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COUR DES PAIRS.

La cour s'assemble le 15 septembre en chambre de conseil pour entendre le rapport de M. Persil, au nom de la commission d'instruction nommée par l'arrêt du 18 août. Voici le texte de ce rapport:

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Rapport de M. Persil.

Messieurs, l'attentat de Strasbourg, qui annonçait dans ses auteurs, avec l'appréciation la plus étrange des sentiments nationaux, autant de présomption que d'imprévoyance, ne semblait pas devoir se renouveler. L'opinion publique en avait fait justice, et l'indignation générale avait remplacé, jusqu'à un certain point, la répression légale qui avait manqué à ce grand crime. L'impunité qui lui fut alors acquise, et qui fit sur le pays une sensation si pénible, tenait à des circonstances assez extraordinaires pour qu'on dût croire que ceux qui en avaient profité, avertis par le danger qui avait plané sur leur tête, sauraient y puiser une salutaire leçon. Cet espoir si naturel ne s'est point réalisé. L'acquittement de Strasbourg est devenu, à leurs yeux, une preuve « de la sympathie de toute la population pour la cause napoléonienne (brochure de Laity, p. 75, proclamation au peuple français distribuée à Boulogne), et lorsque, plus tard, le roi eut la noble pensée de restituer à la terre de France les cendres glorieuses de l'Empereur, ils n'ont vu, dans la manifestation de l'enthousiasme excité par les souvenirs d'une époque où se sont opérées de si grandes choses, qu'une occasion de satisfaire, par de coupables moyens, des ambitions insensées, et de renverser nos institutions au nom de celui dont le premier titre à la reconnaissance de ses concitoyens fut d'avoir détrôné l'anarchie. Rien ne les a arrêtés: ni les leçons de l'expérience, qui auraient dû les éclairer sur l'impopularité, sur l'isolement ou l'abandon universel de leur cause; ni l'état prospère de la France, attachée chaque jour davantage à sa

dynastie et au gouvernement qu'elle s'est donné; ni ce refroidissement des passions, que le temps et la puissance irrésistible de l'opinion publique ont amené au sein même des partis les plus exaltés. Ils ont tout méconnu, tout attaqué avec la même présomption et une confiance plus folle, s'il est possible, que celle qui les avait conduits jusque dans les murs de Strasbourg.

Nous serions heureux de penser que les difficultés internationales qui préoccupent et inquiètent tout le monde n'ont pas encouragé et précipité leurs coupables projets. Mais que ne peut-on pas croire de ceux qui, par une surprise sur Boulogne, avec quelques officiers en retraite pour la plupart, avec quelques hommes sans nom, inconnus à la France, et une trentaine de soldats déguisés en domestiques ou de domestiques déguisés en soldats, ont conçu la pensée de s'emparer de la France, et d'y établir, au nom du peuple et de la liberté, sous l'égide d'une renommée trop haut placée pour qu'il soit donné à personne de lui succéder, un système de gouvernement qui nous a fait, il est vrai, recueillir d'amples moissons de gloire, mais que ne signalaient à notre reconnaissance, ni un ardent amour de la liberté et de l'égalité, ni un profond respect pour les droits des citoyens! D'autres temps, d'autres besoins : ce qui pouvait être un bien, ce qui a pu être demandé par une inexorable nécessité dans les premières années du dix-neuvième siècle, alors que les dissensions intérieures et le fardeau de la plus vaste guerre qui se soit jamais soutenue accablaient le pays, serait aujourd'hui un insoutenable anachronisme. La civilisation est en progrès, et sa marche veut être éclairée par la liberté, par le respect des droits de tous et par des institutions qui rendent impossibles l'arbitraire et l'absolutisme. Aussi, voyez comme a été reçue cette criminelle attaque sur Boulogne. Les conjurés ont été arrêtés par ceux qu'ils allaient séduire : dans ces militaires, dans ces gardes nationaux que leur présomptueuse confiance croyait d'avance gagnés à leur cause, ils n'ont trouvé que des défenseurs de l'ordre établi. La leçon puisse-t-elle enfin être comprise! Elle le sera, car l'heure de la justice est arrivée. Vous devez, messieurs, en être les organes, et c'est pour préparer vos décisions que nous venons vous rendre compte des résultats de l'instruction dont M. le chancelier nous a appelé à partager avec lui la tâche laborieuse.

Une des premières réponses du principal inculpé, Louis Bonaparte, à l'interrogatoire que lui a fait subir M. le chan

celier, assisté de la commission d'intruction, nous a tout d'abord reporté à l'origine, à la première pensée, aux premiers préparatifs de l'attentat.

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que

Il n'y a guère, a-t-il dit, qu'un an ou dix-huit mois « j'ai recommencé à entretenir en France des intelligences. Tant que j'ai cru que l'honneur me défendait de rien entreprendre contre le gouvernement, je suis resté tranquille. Mais lorsqu'on m'a persécuté en Suisse, sous prétexte que je conspirais, ce qui était faux alors, j'ai re« commencé à m'occuper de mes anciens projets. » (Interrogatoire du prince Louis, du 19 août.)

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Vous allez juger si cette réponse est complétement exacte. A peine Louis Bonaparte, de retour des Etats-Unis, où la clémence la plus généreuse l'avait fait transporter, débarquait à Londres, il faisait imprimer et distribuer avec le concours de Persigny, toujours son compagnon, une brochure destinée à l'apologie de l'attentat de Strasbourg, en montrant la possibilité de sa réussite et les chances de ses succès ultérieurs. C'était la première édition de l'écrit Laity, que vous avez condamné au mois de juin 1838.

Dès le mois de février précédent, Louis Bonaparte s'adressait au commandant Mésonan, que le ministre venait de faire passer à la retraite; il voulait mettre à profit le mécontentement de cet officier, publiquement exhalé jusque dans les journaux. A cette époque, il n'était pas encore rentré en Suisse, et le gouvernement n'avait pas pu demander son expulsion: il ne s'y décida que longtemps après la révélation des menées auxquelles Louis Bonaparte continuait à se livrer dans cet État voisin de la France. L'échec de Strasbourg ne l'avait pas déconcerté. Aussitôt après son retour en Europe, il ne négligea rien pour renouer les fils de ses criminelles trames, et il recommença à s'occuper de ses anciens projets dans un temps où l'honneur, pour nous servir de ses propres expressions, lui aurait défendu de rien entreprendre. Ce n'est pas ainsi que s'était conduit celui dont les conjurés essayaient de faire revivre l'autorité du nom. Deux fois, en 1814 et 1815, se retirant derrière la Loire, il aurait peut-être pu défendre sa couronne impériale; deux fois il recula devant la guerre civile, et aima mieux, après une abdication volontaire, livrer sa personne aux ennemis qu'il avait combattus si longtemps.

Les préparatifs de ce nouvel attentat sont les mêmes que ceux employés pour celui de Strasbourg; cela ne surprendra

personne, car ce n'est qu'un autre essai, une seconde épreuve d'un seul et même projet repris et continué en dépit des mauvais succès de la première tentative. La presse quotidienne est le moyen le plus efficace de disposer les esprits; dans nos temps modernes, c'est le commencement oblig de toute entreprise pour les remuer puissamment. On lui demandera donc d'attaquer, d'abaisser tout ce qui est, pour élever ce qu'on veut mettre à la place; on lui demandera de servir d'intermédiaire aux partis dont on veut amener la coalition contre le pouvoir. Tous les autres genres de publication seront aussi appelés ou admis; on en attendra d'autant plus d'appui que les idées pourront y être plus développées, et on recourra aux plus petits formats, parce qu'ils se transportent commodément et passent avec plus de rapidité d'une main à une autre. Toutes les précautions seront d'ailleurs prises pour faire arriver les journaux et les pamphlets partout où l'on espère trouver des adeptes. Viendront ensuite les émissaires chargés de parcourir les départements et s'arrêter dans les villes de garnison; car c'est surtout par l'armée que Louis Bonaparte veut arriver. Les instructions des messagers de désordre, les entrepreneurs de guerre civile et de révolutions, sont toujours et partout les mêmes. Ceux auxquels on aura recours devront profiter des mécontentements qu'il leur sera loisible d'exciter ou de faire naître ; ils iront au-devant des hommes que les factieux de tous les temps appellent les victimes de l'arbitraire et de la tyrannie; aux soldats, ils offriront des hautes paies et des décorations; aux sous-officiers de l'avancement; à l'officier supérieur, que l'inflexibilité de la règle a placé dans la retraite avant qu'il ait perdu toute sa vigueur, on promettra de rendre cette activité dont il déplore la perte; on ira enfin, en attendant le moment décisif, jusqu'à recueillir, en les gardant dans une espèce de dépôt, ou même en les plaçant dans la domesticité, les anciens militaires que le désordre ou le malheur aurait réduits à accepter cette pénible dépendance.

Tel est, messieurs, le résumé des points généraux recueillis par l'instruction en ce qui touche les préparatifs de l'attentat. Permettez-nous de faire passer sous vos yeux les détails et les preuves.

Dans l'interrogatoire dont nous avons déjà parlé, et que Louis Bonaparte a subi devant M. le chancelier, assisté de la commission d'instruction, il n'a pas hésité à reconnaître qu'il avait dépensé beaucoup d'argent pour fonder et sou

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<< tenir en France quelques journaux; il a refusé de faire connaître ces journaux, le chiffre de ces dépenses, les personnes avec lesquelles il correspondait; mais sa discrétion n'excitera que de faibles regrets en présence de l'importante révélation que l'instruction a amenée.

Quelques imputations adressées dans un journal du département du Nord au sieur Crouy-Chanel, avaient provoqué de sa part une réclamation que vous avez pu lire dans le Courrier français du 22 août dernier. Crouy-Chanel était accusé d'avoir reçu du prince Louis une somme de 250 000 fr. pour un usage criminel. Après avoir repoussé cette assertion comme une outrageante calomnie, Crouy-Chanel ajoutait : « Jamais le prince ne m'a compté une somme égale à celle dont il s'agit. D'où le Courrier tirait cette conséquence que Crouy-Chanel convenait d'une manière implicite qu'il n'avait pas les mains entièrement nettes.

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La publicité de cette polémique traçait à l'instruction la marche qu'elle avait à suivre. Un mandat de comparution délivré contre Crouy-Chanel l'amena devant M. le chancelier. Il déclara qu'en 1839, époque de la formation du journal le Capitole, il avait reçu de Louis Bonaparte une somme de cent quarante mille francs, qu'il avait employée à ce journal ou pour différentes commissions très-avouables; que leurs relations avaient duré trois mois, depuis le mois de juin 1839 jusqu'au mois d'octobre ou de novembre suivant; que depuis, leurs rapports avaient entièrement cessé; que, s'il avait fait un voyage à Londres dans ces derniers temps, il n'y avait pas vu Louis Bonaparte.

Celui-ci, interrogé à son tour sur cet incident, le 26 août dernier, a confirmé les déclarations de Crouy-Chanel, d'une part, en ce qui concerne l'envoi de sommes d'argent destinées et employées par ce dernier à la publication du Capitole; d'autre part, en ce qui touche la cessation de leurs rapports vers la fin de 1839; mais à la différence de CrouyChanel, il les a fait remonter aux mois de juin et d'août 1838, peu après la publication de la brochure de Laity. CrouyChanel, qui vint le voir en Suisse, lui avait, dès cette époque, proposé de contribuer à la fondation d'un journal. Cette proposition, qu'il n'accepta pas alors, fut reprise plus tard, et elle eut pour résultat la création du Capitole. Rien, dans le cours de l'instruction, n'est venu démentir, en ce qui concerne l'épisode de ses relations avec Crouy-Chanel, les assertions de Louis Bonaparte, et elles sont, ainsi qu'on doit le

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