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Mais la disproportion entre l'accroissement de la récidive. et l'accroissement de la criminalité paraît être, au contraire, un symptôme rassurant de notre état social. Est-ce que la moralité d'un peuple n'a pas tout à gagner, en effet, à voir le virus criminel se concentrer dans un cercle de plus en plus restreint de malfaiteurs endurcis, plutôt qu'à le voir se épandre et se diluer, chaque jour, davantage, sur un nombre de plus en plus grand de délinquants d'occasion? Que prouve, en somme, au point de vue social, le double mouvement de la criminalité et de la récidive? Tandis que la classe des habitués du crime se multiplie et prospère, tandis qu'elle s'organise en sociétés parallèles à la société régulière, le délit se retire, lentement, mais sûrement, du reste de la population. Ne maudissons donc pas la civilisation. Si elle concentre et attise le foyer de la criminalité permanente, si elle fait plus dure l'existence de ceux qui refusent de se soumettre à ses conditions de travail et d'efforts, si elle rend plus douloureux le contraste éternel entre le luxe et la misère, elle élève aussi le niveau de la moralité générale, elle fait comprendre à un plus grand nombre que la vie est un bien, la propriété, un droit, la légalité, une habitude, le calme, un état naturel. Les progrès de la civilisation donnent, par conséquent, à la criminalité, une double impulsion et une double allure: tandis qu'ils diminuent le crime-accident, ils multiplient le crime-habitude. Et il ne faut pas être surpris, dès lors, que les pays les plus civilisés soient précisément ceux où la récidive est la plus forte. La France, la Belgique, l'Angleterre ont une singulière avance, à ce point de vue, sur l'Autriche et l'Italie, par exemple; et, dans ce dernier pays, les contrées septentrionales contiennent une proportion. plus élevée de récidivistes que les contrées méridionales.

18. Quelles conclusions faut-il tirer de ce double enseignement de la statistique? La réforme de notre système pénal et pénitentiaire, réalisée par la séparation du régime des condamnés primaires et de celui des récidivistes, tel est le but vers lequel il faut aiguiller notre législation. Parmi les criminels, il y a ceux qui ne devraient pas entrer en prison et il y a ceux qui ne devraient pas en sortir. Pour les premiers, un ensemble

d'institutions plus correctionnelles que répressives, destinées à les moraliser et à les reclasser; pour les seconds, des mesures exclusives, éliminant du milieu social des individus que leurs antécédents démontrent incapables d'y vivre. Dans les sociétés antiques, il existait deux procédés d'élimination, placés sur la même ligne, parce qu'ils avaient le même effet la mort et l'exil. On les retrouve dans les sociétés modernes, mais transformés et humanisés. C'est la mort, dégagée des supplices atroces, qui, autrefois, l'aggravaient et l'exaspéraient, ne consistant plus, suivant les belles expressions des législateurs de 1791, que « dans la simple privation de la vie ». C'est la transportation dans les colonies lointaines, où les conditions de l'existence étant différentes, les chances d'adaptation seront plus grandes. Nous revenons ainsi, comme conclusion de ces idées générales sur la sociologie criminelle, à l'organisation de la pénalité dans sa double fonction d'adaptation et d'élimination, suivant qu'il s'agit de condamnés réductibles ou de condamnés irréductibles. Mais ce n'est pas un signalement anthropologique qui pourra permettre au législateur et au juge d'adapter, dans chaque cas, la répression à son but. Le diagnostic de la criminalité d'habitude. ne peut être puisé que dans l'état de récidive. C'est donc à prévenir et à réprimer la récidive qu'il faut surtout travailler. Dans cette lutte, le droit pénal fournit, par l'organisation de son système d'incrimination et de pénalité, les procédés indispensables. Tel est son terrain d'action.

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19. Déterminer les infractions et les caractériser; établir un système de peines; organiser des juridictions; régler la procédure, tel est l'objet du droit criminel. A ces divers points de vue, quelles sont les questions qui se posent en législation? Comment ces questions ont-elles été résolues par la

nôtre? C'est un simple programme que nous voulons tracer. 20. I. La société ne punit ni les pensées, ni même les résolutions de commettre des actes qu'elle juge délictueux; elle ne peut punir que ces actes, lorsqu'ils sont consommés, manqués ou simplement tentés. L'infraction de la loi pénale ne correspond donc pas au péché de la loi théologique : le péché est «< une désobéissance à la loi de Dieu », et Dieu peut tenir compte des pensées même les plus intimes; l'infraction est une désobéissance à certains préceptes des lois sociales, et les lois sociales ne doivent s'occuper que des relations des hommes entre eux; elles n'ont point d'empire sur la volonté, qui ne s'est pas manifestée par un acte.

Une action ou une inaction, pour être punissable, doit avoir été prohibée ou ordonnée à l'avance par la loi, sous menace de châtiment, car la sanction pénale étant réservée à l'État, il est nécessaire qu'une loi vienne proclamer ce qui, au point de vue social, est permis ou défendu. L'existence d'un droit pénal positif est la conséquence de cette idée, aujourd'hui universellement admise par les peuples civilisés.

Quelle est la notion sociologique de l'infraction? Le législateur ne la crée pas; il ne fait que rassembler et étiqueter un certain nombre d'actions ou d'inactions qu'il qualifie de délictueuses. Il en est de deux espèces : 1° les délits de police ou contraventions; 2o les délits naturels, ou délits proprement dits. Mais, dans tous les cas, il s'agit d'actions ou d'inactions qui portent atteinte à l'ordre social, tel qu'il est compris dans un état donné de civilisation. Il ne faut donc pas se demander si tout ce qui est délit pour notre temps et notre société a eu toujours et partout le même caractère, et, à l'inverse, si ce qui a été délit, à une certaine époque et dans telle société, est aujourd'hui considéré comme délictueux. La question serait naïve à force d'être oiseuse. Il faut se demander si, parmi les délits de nos lois contemporaines, il s'en trouve qui, en tous temps ou en tous lieux, ont été considérés comme punissables. Même, ainsi restreinte, la question est insoluble, car les idées de moralité ou d'immoralité sociale sont absolument variables, et, même en substituant, comme on l'a proposé, à l'analyse des actes celle des sentiments, il paraît

impossible de tracer les limites du délit naturel1. Ce qu'on peut affirmer de plus net, c'est que le délit a toujours été une action ou une inaction contraire à l'idéal de la majorité, et de nature à perturber gravement l'ordre social établi. La notion du délit juridique est donc la seule qu'il importe d'examiner2.

Or, dans tout délit, on retrouve des éléments communs, au nombre de quatre, dont la juridiction compétente doit affirmer l'existence, pour pouvoir conclure à la culpabilité du prévenu :

Un élément légal. La juridiction doit d'abord constater que tel fait est puni par telle loi; mais, sur quel temps, en quels lieux, sur quelles personnes, cette loi pénale exerce-t-elle son empire?

Un élément matériel.

La juridiction doit affirmer que le prévenu est l'auteur de tel acte; mais à quel degré de réalisation doit être arrivé l'acte délictueux pour être punissable? Est-il nécessaire qu'il soit consommé? ne suffit-il pas qu'il soit tenté, ou même résolu?

Un élément moral. La juridiction doit affirmer que le prévenu est responsable de cet acte, et la responsabilité suppose, chez celui-ci, l'exercice de l'intelligence et de la volonté. Tous faits qui suppriment ces facultés ont un résultat commun ils

1

§ III. Voy. sur le délit naturel: GAROFALO, La criminologie, p. 11 à 66. L'auteur, pour déterminer l'idée sociologique du délit naturel, substitue l'analyse des sentiments à celle des actes. Le délit serait une action nuisible, qui viole les deux sentiments élémentaires de pitié ou de probité. L'auteur en conclut que le criminel «< ne pourra être qu'un homme chez qui il y a absence, éclipse ou faiblesse de l'un ou de l'autre de ces sentiments ».

2 Mais, en se plaçant à ce point de vue, il faut remarquer que la notion même du délit ne change pas, puisqu'il s'agit d'une notion adaptée à un état donné de civilisation. Quant aux causes qui poussent certains individus à enfreindre les lois de l'ordre social, elles sont partout et toujours essentiellement les mêmes. Il n'existe pas d'individus qui puissent vivre en dehors d'un ordre social quelconque. Celui qui est incapable de respecter les lois de la morale sociale, les enfreindra tôt ou tard, quelle que soit la société dans laquelle il est appelé à vivre. Il semble donc légitime de conclure, tant au point de vue anthropologique qu'au point de vue psychologique, que ce sont toujours les mêmes individus qui, en tous temps et en tous lieux, sont amenés, par leur organisation, à enfreindre les lois pénales. C'est dans cette mesure qu'on peut parler de classes criminelles.

excluent la culpabilité. Le plus souvent même, l'intention délictueuse, qui suppose la volonté, mais qui est quelque chose de plus que la volonté, s'ajoute à ces conditions générales, comme un élément essentiel de la culpabilité pénale.

Un élément injuste, dans le sens de l'expression latine « injuria». Le fait peut avoir été exécuté dans des circonstances particulières et exceptionnelles qui le rendent légitime, bien qu'il rentre dans la définition légale de l'infraction, et qu'il ait été commis avec discernement et liberté c'est ce qui a lieu lorsque l'auteur avait le droit ou le devoir de l'accomplir. L'existence d'une de ces circonstances exceptionnelles, telles que la légitime défense, doit entraîner la justification du pré

venu.

Ces divers éléments se rattachent ainsi : 1° à la matérialité de l'action ou de l'inaction imputable; 2° à la culpabilité de l'auteur de cette action ou de cette inaction. De là l'usage de comprendre les éléments de la première catégorie sous le nom d'éléments matériels; ceux de la seconde, sous le nom d'éléments moraux du délit. Étudier les premiers, c'est étudier le délit; étudier les seconds, c'est étudier le délinquant.

Les infractions doivent être classées, d'après leur nature même, en contraventions et délits. 1° Les contraventions rentrent dans le domaine de la police ou de l'art du bon gouvernement. Ce sont des mesures de prévention directe, sanctionnées par des pénalités en cas d'infraction. Quel est, en effet, le but véritable et immédiat de cet ensemble de précautions d'ordre public et administratif qui tendent à assurer le bon gouvernement des différentes sphères de l'activité sociale, et qui comprennent toutes les dispositions n'ayant pas pour objet de régler les rapports juridiques des citoyens entre eux ou des citoyens avec l'État? Leur but, c'est d'établir un ordre convenable dans ces différentes sphères d'activité, et c'est seulement par mesure de précaution qu'une peine sanctionne la violation de certaines. de ces prescriptions. Le contrevenant n'est pas un malfaiteur : c'est un négligent, un imprudent. 2° Les délits appartiennent, au contraire, au domaine de la répression. Il s'agit de faits qui troublent gravement les rapports des citoyens entre eux ou

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