La volonté privée peut parfaitement augmenter une capacité : c'est ce qui se voit dans l'émancipation; quant à créer de rien un être capable, ce n'est pas non plus au-dessus de son pouvoir l'affranchissement de l'esclave qui, juridiquement, était une chose, est une preuve du contraire. Limiter ainsi les pouvoirs de l'individu pour les réserver à l'Etat seul, est une théorie jacobine, vestige des fausses conceptions philosophiques des révolutionnaires: elle ne peut que conduire à la tyrannie et à l'omnipotence de l'Etat s'ingérant de plus en plus dans les affaires privées.

On s'appuie sur les précédents historiques : nous avons vu ce qu'il fallait en penser; jamais les Romains n'ont séparé la capacité du jus coeundi, jamais non plus cette distinction n'a existé dans notre ancien droit. La conception de la personnalité fictive n'y a pénétré que tard à la suite d'interprétations erronées du droit romain et de fausses assimilations, mais elle est restée purement théorique, sans jamais se traduire. dans le domaine des faits. Enfin, on peut arriver à des conséquences absurdes : qui empêchera le législateur omnipotent de joindre la personnalité aux objets ou aux idées les plus inattendues? On nous a déjà parlé de la statue de Henri IV, Bekker nous parle aussi quelque part de droits accordés à la chienne Bellone ou au nombre 1891 on se récrie, on dit qu'il faudrait être fou pour agir ainsi. Nous le pensons également; mais nous le demandons, si la personnalité est une pure fiction, si elle n'a aucun support réel, si, comme le dit Laurent, c'est un être sorti du néant à la voix.

du législateur, qui donc empêchera ces résultats? Et il importe peu que la pratique ne voie pas de pareilles monstruosités juridiques, leur seule possibilité est suffisante pour faire rejeter la conception qui en est la base. Aussi bien, tel est le sort que cette théorie a eu dans son pays d'origine. Professée avec éclat par Savigny, elle n'a pas tardé à être attaquée et elle est depuis bien longtemps complètement abandonnée en Allemagne.

Examinons maintenant les conséquences pratiques de cette opinion avec ce système, l'association perd toute espèce de relations avec les biens: Elle ne peut acquérir, nous l'avons vu, ni par elle-même, ni par les associés. Elle ne peut donc avoir ni local pour se réunir, car il faudrait l'acheter ou le louer, ni les instruments nécessaires à son fonctionnement ni même recevoir des cotisations: la société pourra se réunir en plein air et, là, s'efforcer de remplir son but à l'aide des seuls moyens que lui a donnés Dieu, tout puissant dans l'ordre de la nature. Mais elle ne pourra jamais recourir aux moyens sociaux et juridiques : le législateur, également tout puissant dans l'ordre du droit, les lui refuse absolument. Impossible de donner une autre solution avec ce principe que l'association est inexistante, car il en découle forcément que les associés ne sont que personnes interposées (').

Il en résulte que, de quelque procédé que l'on use, on est enserré dans un réseau de nullités et M. Van den Heuvel, faisant allusion à l'un des protagonistes de la doctrine classique, a pu dire plaisamment que « cette théorie place les asso>> ciations sur un nouveau gril de saint Laurent : de quelque >> côté qu'elles se tournent, elles se sentent consumées par

(') Beurdelay, Personnalité juridique des associations sans but lucratif. Paris, 1900, p. 35 s.; Delassus, p. 296 s.; Epinay, p. 129 s.

» les flammes » (1). J'imagine que cette comparaison dut être trouvée bien dure par le farouche rédacteur de l'avant-projet du code civil belge. Au reste, lui-même en fit la douloureuse expérience et l'histoire des malheurs de son cercle libéral est bien connue. Laurent avait fondé le cercle « l'Avenir » pour défendre les idées libérales et, évidemment, prôner les théories de son fondateur sur l'incapacité des congrégations. Afin de joindre l'agréable à l'utile, le cercle était doublé d'une société philharmonique: en conséquence, il se procura les instruments nécessaires : c'était déjà une entorse aux fameux principes, mais nous savons que Laurent les mettait de côté en matière de sociétés laïques, sans prendre du reste la peine d'expliquer pourquoi aux profanes et aux jurisconsultes indiscrets. Mais on voulut faire mieux : le cercle s'avisa de devenir propriétaire d'un local afin d'y étudier son répertoire et de discourir en paix. Laurent trouva ce désir tout naturel et imagina de faire donner par l'association à la municipalité de Gand une somme moyennant laquelle celle-ci construirait un édifice, lequel serait à la disposition du cercle politico-musical. Le contrat fut soumis, comme la loi l'exigeait, à l'approbation des ministres de l'intérieur et de la justice. Mais, malheureusement, ceux-ci étaient de fervents adeptes des théories de Laurent, que, dans leur zèle, ils oubliaient de tempérer par l'exception relative aux sociétés d'agrément. Aussi refusèrent-ils de sanctionner le contrat, faisant observer que l'association, n'existant pas, ne pouvait faire de donations; que, le contrat projeté serait donc lui aussi inexistant et que, de son côté, la ville ne pouvait s'engager envers le néant.

Laurent accepta cette décision: Patere legem quam ipse

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