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ment expliquer que les barbaries du vice-roi d'Egypte déshonorent le dix-neuvième siècle, quand on songe que Méhémet-Ali n'existe que par la France et l'Angleterre; qu'il est tout par elles, rien sans elles, et qu'il leur suffirait de vouloir ensemble l'extinction de ses commerces sacriléges pour être obéies à l'instant! Les gouvernements d'Europe tarderont-ils longtemps encore à regarder comme un devoir de mettre un terme aux épouvantables expéditions dont les conquêtes africaines du grandpacha sont le théâtre, à l'infâme industrie dont Syout est la métropole ! Leur force morale et effective peut obtenir cette victoire sans violence. Ici du moins aucun de ces intérêts majeurs que l'égoïsme fait valoir pour défendre l'esclavage des Antilles ne saurait être opposé aux intérêts de l'humanité. Nulle existence pécuniaire n'est établie sur les chasses aux nègres du Sennaar et du Kordofan; nulle fortune respectable ne s'attache à la fabrication des eunuques : ils ne servent qu'une stupide erreur de la vanité des hommes, ils ne représentent plus qu'un reste honteux du mépris que l'antiquité eut le malheur de faire peser sur les femmes.

Le sultan de Constantinople, que l'on voit animé des plus nobles ambitions, aurait ici un grand rôle à jouer. Déjà signalé à la civilisation par des réformes qui font autant d'honneur à son âme qu'à son intelligence, ne voudra-t-il pas se faire un nom immortel en réformant les eunuques de son sérail? Qu'a-t-il besoin, lui auquel tout le monde reconnaît un ardent amour du bien, lui potentat jeune, plein de douceur, aimé du peuple, qu'a-t-il besoin d'emprisonner ses femmes? Abdul-Medjid s'est montré jusqu'à ce jour l'un des hommes les plus avancés de la Turquie; il a porté sur le trône une bonté rare à trouver même loin du trône; il serait digne de lui de donner un exemple que ne manquerait pas de suivre bientôt tout l'empire du croissant. Puisse le cri de miséricorde que nous poussons vers lui parvenir jusqu'à ses oreilles ! Qu'il y songe. C'est à la plus belle des gloires que nous le convions. Le sultan qui supprimera les eunuques prendra place parmi les bienfaiteurs de l'humanité!

CHAPITRE X.

De la nationalité arabe ou égyptienne.

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arabe.

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Les arnaoutes.

L'idée d'une nationalité arabe, attribuée à Méhémet-Ali, est un mensonge politique pour tromper l'Europe. Méhémet-Ali est resté Turc. Il se considère en Egypte comme en pays conquis. Il n'a jamais porté le costume égyptien, et ne veut pas même parler Petit nombre des fellahs envoyés en Europe pour s'instruire. -Les Egyptiens toujours éloignés des fonctions supérieures. Méhémet ne pouvait faire tout sans eux, mais il les tient à distance. Ils ne peuvent dépasser le grade de colonel. Le vice-roi gouverne

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Il n'a fait d'em-
Le fellah reste

Jamais un d'eux n'est parvenu à la dignité de pacha. avec des Turcs et des chrétiens. Ses innovations, sans résultats. prunts à la civilisation que dans son intérêt exclusivement personnel. écrasé sous les mêmes vexations que par le passé. Méhémet-Ali a fait tout ce qu'il a voulu d'un peuple façonné depuis des siècles à une obéissance servile. Il avait table rase, Aujourd'hui que la paix est profonde et irrévocable, il détruit les institutions créées pour la guerre, et d'où pourrait maintenant sortir le progrès. Les Egyptiens instruits en Europe sont découragés et abandonnés. Etat d'avilissement où est tombée la population. L'Egypte est un pays où un huitième de la population bat les sept autres huitièmes. Les Européens eux-mêmes ont aussi le bâton toujours levé sur les malheureux fellahs. Théorie de la bastonnade. Les Egyptiens ont prouvé qu'ils étaient plus sensibles à la justice qu'au bâton. La masse de la nation n'a point avancé d'un pas au delà de ce qu'elle était sous les mameloucks.

Les hommes dévoués à Méhémet-Ali ne pouvant nier tous ses mauvais actes, ne pouvant dissimuler l'emploi habituel qu'il fait de la violence, ont eu le courage de vouloir l'en justifier: « Les <«< Arabes, disent-ils, n'avaient ni assez d'esprit de nationalité, << ni une intelligence suffisante des destinées de l'Egypte pour << se plier volontiers et librement sous la main qui les façonnait. « D'ailleurs, ils ne connaissaient et n'estimaient d'autre lan<< gage de la part du pouvoir que celui de la force. Méhémet-Ali << fut donc dès le principe obligé d'employer la violence pour «<les faire concourir à ses desseins. »

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A priori, ce raisonnement nous paraît aussi détestable que dangereux, il donne un bill d'indemnité à toutes les tyrannies. Le bien, d'ailleurs, ne peut jamais être produit par de tels moyens; ils irritent, ils exaspèrent les populations et leur ferment les portes de la raison. A posteriori, il n'est pas exact de dire que le grand - pacha ait cherché à créer une nationalité égyptienne il n'y a jamais pensé et n'y pensera jamais. Ce mensonge politique n'a servi qu'à tromper l'Europe. Il est impossible de constater la moindre tentative de sa part pour faire sortir l'Egypte de la barbarie, pour la façonner à autre chose qu'à un joug honteux, pour relever et cultiver son intelligence obscurcie, pour créer son bien-être. Méhémet-Ali est un Turc, il est toujours resté Turc, il n'a jamais songé une seconde à devenir Egyptien. Il considère l'Egypte comme pays conquis, il traite le peuple égyptien en peuple vaincu, et il veut qu'il reste dans la condition de peuple vaincu. Le ferdeh ou impôt personnel qu'il a établi n'atteint uniquement que les Egyptiens; les Turcs en sont exempts; c'est un signe de servitude analogue à la capitation que les rayas payaient en Turquie avant la constitution de Gull-hané. Le Turc ici, de quelque basse extraction qu'il puisse être, se trouve revêtu d'un caractère aristocratique; membre de la race conquérante, il reste toujours à part, toujours au-dessus des gens du pays. On bâtonne tout indigène sans hésiter, on ne bâtonne pas le Turc le plus obscur sans y regarder beaucoup. On pend les Egyptiens; mais, pour les osmanlis, on leur tranche la tête.

Le vice-roi est si peu devenu Egyptien, qu'il ne porte pas le costume du pays, sauf l'uniforme de l'armée; il est toujours vêtu à la turque, et il méprise ses sujets au point qu'il n'a jamais voulu, depuis quarante ans qu'il les gouverne, parler leur langue; bien qu'il comprenne l'arabe, il est censé ne pas le savoir et ne daigne jamais en prononcer un mot; il se sert toujours d'un interprète turc lorsqu'il s'entretient avec un indigène.

En parcourant les bords du Nil, on voit dans les villes et les principaux villages des hommes à longues moustaches, à face de brigands, dont la figure audacieuse porte tous les traits de la

débauche et des plus mauvaises passions; dont la ceinture, garnie de trois ou quatre pistolets chargés et d'autant de poignards. est un véritable arsenal: ce sont des arnaoutes, troupe irrégulière composée de 3,000 hommes. Ces gens de sac et de corde, toujours tirés de l'Albanie, sans attache, sans relation dans le pays, pleins du mépris turc pour les Égyptiens, forment une sorte d'aristocratie militaire. Une bonne solde, le droit tacite de voler et d'opprimer la population, garantissent leur dévoùment capable de tout. Répandus par petits détachements, soidisant pour maintenir l'ordre, leurs violences effrénées portent le trouble partout où il séjournent. Quand des plaintes trop vives s'élèvent contre une de leurs compagnies, Méhémet-Ali l'envoie en garnison dans le Sennaar, où le climat la dévore, mais il en reforme bien vite une autre, et ne réprime jamais autrement leurs excès. Ses défenseurs les plus ardents ne peuvent le justifier de conserver cette horrible bande à laquelle il est impossible d'assigner d'autre fonction que celle d'entretenir la ter

reur.

Comment, de bonne foi, prêter d'autres sentiments que des sentiments d'hostilité contre la nation à l'homme qui emploie une pareille force publique après avoir dépensé des millions pour organiser une armée régulière!

On a beaucoup parlé des élèves que Méhémet-Ali a envoyés s'instruire en Europe; leur présence dans nos écoles n'a pas été une des moindres causes de sa célébrité, mais il ne faut pas perdre de vue que, sur ces quatre-vingts ou cent jeunes gens (leur nombre ne va pas au delà), plus de la moitié étaient des Turcs ou des Arméniens, c'est-à-dire des membres de la race conquérante ou d'une caste ennemie des fellahs.

Méhémet-Ali a été forcé d'employer des Egyptiens: il lui eût été impossible de remplir tous les services sans eux, mais il les a toujours tenus éloignés des fonctions supérieures. Un jour, par caprice, il y a de cela douze ou quinze ans, il en a fait quelques-uns gouverneurs de département; mais il ne leur a donné aucune aide morale, il les a laissé bafouer par ses Turcs, que les autres, craignant de lui déplaire et un peu étourdis d'ailleurs de

leur grandeur nouvelle, n'ont pas toujours osé punir. Là-dessus on s'est empressé de les remplacer par des osmanlis, en proclamant qu'un fellah était incapable de commander. L'expérience, en vérité, ne semblait faite que pour abaisser davantage la race indigène. La vérité est qu'ils ne peuvent, quel que soit leur mérite, dépasser le grade de lieutenant-colonel; on n'en cite qu'un seul qui ait été colonel (toute fonction civile est assimilée, comme en Russie, à un grade militaire). Jamais un d'eux n'est parvenu à la dignité de pacha. Méhémet-Ali gouverne avec des Turcs et même avec des Arméniens ou des Coptes (des rayas, des chrétiens!); il leur confie exclusivement les hauts emplois. Il a eu et il a des ministres arméniens, mais jamais un indigène n'a été revêtu de cette charge suprême; enfin, les affaires dans l'administration, les commandements même à l'armée, se font en langue turque, en Egypte où il n'y a que les osmanlis qui la parlent.

Il est réellement impossible d'excuser par la raison du bien poursuivi les violences que le vice-roi a exercées contre la nation égyptienne. On n'y voit que l'intérêt de sa chose privée. Après s'être créé une position, il ne recula devant aucun moyen pour la conserver.

Les emprunts qu'il a su hardiment faire à l'Europe lui ont donné un prestige de générosité; mais si l'on examine d'un œil attentif toutes ses innovations, on verra qu'elles ont exclusivement pour but son propre salut et non point la civilisation de l'Egypte. Ses meilleures créations ne sont en résumé que des armes dont il avait besoin pour être en état de résister à son suzerain, et qu'il brise une à une depuis qu'elles sont devenues inutiles dans ce sens. Les écoles devaient lui fournir des officiers instruits, des ingénieurs, des médecins; l'arsenal, une flotte; les fabriques, des toiles, des draps et des tarbouchs pour la marine et les soldats. Rien n'a tourné au profit du pays, parce que rien ne tendait à son amélioration matérielle et morale. M. Clot, dont le livre est consacré à célébrer les louanges de Méhémet-Ali, est forcé par l'inflexible logique des faits, toujours si impérieuse pour le bon sens de notre nation, M. Clot, dis-je, est forcé quel

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