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DÉBATS.

Première audience. 28 septembre.

Les curieux sont en très-petit nombre aux abords du Luxembourg. A l'intérieur on ne distingue aucun déploiement apparent de forces militaires, et cependant, toutes les salles qui ne sont pas destinées au service de la cour sont encombrées de soldats.

Derrière le bureau du président sont disposés les fauteuils des membres de la commission d'instruction.

Des places sont réservées, dans le couloir de gauche, pour les témoins qui sont, dit-on, au nombre de vingt-cinq ou

trente.

Le couloir qui règne autour de la salle est occupé longtemps avant l'audience, par un assez grand nombre de députés et par des membres du conseil d'Etat.

Dans le couloir de droite, des garçons de salle déposent les pièces de conviction, parmi lesquelles un drapeau tricolore surmonté d'un aigle, un grand nombre d'épées, de sabres et enfin des équipements militaires.

Louis-Napoléon Bonaparte est introduit le premier; il est suivi de Me Berryer, son avocat. Le neveu de Napoléon paraît avoir 25 à 26 ans, bien qu'il en ait 32; rien en lui ne dénote cette ressemblance avec l'Empereur, que ses partisans s'obstinent à trouver, malgré les contrastes frappants, et sauf l'énorme moustache châtain foncé qui ombrage sa lèvre, la physionomie de Louis Bonaparte n'a rien, quoi qu'on en dise, du type militaire. Il est vêtu avec une élégante simplicité. Il porte un col noir militaire, un gilet blanc croisé, et un habit noir sur le côté gauche duquel brille le large crachat de grand-aigle de la Légion d'honneur.

Le général comte de Montholon est placé auprès de Louis Bonaparte le colonel Voisin porte le bras en écharpe et est séparé par un gendarme de M. de Montholon. Les autres

accusés, dont la mise est également recherchée, et qui portent tous des gants blancs, se placent à côté les uns des autres; les gendarmes occupent seulement l'extrémité des banquettes.

Les avocats prennent place au banc de la défense; ce sont : MM. Berryeret Marie, pour Louis Bonaparte et M. de Montholon; Ferdinand Barrot, pour Voisin, Parquin, Bataille et Desjardins;-Delacour, pour Le Duff de Mésonan; -Barillon, pour Montauban, Lombard, Persigny et Conneau ;Ducluzeaux, pour Forestier; Favre, pour Aladenize; - Nogent Saint-Laurent pour Laborde, -et Lignier pour Ornano, Galvani, d'Almbert, Orsi et Bure.

MM. Pinède, Forestier, d'Almbert et Piot assistent leurs confrères comme conseils des accusés.

Quelques instants après l'introduction des accusés un huissier fait entendre ces mots prononcés d'une voix formidable:

La Cour.

M. Pasquier, revêtu de son costume de chancelier, paraît par la porte du couloir de droite, suivi de MM. les pairs, qui prennent place sur leurs siéges

Le parquet est occupé par M. Franck-Carré, procureurgénéral, et par MM. Boucly, Nouguier et Glandaz, ses asses

seurs.

M. LE PRÉSIDENT. Premier accusé, levez-vous. Quels sont vos nom et prénoms?

LOUIS BONAPARTE, se levant. Charles-Louis-Napoléon Bonaparte.

D. Votre âge? - R. Trente-deux ans.

D. Le lieu de votre naissance et celui de votre résidence? -R. Né à Paris, demeurant à Londres.

D. Votre profession? R. Prince français en exil.

M. le président adresse ensuite à chacun des accusés les mêmes questions; ils répondent dans l'ordre suivant :

Charles Tristan, comte de Montholon, âgé de 58 ans, maréchal-de-camp en disponibilité, né à Paris, demeurant à Londres.

Jean-Baptiste-Voisin, âgé de 60 ans, colonel de cavalerie en retraite, né à Dieppe, domicilié à Paris.

Séverin-Louis Le Duff de Mésonan, âgé de 57 ans, chef d'escadron d'état-major en retraite, né à Quimper, demeurant à Paris.

Denis-Charles Parquin, âgé de 53 ans, né à Paris, officier

supérieur de cavalerie, démissionnaire de sa propre volonté, demeurant à Londres, chez le prince Napoléon.

Hippolyte-François-Athale-Sébastien Bouffet-Montauban, âgé de 46 ans, ancien colonel au service de Colombie, né à Verneuil, domicilié à Richmond-Green, près Londres. Jules-Barthélemy-Lombard, âgé de 31 ans, né à Reuilhac (Gironde), officier d'ordonnance de S. A. I. le prince Napoléon, demeurant à Paris.

Jean-Gilbert-Victor Fialin de Persigny, âgé de 30 ans, attaché au prince Napoléon, demeurant à Londres, auprès de sa personne.

Jean-Baptiste-Théodore Forestier, âgé de 25 ans, négociant, demeurant à Paris.

Martial-Eugène Bataille, âgé de 25 ans, ingénieur civil, né à Kingston (Jamaïque), de parents français, demeurant à Paris.

Jean-Baptiste-Charles Aladenize, âgé de 27 ans, lieutenant de voltigeurs au 42e de ligne, né à Issoudun.

Etienne Laborde, âgé de 58 ans, lieutenant-colonel en retraite, né à Carcassonne, demeurant à Paris.

Prospert-Alexandre Desjardins, âgé de 51 ans, capitaine en retraite, né à Paris, y demeurant, rue Saint-Honoré. Henri Conneau, âgé de 33 ans, né à Milan, de parents français, médecin, demeurant à Londres.

Napoléon Ornano, âgé de 34 ans, né à Ajaccio, ancien officier de cavalerie, demeurant à Londres.

Mathieu Galvani, âgé de 54 ans, sous-intendant militaire en réforme, né à Sainte-Lucie en Corse.

Alfred d'Almbert, âgé de 27 ans, secrétaire du prince Napoléon, né à Nancy.

Joseph Orsi, âgé de 32 ans, né à Florence, demeurant à Londres.

Pierre-Jean-François Bure, âgé de 33 ans, commis de commerce, demeurant à Paris.

M. le président recommande ensuite aux défenseurs de se conformer aux prescriptions du Code pénal, qui leur défend de rien dire contre leur conscience et contre les lois.

M. le greffier en chef donne ensuite lecture de l'arrêt de renvoi et de l'acte d'accusation, qui n'est que la reproduction des faits contenus dans le rapport.

Pendant la lecture de ces pièces, le colonel Voisin, affaibli par ses blessures, obtient la permission de se retirer mo. mentanément.

On fait retirer les témoins dans la salle qui leur est destinée. Ils sont au nombre de 28.

La séance est suspendue et reprise après vingt minutes.

Interrogatoire de Napoléon-Louis Bonaparte.

M. LE PRÉSIDENT. Prince Louis Bonaparte, n'êtes-vous pas débarqué sur la côte de Boulogne, dans la nuit du 5 ́au 6 août, avec un nombre assez considérable de personnes?

LE PRINCE LOUIS. Avant de répondre aux questions de M. le président, je désirerais présenter quelques observations.

M. LE PRÉSIDENT. Vous avez la parole.

Louis Bonaparte développe un papier et lit ce qui suit : Pour la première fois de ma vie, il m'est enfin permis d'élever la voix en France, et de parler librement à des Français.

Malgré les gardes qui m'entourent, malgré les accusations que je viens d'entendre, plein des souvenirs de ma première enfance, en me trouvant dans ces murs du Sénat, au milieu de vous que je connais, messieurs, je ne peux croire que j'aie ici besoin de me justifier, ni que vous puissiez être mes juges. Une occasion solennelle m'est offerte d'expliquer à mes concitoyens ma conduite, mes intentions, mes projets, ce que je pense, ce que je veux. (Attention.)

Sans orgueil comme sans faiblesse, si je rappelle les droits déposés par la nation dans les mains de ma famille, c'est uniquement pour expliquer les devoirs que ces droits nous ont imposés à tous.

Depuis cinquante ans que le principe de la souveraineté du peuple a été consacré en France, par la plus puissante révolution qui se soit faite dans le monde, jamais la volonté nationale n'a été proclamée aussi solennellement, n'a été constatée par des suffrages aussi nombreux et aussi libres que pour l'adoption des constitutions de l'Empire.

La nation n'a jamais révoqué ce grand acte de sa souveraineté, et l'Empereur l'a dit : « Tout ce qui a été fait sans elle est illégitime. »

Aussi gardez-vous de croire que, me laissant aller aux mouvements d'une ambition personnelle, j'aie voulu tenter en

BOULOGNE.

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France, malgré le pays, une restauration impériale. J'ai été formé par de plus hautes leçons, et j'ai vécu sous de plus nobles exemples.

Je suis né d'un père qui descendit du trône, sans regret, le jour où il ne jugea plus possible de concilier, avec les intérêts de la France, les intérêts du peuple qu'il avait été appelé à gouverner.

L'Empereur, mon oncle, aima mieux abdiquer l'Empire que d'accepter par des traités les frontières restreintes qui devaient exposer la France à subir les dédains et les menaces que l'étranger se permet aujourd'hui. Je n'ai pas respiré un jour dans l'oubli de tels enseignements. La proscription imméritée et cruelle qui pendant vingt-cinq ans a traîné ma vie des marches du trône sur lequel je suis né jusqu'à la prison d'où je sors en ce moment, a été impuissante à irriter comme à fatiguer mon cœur; elle n'a pu me rendre étranger un seul jour à la dignité, à la gloire, aux droits, aux intérêts de la France. Ma conduite, mes convictions s'expliquent.

Lorsqu'en 1830 le peuple a reconquis sa souveraineté, j'avais cru que le lendemain de la conquête serait loyal, comme la conquête elle-inême, et que les destinées de la France étaient à jamais fixées; mais le pays a fait la triste expérience des dix dernières années. J'ai pensé que le vote de 4 millions de citoyens qui avaient élevé ma famille, nous imposait au moins le devoir de faire appel à la nation, et d'interroger sa volonté ; j'ai cru même que si au sein du congrès national que je voulais convoquer, quelques prétentions pouvaient se faire, j'aurais le droit d'y réveiller les souvenirs éclatants de l'Empire, d'y parler du frère aîné de l'Empereur, de cet homme vertueux qui, avant moi, en est le digne héritier, et de placer en face de la France aujourd'hui affaiblie, passée sous silence dans le congrès des rois, la France d'alors si forte au dedans, au dehors si puissante et si respectée. La nation eût répondu : « République ou monarchie, empire ou royauté. De sa libre décision dépend la fin de nos maux, le terme de nos discussions.

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Quant à mon entreprise, je le répète, je n'ai point eu de complices. Seul j'ai tout résolu; personne n'a connu à l'avance ni mes projets, ni mes ressources, ni mes espérances. Si je suis coupable envers quelqu'un, c'est envers mes amis seuls. Toutefois, qu'ils ne m'accusent pas d'avoir abusé légèrement de courages et de dévouements comme les leurs. Ils comprendront les motifs d'honneur et de prudence qui

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