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pour nous garantir du préjudice qui nous est causé; l'incendie est un fait qui n'intéresse pas seulement la conservation de notre propriété, mais la conservation de la propriété de tous; une société, dans laquelle ce fait ne serait pas énergiquement réprimé, tomberait en dissolution. Le pouvoir social intervient donc, dans l'intérêt, non seulement d'un propriétaire, mais de tous les propriétaires, pour infliger une peine à l'agent coupable de ce fait. Ainsi, le dommage que produit l'action incriminée par la loi pénale, est un dommage social, c'est-à-dire tel qu'on n'ait pas d'autre moyen que de le punir, pour pourvoir à la défense de l'ordre extérieur. Si le dommage est restreint à l'individu, ou réparable par un moyen direct, le législateur excéderait ses pouvoirs en déclarant délit pénal, l'acte qui en a été la cause. C'est dire qu'il ne doit pas punir tout acte dommageable, mais seulement tout acte qui cause un dommage social.

Cette double observation élimine, du domaine de la répression, trois catégories de faits répréhensibles: 1° ceux qui ne relèvent que de la conscience et de la religion; 2° ceux que l'État peut prévenir par des moyens moins coercitifs que la peine; 3° ceux pour lesquels la justice civile donne une réparation suffisante.

32. La distinction des lésions de droit, des « injustices » qui sont ou ne sont pas punissables, ne semble pas s'être dégagée immédiatement à l'origine des sociétés. Le sentiment de la justice brutale, tel que nous le rencontrons encore aujourd'hui chez l'homme du peuple, répugne à cette analyse, qui est le fait d'une civilisation avancée; il voit volontiers, dans toute violation de droit, un délit, et il réclame, par conséquent, non seulement le redressement du tort qui lui est causé, mais l'application d'une peine à celui qui en est l'auteur. Le droit civil emprunte alors au droit pénal sa sanction. C'est ce sentiment brutal que nous trouvons consacré par des législations barbares, qui font, de presque toutes les lésions de droit, des délits, réprimés par une peine privée, qui joue le double rôle de nos dommages-intérêts et de nos amendes. D'un autre côté, dans le commencement de leur évolution, le droit pénal et le droit civil, sont identiques. Nés de la nécessité de protéger le droit, ils se

confondent d'abord, pour se coordonner ensuite. Mais la séparation absolue du droit privé et du droit pénal, c'est-à-dire de la justice réparative et de la justice pénale, est, dans les législations modernes, le terme d'une évolution qui se poursuit depuis bien des siècles.

L'emploi des deux premiers procédés pour sanctionner le droit, la mise en œuvre de la «justice indemnisante », est certainement légitime de la part du pouvoir social; personne n'a jamais songé à contester la régularité de son intervention, quand il fait exécuter le droit ou qu'il fait réparer le préjudice résultant de sa violation. Mais l'emploi du troisième procédé, l'application d'une peine à l'auteur d'une lésion de droit, est-il également légitime? La « justice punissante » est-elle une création artificielle de la société? En un mòt, ce fait, répété depuis tant de siècles, contemporain de la naissance des sociétés primitives, en vertu duquel un individu est privé, par ses semblables, de son patrimoine, de sa liberté, de sa vie, de ses droits les plus sacrés, est-il un abus de la force sociale ou l'exercice d'un droit social?

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33. Double problème.

-34. Le droit de punir. 35. Fondement du droit de punir. Divers systèmes. 36. Theories contractuelles. 37. Théories utilitaires. 38. Théories morales. - 39. Théories éclectiques. - 40. Conclusions. Les divers points de vue, isolés, sont incomplets.

33. Deux problèmes se posent, en effet, au seuil du droit pénal la société a-t-elle le droit de punir? et si elle a ce droit, quel en est le fondement? Ces deux problèmes ont été souvent confondus, ils sont cependant bien distincts.

34. Le premier n'a pas la même importance que le second. Tout le monde est d'accord pour reconnaître à la société le droit

9 Cette évolution n'est-elle pas excessive? Sur cette question, on consultera IHERING, Le combat pour le droit (trad. de MEYDIEU, 1875, Paris et Vienne), p. 45.

de réprimer certains actes qui nuisent à son existence et à sa conservation. On a pu contester la responsabilité individuelle da criminel', mais personne n'a contesté sa responsabilité sociale. A toute époque, la société a exercé le magistère pénal; c'est une preuve suffisante que ce magistère est une fonction essentielle de son organisme, c'est-à-dire de la nature humaine elle-même.

35. Mais tout en reconnaissant le droit de la société, on n'est guère d'accord pour en déterminer le fondement. Cette seconde question est cependant essentielle à résoudre, car, seule, elle permettra d'assigner leur véritable but aux incriminations et aux peines, de dire quelles sont les conditions et les limites qui s'imposent au pouvoir social quand il punit, enfin,

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§ VI. Ceux qui ne voient dans le criminel qu'un anormal, un malade ou un fou contestent, par cela même, sa responsabilité individuelle ou morale. Est-ce à dire qu'ils contestent le droit social de punir? Nullement pour eux, ce droit a un fondement tout autre : la loi naturelle de la lutte pour l'existence à laquelle la société humaine, comme tout ce qui vit, ne saurait se soustraire; sa justification, c'est l'acte d'agression volontaire émanant du criminel; sa sanction, c'est le pouvoir que possède le plus fort d'imposer sa loi au plus faible. Il n'y a, a-t-on dit, aucune loi morale à appliquer aux criminels, seulement il y a des lois sociales fondées sur la nécessité. Je n'examine pas, pour le moment, ces opinions. Qu'il me suffise de remarquer qu'elles ne vout pas jusqu'à la négation du droit social de punir. Ce qu'elles nient, c'est la responsabilité individuelle elle-même, comme fondement de la responsabilité sociale.

2 Émile DE GIRARDIN, dans son livre intéressant, quoique paradoxal, intitulé: « Du droit de punir », est un de ceux qui ont contesté le droit social de punir. Il nie d'abord la légitimité de ce droit, en procédant d'une manière négative, c'est-à-dire en faisant table rase de tous les systèmes qui ont été essayés pour le soutenir. Mais il ajoute immédiatement qu'il admettrait la peine si elle était utile. Ce qu'il nie, c'est son utilité, en contestant son efficacité; et son inefficacité, dit-il, est prouvée par la récidive. Mais c'est un pur sophisme: la question est de savoir et elle paraît résolue par son énoncé même, si la suppression des peines n'augmenterait pas les crimes. Schopenhauer, avec les déterministes, n'explique même la peine, dans son Essai sur le libre arbitre (p. 201), qu'en disant : « La menace de la peine « a pour but d'être un motif contraire destiné à contre-balancer dans l'esprit «de l'homme la séduction du mal ». Voy. CARO, Les problèmes de morale sociale 2e éd. 1887), p. 96 et suiv.

quelles sont les qualités que l'on doit rechercher dans un système pénal.

Je ne puis ni ne veux discuter toutes les théories qui ont été produites sur le droit de punir3. Bien qu'innombrables, elles se ramènent à quatre groupes principaux : 1o celui qui ne voit, dans le droit de punir, qu'une simple fonction défensive de la société (groupe des théories utilitaires ou objectives); 2° celui qui y voit la rétribution juridique de la faute par le châtiment (groupe des théories morales ou subjectives); 3° celui qui y voit la sanction d'un contrat tacite sur lequel seraient basés les rapports sociaux (groupe des théories contractuelles ou juridiques); 4° celui qui appuie le droit de punir sur la combinaison d'un double élément : la justice absolue, qui légitime la répression en la basant sur la responsabilité morale de l'homme, et la nécessité de maintenir le bon ordre dans la société, nécessité qui est la base de la responsabilité de l'individu vis-à-vis de ses semblables (groupe des théories mixtes ou éclectiques)*.

Au fond de toutes les théories se trouvent une explication de la nature de la pénalité et une justification du droit de punir. C'est toujours à ce double point de vue qu'il faut en examiner la valeur. Deux méthodes peuvent être employées pour résoudre ces problèmes la méthode inductive et la méthode déductive. Il faut les combiner et non les exclure. Sans doute, dans les sciences sociales comme dans les sciences naturelles, l'expérimentation est le point de départ de toute recherche et le point d'appui de toute vérité. Mais il n'est pas contradictoire d'accepter comme des faits et comme le résultat d'expériences successives, les idées abstraites de liberté, de responsabilité et de justice qui servent actuellement de base au droit de punir. Du reste, comme l'a dit Herbert Spencer, «< il se forme toujours

3 Les philosophes de l'antiquité se sont préoccupés du problème moral plus que du problème social, du droit de punir plus que du droit social de punir. Conf. SALERI, Delle cagioni che retardarono la filosofia del diritto penale e delle cagioni che le fuero sergere negli ultimi tempi (Milan, 1884).

C'est, au fond, la célèbre distinction, d'origine allemande, des théories relatives systèmes contractuels et utilitaires, des théories absolues (systèmes moraux ou subjectifs, des théories mixtes (systèmes éclectiques).

parmi les hommes une théorie conforme à leur pratique ». Aussi, les divers systèmes théoriques se sont successivement développés parallèlement aux faits dont ils donnaient, à la fois, l'explication et la justification. A la vengeance individuelle qui, dans les sociétés primitives, sert de frein à l'activité malfaisante, se substituent la notion de la vengeance divine et le principe de l'expiation qui en est l'origine. Et tandis que la conception religieuse du délit se transforme dans la notion du mérite et du démérite et de la sanction, l'idée de vindicte, d'individuelle devenue sociale, s'épure dans la théorie de l'utilité générale et de la défense juridique ou sociale.

36. Systèmes contractuels. Les systèmes contractuels, qui font dériver le droit de punir d'une convention sociale, ont inspiré la réforme pénale de la fin du xvII° siècle. Développés ou soutenus par Hobbes, Grotius, Jean-Jacques Rousseau, Beccaria, Fichte, etc., ils se présentent sous trois formes principales: a) Dans la première, le droit de punir serait le droit de défense qui appartient à l'individu et qu'il aurait cédé au pouvoir en entrant dans la société. b) Dans la seconde, tout individu possédant, en l'état de nature, le droit d'infliger une peine, aurait transmis ce droit au pouvoir en consentant à vivre en société. c) Dans la troisième, les hommes, comprenant qu'ils ne pouvaient vivre sans lois, et que toute loi devait être sanctionnée, auraient donné au pouvoir, en entrant dans les liens du pacte social, le droit de les punir, s'ils violaient les lois de l'association.

Ces systèmes, qui reposent sur la supposition d'un prétendu contrat social, dont on ne trouve aucune trace dans les traditions des peuples, sont, par cela même, en dehors de la vérité historique. Mais démontrer seulement, comme le font beaucoup de publicistes, que le contrat social n'est pas l'origine historique de la société et du droit de punir qui lui appartient, ce n'est point prouver qu'il n'en est pas la forme la plus juste. Il est donc nécessaire d'établir rationnellement et directement l'erreur des systèmes qui font reposer ce droit sur une convention'.

Comp., FOUILLÉE, La science sociale contemporaine, p. 4 et suiv. Dans

R. G. · Tome I.

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