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tions métaphysiques dont la science moderne devra débarrasser l'humanité? La notion de la liberté morale est-elle destinée à périr comme étouffée dans le réseau de plus en plus serré du déterminisme universel, naturel et humain? Ce n'est pas ici le lieu de discuter cette grave question. Je dirai seulement que la négation de la liberté morale me paraît aussi exagérée que la négation des influences qui sollicitent, sans les déterminer fatalement, les actes volontaires de l'homme. La conception d'un libre arbitre absolu est en dehors de la vérité des faits, comme la conception d'un déterminisme fatal. L'homme, sans doute, paraît soumis à des lois générales; il évolue dans un milieu, dont il n'est pas le maître; mais, dans les limites de ces lois, dans les conditions qui lui sont faites par ce milieu, il conserve une liberté relative qui suffit à engager sa responsabilité personnelle. Les lois qui régissent les masses, a fait remarquer Quetelet, n'anéantissent pas la liberté des individus'. De ce que le motif est la condition nécessaire de la détermination, il ne s'ensuit pas, non plus, qu'il en soit la cause décisive et suffisante. Il est certain que lorsque nous nous déterminons à agir, il y a toujours un motif qui l'emporte, et qui, par conséquent, peut être dit le plus fort mais est-il le plus fort par lui-même ou parce que nous nous déterminons d'après lui? c'est ce qu'il faudrait démontrer. Je sais bien que le motif le plus fort est celui qui s'adapte et s'accorde le mieux avec notre caractère, et que notre caractère c'est nous-même. Mais, d'une part, on peut, par sa volonté persévérante, modifier son caractère; d'autre part, on peut, par sa volonté, agir contrairement à son caractère;

Cfr. sur ce point: QUETELET, Sur l'homme et le développement de ses facultés; Essai de physique sociale (Paris, 1835, 2 vol. in-8°); id., Du système social et des lois qui le régissent (1848); WAGNER, Die Gesetzmassigkeit in den scheinbarwilkurl... (La loi des actions humaines, en apparence arbitraires, au point de vue de la statistique, Hambourg, 1864); GUERRY, Statistique morale de l'Angleterre comparée avec la statistique morale de la France (Paris, 1864); id., Essai sur la statistique morale de la France (Paris, 1833). Sur l'influence des lois de moyenne, attestée par la statistique, et sur leur conciliation avec la liberté humaine: FONSEGRIVE, Essai sur le libre arbitre, p. 321 et suiv.; EMILIO PASCALE (pseudonyme sous lequel se dissimule un magistrat italien), Uso ed abuso della statistica (Rome, 1885).

et ces constatations suffisent, sans engager aucune controverse métaphysique, pour laisser une base suffisante à la responsabilité morale et faire une part légitime à la nécessité et à la liberté. Entre la thèse qui considère le crime comme le fiat absolu de la liberté individuelle et celle qui le considère comme la résultante fatale de l'action simultanée de trois ordres de facteurs naturels, les facteurs anthropologiques (organiques et psychiques), les facteurs physiques (milieu tellurique) et les facteurs sociaux (milieu social), il y a place, je crois, pour une conception moyenne qui laisse à chaque criminel son individualité et sa responsabilité personnelles.

J'exprime, en effet, une vérité banale, en affirmant que le crime n'est pas un acte isolé et spontané de perversité individuelle tout démontre, au contraire, la corrélation de cet acte avec les caractères du délinquant et l'influence, sinon déterminante, du moins prépondérante, du milieu, sur sa production et son développement. S'il suffit, en effet, d'avoir quelques notions élémentaires d'anatomie et de physiologie, pour admettre qu'il existe une certaine harmonie entre la manière d'agir d'un individu et son organisme, il suffit aussi d'observer les faits quotidiens pour savoir que des individus, organisés de la même manière, peuvent agir différemment les uns des autres, s'ils sont soumis à des influences de milieu dissemblables. Dans l'appréciation de la criminalité, comme dans l'appréciation de tout phénomène social, il faut donc considérer deux facteurs : l'individu et le milieu. Mais c'est là un simple procédé d'analyse; en réalité, tous les phénomènes sociaux sont complexes, et les lois qui les régissent ne peuvent être déterminées qu'en observant

5 La négation du libre arbitre et, par conséquent, de la responsabilité morale, est le dogme de l'école positiviste. Il suffit, en effet, de citer ces propositions absolues que l'on trouve sous la plume des partisans de cette école « Le libre arbitre n'est qu'un rêve de métaphysicien » (TOMMASI). « Le libre arbitre est inadmissible d'après l'expérimentation moderne » (PUGLIA). « La vraie science doit renoncer aux idées et aux mots de responsabilité » (BENEDICKT). Au fatalisme antique, on a substitué le déterminisme soit naturel, soit psychologique. Pour l'exposé et la réfutation de ces thèses: Abbé de BROGLIE, Le positivisme et la science expérimentale (Paris, 1890).

distinctement les individus et les masses, en mettant en rapport ces deux termes, et en dégageant, de leur comparaison, certains faits généraux, qui se reproduisent et se répètent avec une apparente régularité et permettent de dégager, au milieu de faits. individuels, certaines lois générales.

Cette double méthode d'observation et de recherche a été appliquée à la criminalité.

6. Si le crime, ainsi qu'on l'a dit, est un «< acte social accompli par l'individu », on a dû étudier le crime, non plus, comme on l'avait fait jusqu'ici, à un point de vue abstrait, mais à un point de vue concret, en examinant directement et physiquement l'homme criminel, l'Uomo delinquente, et en comparant les résultats qu'on obtient ainsi à ceux que fournit l'examen, soit des individus normalement constitués, soit des aliénés. On s'est livré, dans cette direction, et on se livre, tous les jours, à des observations minutieuses; on note les caractères physiques, intellectuels et moraux des délinquants; on étudie leurs habitudes, leurs mœurs, leur langue; on décrit toutes ces choses dans des monographies criminelles, et, en groupant les résultats qu'on obtient ainsi, on arrive à tracer les lignes de démarcation d'une sorte d'anthropologie et de psychologie criminelles, ou de science de l'homme criminel.

D'un autre côté, la statistique a permis de dégager certains facteurs qui produisent le crime, l'entretiennent, le font augmenter ou diminuer. On sait que la statistique a pour objet le groupement méthodique et par masse des faits sociaux qui se prêtent à une évaluation certaine, particulièrement à une évaluation numérique. Il ne faut pas en exagérer la portée : la statistique est, aux sciences sociales, ce que la micrographie est à la physiologie; elle est plutôt une méthode d'observation qu'une science distincte. Mais c'est un admirable sociomètre, qui est appelé à rendre aux criminalistes des services analogues à ceux que le thermomètre rend aux physiciens". En effet, le nombre des crimes, les lieux et les circonstances dans les

6 Cfr. G. TARDE, Positivisme et pénalité (Archives de l'anthropologie criminelle, 1887, t. II, p. 32).

quels ils sont commis, le sexe, l'âge, le degré d'instruction du criminel peuvent, presque toujours, être relevés et catalogués. Groupez ces faits; rapprochez-les d'autres faits, tels que les bonnes ou mauvaises récoltes, le nombre des naissances ou des décès, la consommation de l'alcool, le nombre des faillites, la température, etc., et vous aurez des éléments nombreux et précis qui pourront servir à caractériser, à un moment donné, l'état de la criminalité, envisagée sous ses rapports territoriaux, individuels, politiques, industriels, intellectuels, religieux et économiques".

7 Ces observations sont rendues faciles en France, au point de vue criminel, par «< l'admirable statistique » qui, depuis 1825, est dressée, chaque année, à la chancellerie, sous le titre de « Comptes généraux de l'administration de la justice criminelle ». Ce titre même indique quelle était, en 1826, l'idée restreinte qui présidait à cette publication. On voulait simplement connaître, d'une part, les effets des lois pénales, et, d'autre part, la manière dont se distribuaient, sur le territoire, les infractions à ces lois. La statistique était une œuvre surtout utilisée et utilisable pour régler le fonctionnement de l'organisme judiciaire. Par l'effet de perfectionnements successifs, d'œuvre d'administration judiciaire la statistique est devenue une œuvre de statistique morale. Rien ne semble donc plus facile que de faire un examen de conscience documentaire et de dire, sans illusion comme sans faiblesse, quel a été, depuis trois quarts de siècle, et année par année, l'étiage, en France, de la moralité légale. Et, cependant, c'est surtout au point de vue statistique qu'il est vrai de dire : «< Rien n'est plus menteur qu'un chiffre ». D'une part, l'origine des documents statistiques n'est peutêtre pas suffisamment contrôlée dans les greffes et parquets; et, d'autre part, l'interprétation même des chiffres de la statistique ressemble, suivant les expressions d'Holtzendorf, « à la lecture de ces langues sémitiques dans lesquelles il faut suppléer les voyelles ». C'est ainsi que sur la question principale: la criminalité a-t-elle augmenté en France depuis 1826? on trouverait des réponses contradictoires. Quoi qu'il en soit de ces réflexions, en dehors des comptes annuels, il a paru, en France, trois rapports d'ensemble: l'un, en 1852, et embrassant une période de vingt-cinq années, de 1826 à 1850; l'autre, publié en 1862, et comprenant une période de dix ans, de 1851 à 1861; le dernier, enfin, en 1880, qui n'est pas une simple continuation de ses deux aînés, mais qui embrasse toute la période de la statistique criminelle officielle, de 1826 à 1880. Comp. Paul ROBIQUET, La criminalité en France de 1826 à 1880 (L'Économiste français, 1882, t. II, p. 703); G. TARDE, La statistique criminelle du dernier demi-siecle (Rev. philos. de la France, 1883). - En Allemagne, par décision du 5 décembre 1881, le Con

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7. De ces recherches, est née la sociologie criminelle, dont les trois objets distincts sont :

1° L'étude du monde de la criminalité dans son état actuel, aussi bien que dans son histoire;

2o La recherche des causes qui produisent le crime;

3° L'indication et l'organisation des moyens de le combattre 8.

Tel est le vaste programme de la nouvelle science. Doit-elle absorber le droit pénal? Doit-elle prendre place à côté de lui? Il y a, sur ce point, un antagonisme profond entre deux écoles opposées. La première, qui représente plus particulièrement l'esprit classique, rejette, à priori, comme de vaines illusions, toutes les conclusions de la sociologie criminelle. La seconde,

seil fédéral a institué une statistique criminelle de l'Empire (Reichskriminalstatistik). Voici sur quelles bases elle est établie. Tout jugement, toute ordonnance pénale, prononcés pour crime ou délit contre les lois de l'Empire, sont inscrits, dès que la sentence a acquis force de chose jugée, sur une carte de statistique (Zæhlkarte). Ces cartes sont réunies par les soins du ministère public près le tribunal régional (Landgericht), classées et envoyées par ce même fonctionnaire, tous les trimestres, à Berlin, au bureau impérial de la statistique, où s'opère la concentration de ces documents. Chaque carte contient les mentions suivantes. — SUR LE RECTO: 1o les nom et prénoms de l'accusé; 2o la date de sa naissance (jour, mois et an); 3o sa résidence; 4° son lieu d'origine, s'il est étranger; 5o sa religion; 6o son état civil (marié, célibataire, etc.); 7° sa situation, sa profession, etc. SUR LE VERSO 8o la nature, le lieu et l'époque de l'infraction; 9° le verdict prononcé condamnation, arrêt de la procédure, acquittement, nature et durée de la peine prononcée; 10° les condamnations antérieures. — Cfr. von Liszt, De la répartition géographique des crimes et des délits dans l'Empire allemand (Archives de l'anthropologie criminelle, 1886, t. 1, p. 98 à 119). La plupart des pays étrangers publient également des documents officiels sur la marche de la criminalité. La statistique criminelle italienne n'est établie, d'une manière régulière, que depuis 1871-1872. Voy. BOURNET, De la criminalité, p. 11.

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8 LISZT (Lehrbuch des deutschen Strafrechts) définit la sociologie criminelle : « L'ensemble systématique des règles d'après lesquelles la lutte de l'ordre juridique sera ou devra être entreprise contre le crime par la peine et au moyen des institutions complémentaires qui s'y rattachent, règles fondées sur la recherche scientifique des crimes et délits dans ses manifestations et dans ses causes et de la peine dans ses applications et ses effets ».

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