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Dans le principe, lorsque l'empereur Alexandre demandait la plus grande partie du duché de Varvovie, c'était, disait-il, pour en former un royaume afin de consoler les Polonais par cette image de leur ancienne existence politique, et pour réparer, autant qu'il était possible, l'outrage fait à la morale par le partage. Ensuite, il abandonna cette idée, et annonça1 qu'il donnerait à la partie du duché de Varsovie qu'il obtiendrait, une constitution particulière, et maintenant il balance même à cet égard. Le prince Adam Czartoryski, dont la pénétration n'égale pas à beaucoup près la loyauté, commence à s'apercevoir qu'il s'était bercé d'une espérance chimérique; il se plaint. Il est probable que l'empereur Alexandre se tirera d'affaire avec les Polonais, en ne restant qu'un moment à Varsovie; et avec le prince Czartoryski, en se séparant froidement et évitant les explications.

Votre Majesté pourra juger des regrets que l'empereur laissera ici, par ce qui lui est arrivé ces jours derniers. Dans l'embarras de savoir comment passer le temps, depuis que l'on ne danse plus et pour tromper l'ennui dont chacun se sent consumé, on a recours à toutes sortes de divertissements et de jeux. Un de ceux qu'on a mis à la mode est de faire dans les différentes réunions des loteries. Chaque personne de la société y porte un lot; ainsi, tout le monde contribue et tout le monde gagne. On faisait avant hier chez la princesse Marie Esterhazy une loterie de ce genre. Par

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1. Variante mais il annonça.

2. Marie-Joséphine de Liechtenstein, née en 1768, mariée en 1783 à Nicolas, prince Esterhazy de Galantha, feldzeugmeister autrichien.

trop d'attention, et cela a été jugé sévèrement, elle avait voulu arranger les choses, de manière que les quatre principaux lots tombassent aux femmes particulièrement distinguées par l'empereur de Russie et par le roi de Prusse, qui s'y trouvaient l'un et l'autre. Mais cette combinaison a été dérangée par la jeune Metternich, fille du ministre, qui s'est approchée de la corbeille où étaient les billets et qui en a tiré un hors de son tour. Son billet s'est trouvé lui donner droit au lot le plus magnifique que l'empereur de Russie avait apporté. L'empereur n'a pas pu cacher son mécontentement, et tout ce qui était présent s'en est fort amusé (Votre Majesté se rappellera que l'empereur n'allait plus dans ces derniers temps aux bals de M. de Metternich et ne lui parlait plus quand il le rencontrait ailleurs). Tout a été malheureux pour l'empereur dans cette soirée. Un lot qui avait été apporté par la jeune princesse d'Auersperg, que l'empereur a l'air de préférer, a été gagné par un aide de camp du roi de Prusse. L'empereur lui a fait proposer de le changer; l'aide de camp a refusé. L'empereur a insisté; il a même voulu indiquer que ce lot lui était destiné ; l'aide de camp a répondu qu'il lui était trop précieux pour que jamais il le donnât. Cela a fait plaisir à tout le monde et assez pour que l'empereur commence à trouver que les soirées de Vienne ne sont plus d'aussi bon goût qu'au moment de son arrivée.

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Je viens d'avoir l'état des troupes qui marchent vers l'Italie.

y a cent vingt bataillons et quatre-vingt-quatre escadrons, le tout au complet et formant cent vingt-neuf mille hommes d'infanterie et quinze mille hommes de cavalerie. Les généraux

1. Variante pas.

qui commandent ces forces sont: Bianchi, Radetzky 2, Frimont et Jérôme Colloredo. Il y a de plus une réserve de cinquante mille hommes en Carinthie, Styrie...

Le général Pozzo attend un dernier paquet de l'empereur pour partir.

Je suis...

No 32.- LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII. Vienne, le 7 mars 1815.

SIRE,

Je dois croire que Votre Majesté sait déjà, ou qu'elle aura appris, avant de recevoir cette lettre, que Bonaparte2 a quitté

1. Bianchi (1768-1855) était en 1815 feld-maréchal lieutenant. En 1813 il avait commandé un corps autrichien à Leipzig, et en 1814, il fut mis à la tête des troupes chargées d'agir contre Lyon. En 1815, il dirigea la campagne contre Murat, et s'empara de Naples. En 1815, il devint gouverneur de la Galicie.

2. Le général Radetzky, né en 1766, entré à l'armée en 1788, était en 1814 chef d'état-major du prince de Schwarzenberg. En 1831, il fut mis à la tête des forces autrichiennes en Lombardie, demeura longtemps dans ce pays, et eut à réprimer les insurrections de 1848-1849. Il prit sa retraite en 1857 et mourut l'année suivante. Il était feld-maréchal depuis 1836.

3. Jean-Philippe, comte de Frimont, prince d'Antrodocco, né en 1756 en Belgique, appartenait à une famille française. Il servit d'abord en France, émigra en 1791, et rejoignit l'armée de Condé. Il passa ensuite au service autrichien et devint feld-maréchal lieutenant. En 1812, il commanda un corps autrichien auxiliaire de la grande armée. Il fit ensuite les campagnes de 1813 et 1814, et commanda l'armée d'occupation en France jusqu'en 1818. En 1821, il fut chargé de réprimer l'insurrection dans le royaume de Naples. Il mourut en 1831.

4. Jérôme, comte de Colloredo, deuxième fils du ministre de l'empereur Léopold II, né en 1775, se distingua particulièrement en 1813. II commanda un corps autrichien à Dresde, et remporta la victoire de Kulm. Après la guerre, il devint feld-zeugmeister et commandant général de la Bohême.

5. Variante Buonaparte.

l'ile d'Elbe. Mais, à tout événement, je m'empresse de lui en transmettre la nouvelle1. Je l'ai eue d'abord par un billet de M. de Metternich auquel j'ai répondu que je voyais par les dates que cette évasion de Bonaparte se trouvait liée à la demande que Murat avait faite à l'Autriche de lui accorder pour ses troupes un passage par ses provinces. Le duc de Wellington m'a ensuite communiqué une dépêche de lord Burghersh, ministre d'Angleterre à Florence3, dont j'ai l'honneur de joindre ici la traduction ainsi que l'extrait d'une lettre du vice-consul à Ancône, extrait que le duc de Wellington m'a aussi communiqué.

C'est le 26 février, à neuf heures du soir, que Bonaparte s'est embarqué à Porto-Ferrajo. Il a emmené avec lui environ douze cents hommes, dix pièces de canon, dont six de campagne, quelques chevaux, et des provisions pour cinq ou six jours. Les Anglais qui s'étaient chargés de surveiller ses mouvements l'ont fait avec une négligence qu'ils auront peine à excuser.

La direction qu'il a prise, celle du nord, semble indiquer qu'il se porte ou du côté de Gênes ou vers le midi de la France.

Je ne puis pas croire qu'il ose rien tenter sur nos provinces méridionales. Il ne s'y hasarderait qu'à la faveur d'intelli

1. La nouvelle était parvenue à Vienne le 6 mars. Elle ne fut rendue publique que le 11 mars.

2. John Fane, comte de Westmoreland (1784-1859), connu jusqu'à la mort de son père (1841) sous le nom de lord Burghersh, entra d'abord dans l'armée et servit en Sicile et en Portugal. En 1813, il fut attaché à l'état-major de Schwarzenberg. En 1814, il fut nommé ministre à Florence. En 1822, il devint conseiller privé et fut ensuite envoyé comme ambassadeur à Naples (1825) puis à Berlin (1841), où il demeura jusqu'en 1851, et enfin à Vienne. Il prit sa retraite en 1855.

3. Supprimé dans le texte des archives.

gences qu'il n'est pas à supposer qu'il ait. Il n'en est pas moins nécessaire de prendre des précautions de ce côté, et d'y mettre des hommes de choix et parfaitement sûrs. Du reste, toute entreprise de sa part sur la France serait celle d'un bandit. C'est ainsi qu'il devrait être traité; et toute mesure permise contre les brigands devrait être employée contre lui.

Il me paraît nfiniment plus probable qu'il veut agir dans le nord de l'Italie. Le duc de Wellington me dit qu'il y a à Gênes deux mille Anglais et trois mille Italiens qui ont fait la guerre d'Espagne, et qui sont entrés au service du roi de Sardaigne. Il ne doute pas que ces troupes, qui ont fait la guerre d'Espagne et qu'il dit excellentes, ne fassent leur devoir. Le roi de Sardaigne est à Gênes en ce moment, et doit y avoir sa garde. Il y a aussi dans le port trois frégates anglaises. Si donc Bonaparte faisait une tentative sur Gênes avec ses douze cents hommes, il échouerait. Mais il est à craindre qu'il ne se porte par les montagnes vers l'État de Parme et la Lombardie, et que sa présence ne soit le signal d'une insurrection préparée de longue main, que la mauvaise conduite des Autrichiens et la fausse politique de leur cabinet n'ont que trop favorisée, et qui, étant soutenue par les troupes de Murat, avec lequel il est probable que Bonaparte est d'accord, mettrait l'Italie tout entière en combustion. Le prince de Schwarzenberg et M. de Metternich m'ont dit l'un et l'autre que, si Bonaparte arrivait dans le nord de l'Italie, cela les mettrait dans le plus grand embarras, parce qu'ils ne se sentent point encore en mesure. La nuit dernière des estafettes ont été expé

1. Variante: vraisemblable.

2. Supprimé dans le texte des archives.

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